Sur les décombres d’un État failli, les gangs armés semblent devoir prendre le pouvoir en Haïti. De jour en jour, le pays s’enfonce dans une crise qui apparaît inextricable. Une grande partie de la capitale, Port-au-Prince, est désormais aux mains des groupes armés.

« Les gangs ont pris le pouvoir et on ne sait pas comment revenir en arrière », désespère Ornella Braceschi, présidente du collectif Haïti de France. « La situation est de plus en plus dramatique et évolue de jour en jour. On en est à plus de 8 000 morts, c’est pire qu’une guerre. D’une manière générale, la situation en Haïti s’est dégradée depuis janvier 2019 et a réellement périclité avec l’assassinat du président Jovenel Moïse », retrace la présidente de ce collectif.

Les populations civiles sont les premières à en pâtir, pointe l’ONU. Selon l’Organisation internationale pour les migrations, 362 000 personnes – dont plus de la moitié sont des enfants – sont actuellement déplacées en Haïti, un chiffre qui a bondi de 15 % depuis le début de l’année. L’accès aux soins coupés, des problèmes d’approvisionnement d’eau, de nourriture, et l’indisponibilité des infrastructures vitales rendent la situation critique pour des milliers de citoyens.

Un premier ministre en sursis

Réunis en coalition, les gangs armés réclament la démission d’Ariel Henry, qui avait été nommé premier ministre quelques jours avant l’assassinat de Jovenel Moïse en juillet 2021. Un assassinat qui a fait couler beaucoup d’encre, entre soupçon d’ingérence et inculpation de sa veuve.

Jean-Marie Théodat est maître de conférence en géographie à l’Université Panthéon-Sorbonne et à l’Université d’État d’Haïti. Pour l’universitaire, il est difficile de ne pas voir de lien entre cette disparition soudaine et les milieux de la drogue qui avaient déjà gagné en puissance politique.

Toujours est-il qu’aujourd’hui, son successeur, dont la légitimité est grandement remise en cause par la population haïtienne et la communauté internationale, est au cœur de toutes les discussions. « Son seul mandat était de mettre en place des élections et de lutter contre la criminalité. Aucune de ces deux choses n’a de toute évidence été faite », constate Ornella Braceschi. Après l’avoir soutenu, les États-Unis demandent à leur tour sa démission, ainsi que le CARICOM (organisation internationale Caribéenne), avec qui le ministre a pourtant négocié un moment, révèle ainsi le Miami Herald, mercredi dernier.

Il n’y a plus de gouvernance en Haïti, plus d’État, plus personne n’est élu dans ce pays

Si cette dernière le tient en partie responsable de la dégradation de la situation dans le pays, elle estime que son départ ne suffirait pas à ramener le pays à l’équilibre, tout comme la seule lutte contre les gangs.

Un plan d’action structuré et mettant au centre la société civile doit être mis en œuvre. « Il n’y a plus de gouvernance en Haïti, plus d’État, plus personne n’est élu dans ce pays. Il n’y a pas un maire, un député, un édile quelconque qui soit élu aujourd’hui. Il n’y a plus de démocratie », tonne la présidente du collectif Haïti de France.

« Cela fait plusieurs années qu’Haïti sombre vers un narco-état »

La situation du premier ministre est d’autant plus précaire qu’il lui est impossible de rentrer en Haïti pour le moment. Le G9, une coalition de neufs gangs, a pris possession de la capitale (Port-au-Prince) et de tous ses accès, à l’occasion d’un déplacement diplomatique de l’homme d’État.

« Le pays se retrouve dans une situation où les gangs sont maîtres de l’espace public. Même si en réalité, cela fait plusieurs années qu’Haïti sombre vers un narco-état. Les gangs ont longtemps été utilisés par le pouvoir comme hommes de main, parfois hommes de paille, par des élus corrompus, jusqu’à ce qu’ils prennent conscience de leur pouvoir et décident de prendre leur indépendance », expose Jean-Marie Théodat.

Alors que la situation se détériore de jour en jour, les Nations-Unies ont donné leur aval à une intervention à Haïti. Reste que les modalités d’une telle intervention apparaissent floues. Pour l’heure, il est question que le Kenya engage un contingent pour intervenir sur place. Le Premier ministre haïtien, Ariel Henry, s’est rendu à Nairobi pour sceller un accord le 1 mars dernier, sans toutefois faire l’unanimité au sein du pays est-africain.

En plus de poser question aux Kényans, cette intervention est loin d’être appuyée par la population haïtienne. « Nous n’avons aucune relation diplomatique, ni économique avec le Kenya », soulève Jean-Marie Théodat. « Un pays souverain devrait pouvoir choisir ses partenaires. Or, les Haïtiens souhaitaient plutôt une intervention cubaine. Cuba est un pays proche, un partenaire réputé sérieux et qui a su montrer son respect des Haïtiens, avec une diaspora déjà présente sur le territoire », regrette l’universitaire.

Rupture de confiance avec la communauté internationale

Malgré la gravité de la situation, le spectre des interventions internationales passées reste vif et nourrit une défiance de la population civile. Premier pays noir à gagner son indépendance en 1804, Haïti a été miné par des interventions extérieures et son économie grevée par les dettes imposées par la France puis les États-Unis. Le pays est resté occupé par les Américains entre 1915 et 1934.

Plus récemment, le séisme dévastateur survenu en 2010 a donné lieu à des interventions humanitaires entachées de scandales. Comme l’introduction du choléra par les soldats des Nations-Unies (800 000 personnes touchées et 9 300 personnes décédées), ou encore la disparition des fonds de reconstruction.

« La mise en place des différentes missions, La MINUSTAH, le BINUH… On se demande à quoi tout ça a servi », soupire Ornella Braceschi. De précédents qui inquiètent sur l’efficacité d’interventions à venir. « Les agents de police étrangère ne sont pas spécifiquement formés aux techniques de guérilla urbaine qu’utilisent les gangs. Ils ont une faible connaissance de terrain, ce qui est pourtant essentiel dans cette typologie de combat. » Le contingent prévu pour le moment devrait compter seulement 1 000 individus.

Les accords Montana : une solution à la crise ?

La société civile haïtienne a pourtant tenté d’apporter des solutions avec les Accords Montana en août 2021. Un plan prévoyant, par le biais d’un gouvernement de transition, un retour à la stabilité politique. De nombreuses négociations pour faire avancer la situation ont aussi été menées au sein de la CARICOM, notamment par le biais de la Jamaïque, mais sont restées lettre morte.

Dans cette instabilité croissante, Ornella Braceschi entrevoit un autre risque majeur, en termes de stabilité politique, la prise de pouvoir par des groupes ou des individus opportunistes. « On a par exemple Guy Philippe, détenu aux États-Unis jusqu’à il y a peu, qui est de retour et cherche à prendre le pouvoir », illustre-t-elle. « Il y a eu récemment des affrontements entre le BSAP (Brigade de Sécurité des Aires Protégées) fidèles à Guy Philippe et la PNH (Police Nationale Haïtienne). J’ai peur que la population, épuisée à juste titre par la situation, se range derrière la première personne qui promet le retour à la stabilité. »

Il faut ramener la paix sociale et organiser de toute urgence des élections

Pour Jean-Marie Théodat, un retour au calme et l’organisation d’élections démocratiques demeurent la seule option viable. « Il reste difficile de proposer des solutions avec la certitude qu’elles fonctionnent, mais je pense que dans un premier temps, il faut ramener la paix sociale, organiser de toute urgence des élections pour que les Haïtiens puissent être représentés par des personnes dignes et non impliqués dans la corruption et les réseaux préexistants et enfin, penser aux moyens financiers, car Haïti va se retrouver plus pauvre qu’avant cette crise. »

Un engagement de la société civile contre vents et marées

Face au sentiment d’impuissance croissant, les associations du collectif ne faiblissent pas. Elles font porter leur voix et mettent en lumière la situation du pays dans diverses instances internationales. L’engagement se poursuit également dans les différentes activités du collectif, pour rappeler au peuple haïtien le soutien, psychologique et financier, que leur porte la diaspora à travers le monde.

La société civile haïtienne s’est énormément renforcée et structurée pour pallier l’absence d’État

« Nos associations continuent à travailler, dans les zones rurales surtout, car on ne peut pas se permettre d’arrêter nos actions. Les gens ont aussi besoin d’avoir des projets. » Des actions de plus en plus difficiles à maintenir, selon Ornella Braceschi, mais pour lesquelles les Haïtiens trouvent des solutions de contournement et s’organisent.

« Il faut aussi saluer la robustesse de la société civile haïtienne qui, dans la continuité de 2010, s’est énormément renforcée et structurée pour pallier l’absence d’État. Mais malgré le courage immense des Haïtiens, les forces s’épuisent. Il est urgent d’agir ».

Ambre Couvin

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