Discorde des employeurs à l’OIT : Le moment est venu de remettre à plat les relations employeurs-travailleurs

 

L’une des publications annuelles les moins en vue de l’OIT est le rapport du directeur général à la Conférence internationale du travail (CIT).

Si l’édition de cette année est passée tout aussi inaperçue que d’habitude, elle mérite néanmoins qu’on s’y attarde.

Dans ce rapport, dont certains passages sont formulés de façon très explicite – ou du moins aussi explicite que ce genre de documents puisse être – Guy Ryder, le nouveau directeur général, rappelle à l’ordre les membres de l’organisation qui semblent déterminés à faire en sorte que l’organisation ne puisse remplir son mandat.

Le principal groupe visé par Ryder est celui des employeurs qui, à l’occasion de la CIT 2012, a lancé une attaque sans précédent à la fois contre la procédure de l’OIT et le droit de grève.

Le principal groupe visé par Ryder est celui des employeurs qui, à l’occasion de la CIT 2012, a lancé une attaque sans précédent à la fois contre la procédure de l’OIT et le droit de grève.

La CIT, réunion annuelle de l’OIT, est supposée examiner les pires cas de violations des normes du travail survenus au cours de l’année.

Un groupe d’experts indépendants appelé la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations (CEACR) est chargé d’évaluer si certaines lois ou dispositions adoptées par des gouvernements constituent des violations.

Vu le nombre excessif de violations à traiter par rapport au délai disponible, la Commission de l’application des normes de la Conférence (CAN) choisit environ 25 cas qui sont examinés lors de la session plénière de la Conférence.

Toutefois, en 2012, le groupe des employeurs au sein de la CAN a décidé d’opposer son véto à l’examen de tout cas afférent à la violation du droit de grève.

La raison invoquée était qu’ils n’étaient pas d’accord avec la CEACR sur le fait que le droit de grève puisse être impliqué sur la base des Conventions 87 et 98 relatives à la liberté d’association et la négociation collective, en dépit du fait qu’il est largement admis, et ce de longue date, que les droits inscrits dans ces conventions sont dépourvus de sens en l’absence du droit de grève.

Les employeurs soutenaient qu’ils n’avaient jamais admis que cela puisse constituer une interprétation acceptable et que le droit de grève relevait d’une décision purement nationale.

 

Procédure et substance

Deux aspects méritent d’être relevés, à savoir, d’une part, la question de la procédure et, de l’autre, celle de la substance.

En premier lieu, non seulement les employeurs ont-ils remis en cause la validité de l’interprétation de la CEACR mais ils ont, de surcroît, cherché à faire valoir que l’existence ou non d’une violation des normes du travail relève du domaine politique plutôt que de l’interprétation juridique (Rapport de la Commision de l’application des normes de la Conférence, CIT 2012, para. 82-3). Ce faisant, ils remettaient en cause l’ensemble du système de contrôle.

Si un groupe de participants décide, du jour au lendemain, de ne pas accepter la position établie du groupe d’experts non alignés désigné conjointement, dont le rôle est précisément de conseiller l’OIT sur les aspects juridiques du respect ou non-respect de ses normes, alors soit le système de contrôle cesse tout simplement de fonctionner, soit, et c’est ce que semblent vouloir les employeurs, il se convertit en un processus purement politique où la substance-même du respect des normes constitue, au mieux, un enjeu secondaire et où la prise de décision ne reflète rien d’autre qu’un équilibre des pouvoirs entre travailleurs et employeurs.

En second lieu, la position des employeurs concernant le droit de grève vide de son sens le concept-même de la liberté d’association – comme le montrent très clairement les arguments de la CEACR (Rapport de la CEACR 2012 - Rapport III Part 1B para. 117-128).

Bien qu’ils n’affirment pas expressément que les travailleurs doivent être exclus du droit de grève, ils soutiennent néanmoins qu’il appartient à chaque État de décider individuellement s’il y a lieu d’autoriser les grèves et sous quelles conditions. Une implication évidente de ceci serait, bien entendu, que l’interdiction des grèves soit considérée comme relevant du choix légitime de chaque État.

 

Ryder : Diplomatique mais direct

Les commentaires de Ryder concernant la situation et la nécessité d’y remédier sont diplomatiques dans le sens où il fait exclusivement référence aux « mandants » et laisse suffisamment de marge pour conclure que les représentants des travailleurs sont aussi, en partie, responsables :

« Les positions divergentes qui procèdent de la défense des intérêts particuliers des mandants sont tout à fait compatibles avec le renforcement de la politique normative, elles sont même nécessaires. Il faut toutefois que cette dynamique soit positive, si l’on veut promouvoir la fonction normative. Or c’est un tout autre climat qui s’installe lorsque les parties en présence ont l’impression que leurs interlocuteurs cherchent en fait à servir un intérêt partisan aux dépens de l’entreprise commune. » (para. 108)

D’autre part, ses commentaires concernant plus spécifiquement la controverse liée au statut des opinions de la CEACR et le droit de grève peuvent difficilement être adressés à toute partie autre que les représentants des employeurs dès lors qu’ils sont les seuls à avoir remis en cause le système existant :

« Il est important de reconnaître que cette controverse soulève des questions essentielles pour la politique normative et, partant, pour l’Organisation elle-même. Celle-ci ne peut donc pas se permettre de la laisser longtemps sans solution. Un système normatif qui ne peut pas compter sur le soutien et l’engagement sans faille des mandants tripartites verra inévitablement son autorité et sa crédibilité compromises. » (para. 115 ; italiques ajoutées)

Dans son rapport, Ryder se garde de proposer des réponses et s’en tient à insister sur la nécessité urgente d’une solution.

Malheureusement, peu de progrès ont été accomplis au cours de la CIT cette année. La CAN a, quant a elle, livré un compromis malaisé et probablement unique.

Une liste convenue de violations de normes du travail a été présentée mais pour chaque violation du droit de grève identifiée par la CEACR, le rapport officiel de la CAN stipulait :

« La commission n’a pas examiné le droit de grève dans ce cas, les employeurs ne partageant pas l’avis qu’il existe un droit de grève reconnu dans la convention n° 87. »

Aucun accord de substance n’a été conclu concernant le statut des conclusions de la CEACR ou le droit de grève en soi et les deux parties ont clairement laissé entendre qu’elles maintiendraient leurs positions établies.

 

Attaque contre le droit de grève

Et maintenant quoi ? Tout semblerait indiquer que les employeurs soient prêts à s’accommoder des normes du travail pour autant que celles-ci ne sortent pas des confins institutionnels de l’OIT elle-même.

Comme le fait remarquer Ryder lui-même (para. 115), ils semblent avoir décidé que le moment est opportun pour remettre en question l’idée que le droit de grève puisse être impliqué à partir des conventions fondamentales de l’OIT précisément en raison de la portée normative croissante des normes du travail, partant du fait que celles-ci sont incluses dans pratiquement toutes les politiques de responsabilité sociale d’entreprise, tous les codes de pratique d’entreprise et tous les programmes de certification de durabilité.

Bien qu’un rappel à l’ordre des employeurs relève d’une nécessité impérieuse, la stratégie à long terme des travailleurs consistant à camper sur leurs positions et à s’accrocher au système existant est vouée à l’échec.

Une chose que la discorde au sein de la CAN a permis de révéler au grand jour, c’est qu’il n’existe pas de vision ni de vue partagée des relations employeurs-travailleurs parmi les mandants.

En ciblant spécifiquement le droit de grève, toutefois, les représentants des employeurs ont, sans le vouloir, créé une occasion parfaite d’ouvrir un débat sur les fondements les plus essentiels des relations employeurs-travailleurs et de la relation de travail.

Pour beaucoup de syndicalistes, il serait pure folie de permettre que le mouvement syndical mondial soit happé par un débat où le droit de grève et le droit syndical lui-même risquent d’être remis sur la table.

Or laisser passer l’opportunité de lancer une telle discussion reviendrait à gâcher une chance unique de prendre l’initiative dans un contexte historique plus favorable à la cause des travailleurs qu’il ne l’a été depuis des décennies.

Dans le contexte de la crise économique mondiale et des événements récents survenus au Bangladesh et ailleurs, les travailleuses et travailleurs ordinaires bénéficient d’un avantage moral et d’un degré de sympathie rare auprès de l’opinion publique dont il serait regrettable de ne pas tirer parti.

Tirer pleinement parti de l’occasion requerra, cependant, de nouvelles idées et de nouvelles pratiques institutionnelles qui correspondent avec la réalité actuelle et non pas celle d’il y a cinquante ans.

Le rapport de Guy Ryder à la CIT laisse fortement suggérer que l’OIT puisse, à l’avenir, être plus ouverte à ce genre d’innovations et je suis, pour ma part, (prudemment) optimiste quant à l’issue de son mandat en tant que directeur général.

Je suis, en même temps, aussi convaincu qu’il n’y aura pas de changement sans que ce changement ne parte du mouvement syndical.

Le moment est venu d’amorcer une discussion sur la finalité même des relations professionnelles.

Et d’ailleurs une éventuelle remise à plat de la représentation des travailleurs, de la forme institutionnelle et du rôle des syndicats et même de la pratique de la négociation collective en tant que telle n’est pas à exclure.

Ce qu’il ne faut certainement pas y voir c’est l’abandon de l’objectif consistant à établir des formes substantielles de démocratie au sein de chaque organisation et à assurer le droit inaliénable des travailleuses et travailleurs de participer à la prise de décision à tous les niveaux.

 

Cet article est paru en version intégrale sur le blog New Unionism (http://newunionism.wordpress.com/2013/06/13/ilo_conor_cradden/)

 

Cet article a été traduit de l'anglais.