Indonésie : se tourner vers le passé pour aller de l’avant ?

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Les dirigeants de la planète citent souvent l’Indonésie en exemple en matière de tolérance et de démocratie, aussi bien pour l’Asie que pour le monde musulman. L’attentat survenu récemment en Thaïlande et la protestation croissante en Malaisie font de l’Indonésie un point lumineux unique dans la région, un pays qui avance dans la bonne direction.

« L’Indonésie a connu un progrès rapide dans les années qui ont suivi la chute du général Suharto, en termes de développement et de renforcement des institutions démocratiques », déclare Paul Rowland, spécialiste des questions électorales établi en Indonésie.

Or, il y a tout juste un demi-siècle, l’archipel indonésien connaissait l’un des épisodes les plus sanglants de l’histoire moderne.

Le 30 septembre 1965, six grands généraux étaient tués par un groupe soi-disant composé d’Indonésiens de gauche. À ce jour, les circonstances de la mort des généraux restent floues mais ces meurtres allaient permettre à un dirigeant militaire peu connu, le général Suharto, de prendre le pouvoir et de lancer une campagne nationale contre les auteurs des assassinats qui, selon lui, appartenaient au parti communiste indonésien (PKI) et à ses alliés de gauche.

Deux ans plus tard, Suharto contrôlait fermement le pays, le PKI avait été réduit à néant et un nombre incalculable d’Indonésiens avaient été tués.

«  Si l’on ne tient pas compte du passé, le régime du silence et de la peur perdure, parce que les personnes au pouvoir savent que le public a toujours peur », signale Joshua Oppenheimer, dont le documentaire The Act of Killing, sorti en 2012, fut à l’origine de discussions à l’échelle mondiale sur le coup d’État avorté et ses conséquences.

Pour de nombreuses personnes, la courtoisie apparente – illustrée par les prochaines élections locales de décembre – n’est qu’une façade. Le cœur de la société indonésienne, selon les critiques, renferme toujours quelque chose d’obscur et de violent.

« Si l’on veut comprendre ce qui se passe dans la société actuelle, il faut regarder le passé », confie à Equal Times John T Miller, directeur exécutif du réseau d’action du Timor Oriental, East Timor Action Network.

En effet, Miller et d’autres défenseurs de la justice estiment que la corruption endémique de l’Indonésie, les inégalités persistantes et la dégradation continuelle de l’environnement sont directement liées à ce qui est arrivé en 1965 et, si l’Indonésie n’affronte pas son passé, elle est condamnée à voir son potentiel démocratique se figer, ou disparaître complètement.

« Nous ne connaissons pas l’étendue du génocide. Les gens disent qu’il y aurait eu 500.000 morts, plus vraisemblablement un million selon les universitaires, mais les principaux auteurs affirment avoir tué trois millions de personnes », précise Saskia E. Wieringa, spécialiste des droits des femmes à l’université d’Amsterdam et présidente de l’organisation International People’s Tribunal 1965 (Tribunal populaire Indonésie 1965), mise en place pour élucider les crimes contre l’humanité perpétrés en Indonésie après 1965.

Les militants sont particulièrement préoccupés par la situation actuelle de la Papouasie occidentale, qui a été annexée en 1969 pendant que Suharto était au pouvoir et dont l’histoire est émaillée de vagues de violence et de répression. Les militaires contrôlent toujours rigoureusement la Papouasie occidentale, où des violences sporadiques entre les habitants et les forces gouvernementales éclatent régulièrement.

« La violence des années 1965-1966 se poursuit au Timor oriental, et je crains qu’elle ne continue en Papouasie occidentale », déplore Wieringa.

 

« Ils ont du sang sur les mains »

Suharto a perdu le pouvoir en 1998 suite à la débâcle économique due à la crise financière asiatique. Ensuite, grâce à une importante assistance internationale, l’Indonésie a commencé à bâtir une démocratie qui, contrairement à ce que craignaient de nombreuses personnes, a survécu à plusieurs élections. Elle n’a toutefois pas réussi à créer un espace qui permette aux victimes des trois décennies de pouvoir de Suharto, essentiellement les familles touchées par les tueries de 1965-1966, d’obtenir justice.

« L’Indonésie est toujours gouvernée par des personnes corrompues qui ont du sang sur les mains », dit Wieringa à Equal Times. Le Tribunal siègera pour la première fois en novembre aux Pays-Bas pour tenter de répondre aux questions en suspens et d’apporter une forme de justice – et de reconnaissance – aux familles des victimes des meurtres.

Le tribunal essaiera de faire quelque chose que le gouvernement indonésien de l’après-Suharto n’a pas encore réussi à faire.

« Il n’y a pas eu de comptabilisation précise des années Suharto, ni de mesures visant à mettre de l’ordre », souligne Miller. Cela signifie que, jusqu’à présent, les auteurs des violences continuent d’occuper des postes haut placés à la fois au sein du gouvernement indonésien et dans les innombrables provinces et districts du pays.

« Le pouvoir n’est toujours pas sous contrôle... et l’Indonésie restera dans l’impossibilité de réaliser des progrès dans le domaine des droits humains ou de la lutte contre la corruption tant que ces personnes seront au pouvoir », indique Wieringa.

Au début de l’année, le nouveau gouvernement indonésien, présidé par Joko Widodo, a envisagé de mettre en place une Commission pour la vérité et la réconciliation afin d’examiner les agissements de l’époque de Suharto. Les défenseurs de cette initiative craignent qu’une commission fragile n’offre pas de justice aux victimes.

« Une commission pour la vérité ou la réconciliation doit disposer d’une composante de justice forte », ajoute Miller.

Par ailleurs, les gouvernements étrangers ont un rôle à jouer, tout particulièrement les États-Unis, qui ont soutenu le régime de Suharto et doivent encore fournir des indications sur leur rôle dans le coup d’État.

« Les États-Unis voulaient satisfaire Suharto parce que c’était leur grand allié dans la région, explique Miller. Plus il y aura d’informations sur cette époque, pas seulement sur les actions des Américains mais aussi sur tous les aspects différents des actions du gouvernement indonésien, mieux nous comprendrons ce qui s’est passé et mieux nous pourrons contribuer à éviter que ce genre de situation ne se reproduise, et à en identifier les responsables ».

Au final, c’est le fait que le monde entier se réunisse et reconnaisse la tragédie du passé de l’Indonésie qui permettra de changer le cours des choses.

« Le monde doit comprendre qu’il s’agissait d’un génocide, et le monde doit prendre ses responsabilités », conclut Wierenga.

 

Cet article a été traduit de l'anglais.