Cambodge : Les tueurs de syndicalistes restent libres

 

Le 27 décembre 2012 restera gravé comme l’un des jours les plus sombres pour la justice cambodgienne.

Ce jour-là, la Cour d’appel de Phnom Penh a renvoyé en prison Born Samnang et Sok Sam Oeun, les deux boucs émissaires désignés par le pouvoir comme coupables du meurtre en janvier 2004 du syndicaliste Chea Vichea, président de la FTUWKC (Free Trade Union of Workers of the Kingdom of Cambodia).

L’arrestation de ces deux hommes, puis leur condamnation en 2005 à 20 ans de prison par le tribunal de Phnom Penh en dépit du manque de preuves, avait déjà suscité de grandes vagues de protestations tant au Cambodge qu’au niveau international, tant il est évident qu’ils n’ont rien à voir avec le meurtre de Chea Vichea.

« En détention, sous la torture, Born Samnang avait avoué le meurtre de Chea Vichea mais quand il a été amené devant les médias par le gouvernement, il s’était rétracté, explique Naly Pilorge, directrice de la LICADHO (Ligue cambodgienne des droits de l’homme).

Beaucoup de personnes ont témoigné en justice en faveur de Born Samnang, qui célébrait le nouvel an chinois dans une autre province au moment du meurtre. Nos investigations ont aussi montré que Sok Sam Oeun célébrait le nouvel an dans une maison privée.

« Le premier juge qui a interrogé ces deux suspects avait laissé tomber les accusations contre eux. Il a été démis de ses fonctions le lendemain, accusé de corruption ! »

Fin 2008, la Cour suprême du Cambodge avait prononcé la libération des deux hommes sous caution et ordonné à la Cour d’appel de rejuger cette affaire.

En l’absence de nouvelle preuve, chacun s’attendait à ce que cette Cour innocente définitivement les Born Samnang et Sok Sam Oeun, mais elle les a renvoyés en prison, où ils doivent à présent purger le reste de leur peine.

Les véritables coupables de l’assassinat, eux, courent toujours.

« Un documentaire réalisé sur le meurtre montre clairement que des hauts fonctionnaires sont impliqués et que le gouvernement ne veut pas d’une enquête qui mènerait à l’arrestation des vrais coupables », note Tola Moeun, responsable du programme en faveur des travailleurs au sein du CLEC (Community Legal Education Center), un centre basé à Phnom Penh.

 

Derrière la façade

Deux autres responsables syndicaux de la FTUWKC ont été assassinés au Cambodge depuis le meurtre de Chea Vichea : Ros Sovannareth en mai 2004 et Hy Vuthy en février 2007.

Les autorités cambodgiennes se sont de nouveau avérées incapables d’arrêter les coupables.

Cette impunité ne concerne pas que les auteurs de crimes à l’encontre de syndicalistes : « 11 journalistes ont été tués depuis les années ‘90 sans qu’aucun coupable ne soit arrêté », souligne Naly Pilorge.

Le 26 avril 2012, c’est un militant en faveur de l’environnement, Chut Wutty, qui était abattu alors qu’il accompagnait des journalistes dans une forêt protégée de la province de Koh Kong.

Dans un rapport récent sur l’impunité qui règne au Cambodge, Human Rights Watch montre que l’enquête menée sur ce meurtre est dénuée de toute crédibilité.

Selon ce rapport, plus de 300 personnes, dont des journalistes et politiciens d’opposition, ont été assassinées par des membres des forces de sécurité du Cambodge depuis 1991, sans qu’aucune enquête et aucun jugement crédibles n’interviennent par la suite.

Sous des façades de démocratie, le Cambodge demeure ainsi l’un des pays de la région où exercer ses droits fondamentaux est le plus dangereux.

« Nous avons les structures d’une démocratie, mais en pratique, la répression est similaire à celle de pays comme le Vietnam, la Chine et le Laos, où elle est moins cachée, explique Naly Pilorge.

Au Cambodge, il faut aller voir ce qui ce cache derrière la façade pour comprendre la réalité.

Dans le monde du travail par exemple, des centaines de syndicats pro-gouvernements ou pro-employeurs rendent très difficile l’action des quelques syndicats indépendants. Dans le domaine des ONG, on compte des dizaines d’organisations de défense des droits humains qui soutiennent le gouvernement, pour à peine six qui sont légitimes ».

La justice cambodgienne a de nouveau démontré l’étendue de son incapacité dans le cas de Chhouk Bandith, l’ex-gouverneur de la ville de Bavet qui avait tiré, le 20 février 2012, sur trois travailleuses lors d’une manifestation dans la province de Svay Rieng.

Le 4 mars dernier, la cour d’appel a confirmé l’accusation très légère de « blessure non intentionnelle » à l’encontre de Chhouk Bandith et l’a renvoyé devant un tribunal de Svay Rieng, qui avait déjà abandonné les poursuites à son encontre en 2012.

Étant donné l’influence que l’ex-gouverneur est capable d’exercer sur ce tribunal, il est probable qu’il s’en tirera de nouveau à bon compte.

 

Pas de justice

Les derniers rapports annuels des violations des droits syndicaux de la CSI ont dressé la liste de nombreuses exactions commises par les employeurs et les autorités, en absence de toute intervention de la justice.

« La législation prévoit une amende équivalente à un maximum de 90 jours de salaire, un emprisonnement d’un mois ou maximum ou le cumul de ces peines en cas de discrimination envers les syndicats.

Aucun employeur n’a jamais été sanctionné de telle manière au Cambodge », souligne Tola Moeun.

Une impunité qui s’explique par l’absence totale d’indépendance du système judiciaire cambodgien.

« Si les deux parties en conflit ont le même statut socio-économique, n’ont pas de connexions haut placées et n’ont pas de moyen d’exercer une pression sur les tribunaux, il arrive de temps à autre que les juges et procureurs interprètent les lois correctement, note Naly Pilorge.

Dès qu’une des deux parties a une connexion ou des moyens financiers, la décision va en faveur de celle qui peut le mieux influencer le tribunal ». Cette absence d’indépendance de la justice cambodgienne a aussi été dénoncée par le rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme au Cambodge.

Une nouvelle vague de répression pourrait frapper les syndicalistes indépendants dans les prochains jours.

« Ces dernières semaines, des télévisons proches du gouvernement ont diffusé des spots ridiculisant l’action des syndicats indépendants. Nhiek Bun Chhay, le Vice-premier ministre, a aussi affirmé qu’il serait préférable que le Cambodge évolue vers un système basé sur un syndicat unique, témoigne à Phnom Penh un observateur indépendant qui désire garder l’anonymat.

On sent la nervosité monter au sein du gouvernement alors que les élections parlementaires de juillet approchent.

Quatre syndicats - la CLC (Cambodian Labour Confederation), la CCU (Cambodian Confederation of Unions), la NIFTUC (National Independent Federation of Textile Unions of Cambodia) et le CUMW (Collective Union of Movement of Workers) - appellent à une mobilisation des travailleurs le 1er mai pour protester contre la faiblesse des salaires dans le secteur de la confection.

Ils souhaitent inviter les partis politiques à venir se prononcer en public sur la question.

Le parti au pouvoir, le CPP (Cambodian People’s Party) du Premier ministre Hun Sen, craint de perdre la face dans ce genre d’exercice, et pourrait tout mettre en œuvre afin d’entraver la mobilisation des travailleurs ».

 

Cet article a été traduit de l'anglais.