En Australie, l’éternel scandale de l’incarcération des Aborigènes

Les images ont fait le tour du monde et secoué l’Australie. Un adolescent, Dylan Voller, est attaché à une chaise, une cagoule sur la tête, dans le centre de détention pour mineurs de Don Dale près de Darwin, dans le nord du pays.

Cette image, ainsi que d’autres enregistrées entre 2010 et 2014, rappellent inévitablement d’autres clichés pris à Guantanamo ou Abou Ghraib.

Issues de caméras de vidéosurveillance, elles ont été diffusées le 25 juillet 2016 sous le titre « La honte de l’Australie » par le magazine d’investigation Four Corners de la chaîne de télévision publique ABC.

Sur Twitter et dans d’autres réseaux sociaux, les Australiens expriment depuis leur dégoût face à la maltraitance des enfants en détention et particulièrement face au traitement des Aborigènes.

Un moment phare du reportage montre en effet des gardiens de Don Dale vaporisant du gaz lacrymogène sur des détenus adolescents. L’un des agents s’exclame : « Je vais pulvériser ce petit con ! » (I’ll pulverize the little fucker !).

Jake Roper, alors âgé de 14 ans, est l’objet de cette insulte. Dans le reportage, ce jeune Aborigène explique s’être senti « énervé, déprimé, seul » et témoigne pour « éviter que cela se reproduise envers d’autres enfants ». Depuis la diffusion, le ministre John Elferink, qui était en charge des services pénitentiaires dans le Territoire du Nord, a été démis de ses fonctions.

Alors qu’ils ne comptent que pour 3 % de la population, les Aborigènes représentent 27,4 % des prisonniers, et près de 15 % des morts en détention en Australie. Ils ont 15,4 fois plus de risques d’être incarcérés que les autres Australiens. Ce chiffre monte à 21,6 pour les femmes aborigènes. Les enfants aborigènes ont quant à eux 26 fois plus de risques d’atterrir en détention juvénile.

Dans le Territoire du Nord, les Aborigènes représentent 96% des jeunes détenus.

Depuis des années, Amnesty International dénonce cet état de fait. Julian Cleary, militant pour les droits aborigènes au sein de l’organisation, explique : « Pendant trop longtemps, notre gouvernement a ignoré ce qui est véritablement une crise nationale, laissant les états et les territoires en charge de cette situation. Il est vraiment temps d’arrêter ces violations des droits humains. Nous nous réjouissons que le Premier Ministre Malcolm Turnbull ait déclaré que c’était désormais une de ses priorités. Donc nous restons optimistes. »

Le Premier Ministre a en effet décidé de lancer une commission royale pour enquêter sur les conditions de détention des adolescents, qui peuvent être emprisonnés dès l’âge de 10 ans. Mais cela reste limité, seul le Territoire du Nord est concerné par cette enquête de premier plan alors que cette réalité touche toute l’Australie.

En 1991, déjà, une commission royale australienne (Royal Commission into Aboriginal Deaths in Custody) rendait un rapport et 339 recommandations, après avoir enquêté sur 99 Aborigènes décédés en prison de 1980 à 1989. Vingt-cinq ans plus tard, le constat est amer. En quinze ans, l’emprisonnement des Aborigènes a bondi de 57 %.

« C’est pour cela qu’il faut prendre des décisions pratiques dès maintenant » reconnaît Julian Cleary. « Il faut notamment que l’Australie ratifie le Protocole facultatif se rapportant à la Convention contre la torture qui permettrait des enquêtes indépendantes dans les prisons. Les Aborigènes subissent énormément de pauvreté, de racisme et de désavantages sociaux. Heureusement, il y a des Aborigènes qui font des choses fantastiques dans leurs communautés. Mais trop souvent, ils ne sont pas écoutés et leur expertise ignorée. »

 

« Un univers violent »

Keenan Mundine a grandi dans le quartier populaire de Redfern, à Sydney. À l’âge de sept ans, il devient orphelin et est séparé de ses deux frères. Commence alors une lente descente aux enfers pour le jeune Aborigène de la nation Biripi. De 14 à 27 ans, il sera emprisonné à plusieurs reprises. « À Redfern, il y avait beaucoup de problèmes liés à la drogue, l’alcool, la violence domestique. Et il y avait une importante présence policière. »

Aujourd’hui, à 29 ans, le père de famille se reconstruit. Il est devenu travailleur social auprès des jeunes de son ancien quartier. « Je n’ai pas pu regarder le reportage sur Don Dale jusqu’au bout » soupire-t-il. « Ce qui m’a le plus choqué c’est de voir cet adolescent accroché à cette chaise... C’était tout à fait inutile. Les images où un enfant est déshabillé et laissé nu sont également très dures... »

Pour l’ex-détenu, « le système de détention pour mineurs est choquant, c’est un univers violent. »

Keenan est convaincu que les solutions sont à chercher du côté des communautés, pas du gouvernement. « Si nous en sommes là, c’est parce qu’ils n’ont pas la solution. Ils n’écoutent pas les Aborigènes sur le terrain. Nous avons des gens au gouvernement déconnectés des communautés qui pensent savoir ce qui est mieux pour nous sans nous consulter. »

Gerry Georgatos, défenseur des droits humains, a visité de nombreuses communautés aborigènes et raconte : « Il faut savoir que les Aborigènes sont condamnées pour des crimes pour lesquels les non-Aborigènes ne sont pas condamnés. Juste un exemple : il y a quelques années, un Aborigène de 12 ans a été arrêté pour avoir volé et mangé une pièce en chocolat... »

L’activiste basé à Perth affirme néanmoins : « La commission royale est une opportunité car c’est l’outil le plus puissant dans notre nation. Si elle ne fait pas de différence, alors il y a peu d’autres solutions... »

À Sydney, Vickie Roach, 57 ans, de la nation Yuin, est une ex-prisonnière qui a combattu le gouvernement pour obtenir les droits électoraux des prisonniers. Elle aussi a regardé le reportage sur Don Dale. « C’était très dur, j’ai pleuré pendant trois jours. »

« C’est comme si cela arrivait à moi, à mon fils, mon petit-fils...C’était vraiment traumatisant et je suis sûre que beaucoup d’Aborigènes qui ont été en détention ont aussi été traumatisés par ces images. En Australie, les gens pensent que les Aborigènes sont un gaspillage d’oxygène. Et en prison, on ne nous voit pas comme des êtres humains. Il y a toujours, en 2016, cette idée que les Aborigènes doivent être contrôlés et gérés. Ils nous considèrent toujours comme un problème qui doit être résolu. »

Vickie, qui fait partie des « générations volées », se souvient aussi que les conditions de détention étaient pires dans le système juvénile que dans celui pour adultes.

« Ils utilisent les mêmes procédures que chez les adultes mais de manière plus draconienne. Ils s’imaginent que s’ils font de la détention une expérience absolument horrible nous ferons tout pour rester loin des prisons. »

« Mais ça ne fonctionne pas comme ça. On sait, grâce à des dizaines d’années de recherches, que punir n’a absolument aucun effet dissuasif. »