Immigrés clandestins détenus : fonds de commerce d’un secteur des plus juteux

Les États-Unis, pays de près de 323 millions d’habitants, comptent entre 11 et 12 millions d’immigrés sans papiers, dont des dizaines de milliers qui se retrouvent dans des centres de rétention, à l’attente de décisions bureaucratiques sur leur destin.

Le nombre relativement bas de détenus fait qu’ils restent hors du regard de l’opinion publique et des préoccupations de la sphère politique. Les immigrés sans papiers ne votent pas ; si quelqu’un vient à se souvenir de ceux qui sont en rétention, le gouvernement en profite pour illustrer sa fermeté face à l’immigration illégale.

« Certains y passent des mois, voire des années, d’autres n’y restent que quelques semaines », a dit à Equal Times Cristina Parker, directrice de programme chez Grassroots Leadership, organisation qui lutte contre l’existence des prisons à but lucratif.

« Il y a des mineurs avec leur famille dans ces centres, deux au Texas et un en Pennsylvanie ».

Les centres de rétention « sont comme des prisons, avec de lourdes portes blindées et des grillages », explique Parker. « Personne n’y pénètre sans autorisation. Certains des détenus ont accès à une assistance juridique, mais cela ne leur est pas garanti ».

Les États-Unis comptent un peu plus de 5 % de la population mondiale mais abritent plus de 20 % de la population pénitentiaire du monde, dans des prisons relevant du niveau local, des États ou fédéral. Avec plus de 2,3 millions de personnes condamnées, incarcérées ou en détention, et compte tenu de la tendance à privatiser les prisons, le secteur est attractif. Les centres de rétention pour immigrés sans papiers ne sont qu’une mince part de ce gâteau, mais tout à fait lucrative.

En cette décennie qui connaît une augmentation des flux de migrants et de réfugiés, le secteur se porte bien.

 

Centres de rétention : source d’emplois et de revenus

À l’heure actuelle, avançant l’argument d’économies à réaliser, de nombreux gouvernement de pays occidentaux externalisent la gestion des prisons.

En 2014, le gouvernement britannique a conclu un contrat sur sept ans, pour un montant de 100 millions de dollars, avec l’entreprise de sécurité Serco, chargée de l’administration du centre de rétention pour immigrés Yarl’s Wood ; le gouvernement australien a confié à l’entreprise Broadspectrum la gestion de deux camps pour demandeurs d’asile à Nauru et en Papouasie-Nouvelle-Guinée ; et la société Hero Norge, qui gère 90 centres d’accueil de réfugiés en Norvège et 10 en Suède, fait payer aux gouvernements entre 31 et 75 dollars par nuit et par personne.

Un rapport de 2013 du centre de recherche In The Public Interest (ITPI) a dévoilé que les entreprises privées gérant les prisons négociaient avec les États des conventions garantissant des taux d’occupation élevés des installations. Les logements prévus dans 41 contrats favorisaient des contingents de réclusion ou obligeaient les contribuables à payer pour les lits inoccupés si la population détenue venait à diminuer. Certains de ces contrats prévoient des taux d’occupation de 90 à 100 % des capacités.

Dans son rapport annuel de 2014, Corrections Corporation of America (CCA), la principale entreprise privée du secteur pénitentiaire, indiquait son inquiétude au sujet des amendements envisagés à la loi sur l’immigration, lesquels risquaient d’entraîner une baisse de ses revenus.

CCA possède et gère 66 prisons et centres de rétention totalisant plus de 90.000 lits dans 20 États et dans le District de Columbia. En 2011 cette société a engrangé 1,7 milliard de dollars, dont 214 millions provenaient directement des contrats conclus avec les autorités de l’immigration. GEO Group, la deuxième plus grande entreprise du secteur, compte 65 prisons et centres de rétention totalisant plus de 65.000 lits. En 2011, ses revenus ont atteint 1,6 milliard de dollars.

Les entrepreneurs privés qui contrôlent la moitié de la capacité d’accueil du réseau des 82 centres de rétention de l’Agence de l’immigration et des douanes (connue sous son sigle anglais ICE), laquelle dépend à son tour du Département de la sécurité intérieure, font payer au gouvernement près de 150 dollars par jour pour chaque détenu.

En outre, les prisons privées sont une source d’emploi et de revenus pour la population locale ; à titre d’exemple, Eloy (Arizona) compte 10.000 habitants libres et accueille trois prisons et un centre de rétention pour immigrés pour un total de 7.000 personnes en privation de liberté. Ces quatre installations, gérées par CCA, emploient 1.600 personnes.

Puisque l’Arizona compte les détenus et prisonniers aux fins du recensement, la ville reçoit près de 2 millions de dollars par an en subventions de l’État, ce qui équivaut à 17 % du fonds municipal consacré aux dépenses générales.

Le 17 mars, Sarah Saldaña, directrice à l’immigration et aux douanes, a prévu 1,4 milliard de dollars pour payer 29.953 lits pour adultes, montant qui couvre l’exercice budgétaire 2017 (qui commence le 1er octobre).

Cette proposition n’a pas satisfait les républicains, majoritaires dans les deux chambres du Congrès ; le représentant du Texas, John Carter, a estimé que l’idée de diminuer la capacité d’accueil pour détenus (de 34.000 a 30.193) « n’avait pas de sens ».

« Les besoins vont probablement dépasser les 34.000 lits », affirme Carter.

CCA et les autres entreprises du secteur peuvent dormir sur leurs deux oreilles : le Congrès a été incapable, comme au cours des trente dernières années, d’approuver une réforme intégrale des lois en matière d’immigration, assurant ainsi que des millions de personnes continueront de vivre dans une illégalité qui les place au bord de la détention, voire de la déportation. Presque la moitié de tous les immigrés sans papiers en détention se trouvent aujourd’hui dans des installations gérées par des entreprises privées.

 

Conditions limite à des fins d’économie

L’année dernière, la mort du Mexicain José de Jesús Deniz Sahagún dans le centre de rétention Eloy a quelque peu attiré l’attention sur les conditions de réclusion des milliers d’immigrés sans papiers et sur les raisons qui ont poussé bon nombre d’entre eux à abandonner leur pays et leur font craindre un retour dans leur patrie. Depuis 2004, 14 détenus ont trouvé la mort à Eloy, soit le double que dans n’importer quel autre centre de rétention pour sans papiers.

Un jour après avoir été placé sous surveillance continue par une assistante sociale, Deniz, qui avait 31 ans, s’est suicidé en s’enfonçant une chaussette en coton dans la gorge. Cela a porté à six le nombre de suicides dans cette institution.

« La triste réalité est que la mort de Deniz est loin d’être un incident isolé de négligence médicale dans un centre de rétention pour immigrés », explique devant le Congrès des États-Unis Raúl Grijalva, représentant démocrate de l’Arizona. « Un récent rapport de American Civil Liberties Union (ACLU) a démontré dans quelle mesure les graves violations des normes médicales de la part de l’ICE ont joué un rôle significatif dans presque la moitié des décès » que l’observateur des libertés civiles a pu étudier.

Grijalva a souligné que CCA, entreprise qui gère le centre Eloy où Deniz est décédé, « a enregistré une augmentation de ses bénéfices de 49 millions de dollars au deuxième trimestre 2015 par rapport à la même période en 2014. À elle seule, l’installations de Dilley (Texas) a généré 100 millions de dollars au premier semestre 2015 ».

« CCA et d’autre entreprises similaires maximisent leurs bénéfices en diminuant au minimum la prise en charge des détenus », soutient le législateur. « Qu’il s’agisse de nourriture, de vêtements, d’assistance médicale ou de soins dentaires, d’éducation ou de loisirs, chaque dollar dépensé est un dollar de bénéfices en moins. Est-il surprenant, dès lors, que surviennent tant de décès par négligence médicale dans des centres dont la gestion est à but lucratif ? ».

Depuis 2003, 155 personnes sont décédées dans les centres de rétention pour immigrés, d’après un article paru en mars dans le magazine VICE.

Un article de Seth Freed Wessler pour la revue The Nation a recensé 25 cas de décès de détenus suite à une assistance médicale inadéquate dans des centres d’accueil pour immigrés.

Ce sont essentiellement deux options qui s’offrent aux immigrés en détention, avec ensuite de nombreuses nuances en fonction de chaque situation individuelle et des critères adoptés par les autorités.

La plus simple, qui est aussi la plus rapide, est celle de la déportation immédiate (et volontaire).

La seconde est la demande d’asile et d’une audience de déportation. Si cette demande est approuvée, la personne peut rester en liberté sous caution (de 1.000 à 10.000 dollars) ou être placée sous surveillance électronique avec un bracelet à la cheville, en l’attente de l’audience de déportation.

Ces décisions nécessitent d’une assistance juridique dont seuls de rares immigrés disposent.

« Il n’existe tout simplement pas de manière humaine de maintenir des familles en détention », affirme Víctor Nieblas Pradis, président de l’Association étatsunienne des avocats spécialisés en droit de l’immigration (sigle anglais : AILA). « Les familles qui demandent l’asile devraient bénéficier de la procédure établie et ne pas tomber sous le coup de la déportation accélérée ».

L’AILA, le Réseau catholique de l’immigration, le Conseil étatsunien d’immigration et le Centre d’éducation et de services juridiques pour réfugiés et immigrants, réunis au sein d’une alliance appelée CARA, ont mobilisé des centaines d’avocats fin qu’ils proposent, gratuitement et dans la mesure de leurs possibilités, une assistance juridique aux personnes en détention.

Nick Rock, avocat à Omaha (Nebraska), a récemment visité le centre de rétention de Dilley (Texas). Ce centre avait une population d’entre 1.400 et 1.500 immigrés sans papiers.

« J’ai pu rencontrer trois groupes d’environ 120 personnes chacun au cours de la matinée, puis trois autres dans l’après-midi », a-t-il dit à Equal Times. « Au total, plus de 700 personnes auxquelles on essaye d’expliquer la situation. J’ai pu également avoir un entretien individuel avec 40 ou 50 personnes. »

Les discours pré-électoraux du moment, tout comme la croyance la plus commune dans l’opinion publique, disent que les États-Unis sont envahis par des Mexicains. Or, la réalité indique qu’au cours des dernières années, le nombre de clandestins qui traversent la frontière a diminué, en particulier le flux migratoire de Mexicains. En revanche, l’on voit clairement la présence de ceux qui fuient la violence et le crime en Amérique centrale et en Amérique du Sud.

« La plupart de ceux que j’ai rencontrés à Dilley viennent d’Équateur, du Honduras, du Salvador », précise Rock. « À Dilley, ce sont toujours des femmes, très souvent avec des enfants de tous âges, depuis des nourrissons jusqu’aux adolescents. Il y a bien une sorte de crèche, mais elle est toute petite et ne peut accueillir que sept enfants environ. » Le centre de rétention de Dilley « te brise le cœur ».

« Ils ne sont pas équipés pour gérer les situation de ces familles », indique Rock. « Un grand nombre de ces femmes ont été violées. Elles n’ont pas accès à une gynécologue, elles pourraient avoir une maladie vénérienne et ne pas le savoir. Quand elles souffrent de toux, le seul remède qu’on leur propose est de boire plus d’eau. Et les personnes qui sont remises en liberté sous caution ou sous surveillance électronique doivent affronter une culture qu’elles ne comprennent pas. »

Rock a été surpris « par l’authenticité, l’honnêteté de ces femmes ». Si on leur donnait l’occasion d’être entendues en audience par un juge de l’immigration, en bénéficiant d’une assistance juridique comme il se doit, ces femmes pourraient être admises aux États-Unis en tant que réfugiées compte tenu du danger mortel qu’elles courent dans leur pays et qui les a poussées à fuir, enfants dans les bras, par-delà les frontières.

« Elles parlent peu. Elles commencent par te dire que d’accord, elles sont disposées à retourner dans leur pays. Mais si tu vas un peu plus loin dans la conversation, elles perdent pied puis elles se lancent et te racontent les abus, les menaces, les clans qui contrôlent les quartiers, les risques réels qui les attendent là-bas », ajoute Rock.

« Quand elles se rendent compte qu’on va les faire retourner dans leur pays, elles sont désespérées. Elles ne veulent pas revivre ces dangers. Elles tremblent, elles ont peur qu’on les oblige à repartir là-bas. »

 

This article has been translated from Spanish.