Au Bénin, le marché noir du pétrole et la lutte pour survivre

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Pionnier de la démocratie en Afrique, le Bénin est en campagne pour l’élection présidentielle le 28 février prochain. Mais, si l’alternance est une tradition dans ce petit pays frontalier du Nigeria, l’économie s’affranchit des règles et repose sur un trafic d’essence à grande échelle – symptôme d’un État fragilisé.

Irradiant une lumière verte fluorescente, des bonbonnes de verre émergent de la nuit au bord des routes de Cotonou et de Porto Novo, les deux plus grandes villes du Bénin. Des néons posés sur des tables en bois signalent les points de vente du kpayo, cette essence de contrebande en provenance du Nigeria voisin.

En goun-gbé, l’une des langues nationales, kpayo signifie « ersatz ». Seul espoir de gagner un peu d’argent pour des milliers de citadins, ce carburant franchit illégalement les 770 kilomètres de frontière poreuse que le Bénin, petit pays de 10 millions de personnes, partage sur son flanc est avec le Nigeria, géant de l’Afrique de l’Ouest aux 177 millions d’habitants.

Achille et Marcel, deux frères de 21 et 17 ans, s’activent autour de leur étal au bord d’un boulevard, près du marché de Dantokpa, le plus grand de Cotonou. À l’aide de tuyaux d’arrosage et d’entonnoirs en plastique, ils transvasent l’essence avec précaution, respirant sans masque les vapeurs nocives. Lentement, le liquide cuivré s’écoule des bidons jaunes dans des bonbonnes en verre ou des bouteilles d’alcool recyclées.

L’aîné a renoncé à faire des études après son baccalauréat. Son cadet, encore lycéen, le rejoint le soir après avoir fait ses devoirs. Leur mère, infirmière, élève seule ses quatre enfants. « Il faut aider la famille, et les diplômes ne servent à rien, » explique Achille. « Ici, sans piston, on ne trouve pas de travail. »

Leur commerce leur permet de vendre entre 1000 et 1500 litres par semaine, pour un bénéfice de 165 à 220 dollars par mois. Bien mieux que le salaire minimum d’un fonctionnaire, qui plafonne à 65 dollars mensuels. Comme les autres revendeurs de kpayo, estimés à 200.000, les deux frères assument les risques du métier.

Premier aléa : la variation importante des prix. Ils ont ainsi quasiment doublé entre mai et août 2015, pour atteindre 650 francs CFA le litre (1,1 USD) ; une conséquence de la hausse sur le marché nigérian, due à de lourds impayés de l’État aux opérateurs pétroliers et aux incertitudes liées à la présidentielle de fin mars 2015.

Le kpayo n’était alors plus compétitif par rapport à l’essence licite, importée de divers pays producteurs et vendue dans les stations-service. Le trafic continuait cependant au bord des routes, sans bénéfice pour les détaillants. Le marché noir a pris une telle ampleur que les réseaux de stations-service officielles, loin d’être aussi développés que dans des pays voisins comme le Togo, le Ghana ou la Côte d’Ivoire, se limitent à 350 points de vente.

Près de 80 % de la consommation nationale de carburant se fait par la contrebande, estime la Banque africaine de développement (BAD). Le prix du kpayo est redescendu en septembre, retrouvant un niveau de 300 à 350 francs CFA le litre (0,50 USD), soit 30 % à 40 % de moins que le tarif à la pompe.

Rival de l’Afrique du Sud pour le titre de locomotive économique du continent, onzième producteur mondial de pétrole, le Nigeria a entrepris en 2012 de réduire les subventions au carburant, sans y parvenir complètement. La raison de cet échec : sa population, qui occupe le 152e rang sur 187 au classement de l’indice du développement humain (IDH) du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), demeure l’une des plus pauvres du monde.

Des pénuries surviennent par ailleurs quand les opérateurs retiennent leurs stocks, comme en mai dernier, pour faire pression sur les pouvoirs publics.

La situation retentit aussitôt sur les prix du kpayo au Bénin. En dehors de ce trafic d’essence, qui générerait plus de 130 millions USD par an et un manque à gagner en taxes pour l’État d’au moins 32 millions USD, l’économie du pays repose sur le coton et l’agriculture (36 % du produit intérieur brut), mais aussi sur le commerce de gros et de détail (18 %) et les transports (11 %), deux secteurs tournés vers le Nigeria. Le port de Cotonou sert en effet de débouché maritime secondaire à la mégalopole de Lagos, située à seulement 120 kilomètres.

Autre danger, parfois mortel, pour les revendeurs : l’incendie, comme celui qui a détruit le 31 octobre une partie du marché de Dantokpa à la suite d’une course-poursuite entre des policiers et un camion chargé de kpayo. À tout moment, les étals peuvent prendre feu au bord des routes, quand une voiture ou une moto fait le plein sans avoir coupé le moteur. Il suffit qu’une goutte d’essence tombe sur une bougie pour que tout s’enflamme.

« Nos médecins doivent traiter dans l’urgence et avec peu de moyens des blessures terribles, des brûlures au troisième degré », nous déclare Kessile Sare Tchala, ancien ministre de la santé.

 

« Ce commerce est impossible à réformer »

Toute la nuit, les revendeurs, parfois de très jeunes adolescents ou des femmes portant leur bébé sur le dos, servent leurs clients, en majorité des motocyclistes convoyant parfois jusqu’à cinq personnes. Avec les zémidjans, ces quelque 150.000 taxis-motos qui inondent la seule ville de Cotonou, et en l’absence de transports publics, les deux-roues sont le moyen de locomotion le plus économique. Ils représentent un autre versant de l’économie informelle du Bénin, sans laquelle il est presque impossible de trouver un emploi.

Comme partout en Afrique de l’Ouest, le niveau de chômage des jeunes reste élevé : 60 % des 25-34 ans.

De plus en plus nombreux à arriver chaque année sur le marché du travail en raison du dynamisme démographique, les jeunes fuient la pauvreté des campagnes, où près de 40 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, contre 31 % dans les zones urbaines.

Résultat : l’agglomération de Cotonou a quadruplé en trente ans, concentrant 16 % des habitants sur à peine 0,7 % du territoire national. « Les mouvements de la population ressemblent à une respiration, » observe Nicéphore Soglo, maire de la capitale et ancien président.

« Cotonou compte un million d’habitants le soir et le double, voire le triple, dans la journée, où l’on vient jusque du Nigeria pour faire des affaires. Chaque soir, la ville se vide au profit des communes-dortoirs, jusqu’à Porto Novo et Ouidah, situées respectivement à 43 et 38 kilomètres. »

De 11 heures à 15 heures, la métropole vit donc à l’heure du go-slow, terme courant au Bénin qui désigne à l’origine les embouteillages de Lagos.

Des mesures ont certes été prises pour organiser les taxis-motos ; un programme de renouvellement du parc a même été financé par l’Agence française de développement (AFD) afin de mettre en circulation des engins moins polluants. Mais aucun mécanisme de crédit ou de financement n’a été prévu pour les conducteurs qui n’ont pas les moyens de s’acheter une moto neuve.

Quant au kpayo, le maire ne peut que poser un constat de relative impuissance : « La proximité avec le Nigeria rend difficile la gestion du commerce informel, » explique M. Soglo. « Faute de politique régionale, nous ne tenons pas de solution viable. »

 

Les « taxes » en poche

En réalité, le trafic ne profite pas qu’aux détaillants. Parmi les grossistes, on trouve aussi des personnalités du monde des affaires ou de la politique. Ces opérateurs, parfois connus et ayant pignon sur rue, ont les moyens d’acheter le kpayo en grandes quantités et de le stocker.

Ils l’écoulent ensuite auprès des vendeurs de rue, en prélevant leur marge au passage.

À certains points de la frontière, les douaniers, eux aussi, veillent au grain, prélevant sur chaque bidon de 50 litres une modeste « taxe » de 0,15 USD, qui disparaît aussitôt dans leur poche. Ils arrondissent ainsi leurs fins de mois, alors que les véritables taxes s’élèvent à 25 % du prix de l’essence licite.

Dans ce pays qui se veut exemplaire, toutes les tentatives d’interdiction du kpayo se sont soldées par des échecs cuisants.

Ancien « Quartier latin de l’Afrique », le Bénin a été le premier État du continent à organiser des élections libres, en 1990. Depuis, l’alternance au pouvoir est devenue la règle ; mais derrière la vitrine démocratique se cache un État faible, incapable de réformer l’approvisionnement du pays en pétrole.

En janvier 2013, des émeutes ont éclaté dans la commune de Sèmè-Kpodji après la confiscation par des policiers de stocks de carburant illégaux. Des revendeurs d’essence sont allés jusqu’à bastonner l’épouse d’un policier avant de le kidnapper lui-même et de s’opposer violemment à l’armée. Les militaires ont dû appeler des renforts pour affronter les vendeurs de kpayo, qui avaient érigé des barricades dans la nuit…

Le gouvernement du président Boni Yayi a alors dû renoncer à toute lutte contre le commerce illégal d’essence. Jusqu’à ce jour, il continue de tolérer la contrebande massive qui s’opère au grand jour sur son territoire.

« Le kpayo révèle bien le fonctionnement du pays, » résume le politiste béninois Gilles Olakounlé Yabi, fondateur du groupe de réflexion indépendant West African Citizen Think Tank (Wathi), basé à Dakar.

« Il illustre le lien avec le Nigeria, l’importance du secteur informel dans l’économie, mais aussi les paradoxes de la gestion de l’Etat dans un système démocratique. »

Au Togo voisin, la dictature militaire et prévaricatrice du clan au pouvoir a réussi à interdire le trafic de kpayo, qui n’a pas pu prospérer. Ici, l’État n’en a ni les moyens matériels ni l’autorité. « De fait, ce commerce est impossible à réformer, » poursuit Yabi.

« Qui veut se mettre à dos les milliers de personnes qui en dépendent directement ? Le vrai problème, à mon sens, tient au fait que le système démocratique se résume à la tenue d’élections. Pour le reste, il s’avère extrêmement pervers et fonctionne sans aucun sens de l’intérêt général. »

Le trafic persiste parce que tout le monde y trouve son compte, dans un contexte où le secteur informel fait office de soupape. Remettre en cause le marché noir menacerait sans doute la stabilité politique et sociale du Bénin, qui, comme bien des pays africains, mesure le décalage entre ses contraintes géoéconomiques et les injonctions à la « bonne gouvernance  » des institutions financières internationales.

Parmi les causes profondes de cette économie parallèle, il y a aussi une certaine conception de la vie en société : « L’enrichissement par tous les moyens est largement perçu comme légitime », relève un homme d’affaires sous couvert d’anonymat. Depuis quelques années, les scandales se multiplient à la « une » de la presse. Dernier en date : le détournement d’une aide de près de 4,3 millions de dollars apportée par les Pays-Bas au secteur de l’eau. La corruption est devenue endémique, de sorte que bien des projets parmi les plus urgents ne voient jamais le jour.

Chacun veut absolument prélever sa « commission » avant de lancer les chantiers. Le nouvel aéroport international de Cotonou, annoncé depuis dix ans, n’a ainsi jamais été construit, malgré les risques que fait courir l’aéroport actuel, situé en pleine ville. De même, la « route des Pêches », le long du littoral, n’a pas été goudronnée, et le pont qui permettrait de désengorger la circulation à Porto Novo se fait attendre.

Le politiste Gilles Yabi dénonce la persistance de ce qu’il appelle la « démocratie kpayo » — soit un ersatz de démocratie. Dans ces systèmes, faute de séparation nette entre les activités publiques et l’économie informelle, le rôle que sont censés jouer les agents de l’État se confond avec la poursuite de leur intérêt personnel. Cette distorsion se retrouve à tous les échelons de la société, encourageant le contournement des règles et la quête du profit immédiat. L’impunité est telle que l’État ne jouit plus d’aucune autorité.

Dans ce contexte, la nomination au poste de premier ministre de Lionel Zinsou, réputé être un homme d’action, par le président Boni Yayi, en juin 2015, a suscité les espoirs d’une partie de la jeunesse urbaine. L’ancien banquier d’affaires franco-béninois est perçu comme capable d’offrir d’autres perspectives que la moto ou le kpayo. Ses marges de manœuvre limitées en laissent cependant sceptiques plus d’un. En attendant, le Bénin continue de carburer au kpayo, dans une logique de survie au quotidien.

 

Cet article a initialement été publié dans Le Monde diplomatique. Copyright © 2016 Le Monde diplomatique. Nous le republions ici avec la permission d’Agence Global.