L’Ivy League ou le cauchemar des travailleurs migrants au Qatar

 

Ces universités sont parmi les plus riches du monde. Preuve en est, les VUS Maserati et autre Lexus garés devant la bibliothèque.

Ces universités sont parmi les plus riches du monde. Preuve en est, les VUS Maserati et autre Lexus garés devant la bibliothèque.

Ces dernières années ont vu l’implantation en masse dans le richissime émirat pétrolier du Qatar de prestigieuses enseignes universitaires américaines et européennes, parmi elles Georgetown, Cornell, Northwestern, Carnegie Mellon, pour ne citer qu’elles.

Pour les chantres du projet « Education City », ces universités de renom sont là pour aider les nouvelles générations de leaders régionaux à « libérer tout leur potentiel humain ».

Cependant, les travailleurs dont dépend le fonctionnement de ces institutions affirment que leurs perspectives sont compromises – au même titre que leurs droits – par les universités et leurs sous-traitants, qui rémunèrent les nettoyeurs et les personnels de cuisine à raison de moins de 230 dollars par mois.

Les syndicats indépendants sont interdits au Qatar et les défenseurs des droits des travailleurs décrivent cette puissante monarchie gazière comme un « État esclavagiste  » du 21e siècle.

Amnesty International signalait dans un rapport en novembre, que les conditions d’emploi auxquelles sont soumis certains migrants au Qatar correspondent à la définition du « travail forcé ».

« On m’avait promis un salaire de 1200 riyals (330 USD) mais à présent je ne touche que 800 riyals (220 USD) », confie à Equal Times Angel Reyes, une nettoyeuse des Philippines employée dans le complexe Education City.

« Cet argent ne suffit pas, je ne peux rien mettre de côté. »

Avant de venir au Qatar, Reyes s’était vu promettre un emploi dans un hôtel. Pour être embauchée, elle a dû débourser une commission de 30.000 pesos (660 USD).

Le fait de percevoir un paiement des employés en échange des visas de travail est censé être interdit par la loi au Qatar mais la législation du travail est rarement appliquée.

Cette histoire n’a rien d’exceptionnel pour les travailleurs employés par les sous-traitants des prestigieuses universités étasuniennes. Ils affirment que ces institutions ne protègent pas leurs droits fondamentaux.

« Dans mon entreprise, ils nous ont dit [qu’on travaillerait par équipes de] huit heures, alors qu’en réalité on fait entre 12 et 15 heures », signale *Josephine Sanchez, auxiliaire de bureau employée dans une des principales universités par l’intermédiaire d’une agence de placement.

Bien qu’elle ait effectué un grand nombre d’heures au sein de son entreprise où elle travaille depuis plus de deux ans, elle ne touche que 900 riyals (247 USD) par mois, et ce dans un pays où le coût du transport et de la nourriture est plus élevé qu’aux États-Unis.

« [Je ne touche pas] le salaire qui m’avait été promis. Nous étions en lutte [avec l’entreprise] mais ils nous ont contraints à signer. Ils nous ont tous dupés. »

 

Main-d’œuvre migrante

Les travailleurs migrants comme Sanchez représentent plus de 95% des effectifs dans le secteur privé au Qatar. Obtenir la nationalité qatarie est pratiquement impossible – même pour des familles qui y vivent depuis plusieurs générations, parlent arabe et pratiquent la religion officielle de l’État qui est l’islam wahhabite.

En vertu du système de kafala, le statut migratoire d’un employé dans le pays est directement lié à son employeur ; si on perd son emploi on perd le droit de rester dans le pays.

Les travailleurs ne peuvent changer d’employeur sans l’autorisation expresse du premier employeur, signifiée sous forme d’un document appelé la « lettre NOC » - rarement délivrée.

« Si j’en avais la possibilité, je passerais à une autre entreprise  », confie Sanchez.

 « Les gérants sont désagréables et ne se préoccupent que d’eux-mêmes. Si vous tombez malade, ils déduisent les jours d’absence de votre salaire. »

Les travailleurs doivent solliciter un « permis de sortie » officiel signé par leur employeur rien que pour sortir du pays – c’est valable même pour les stars du football – autrement dit, les travailleurs peuvent être retenus tels des prisonniers dans cet État du désert s’ils osent se plaindre d’abus.

Les personnels auxiliaires non enseignants sont mal payés et proviennent majoritairement des Philippines, de l’Inde, du Pakistan, du Kenya et du Népal.

Bien qu’elles travaillent dans des universités qui donnent des cours sur le libéralisme et la justice sociale, des personnes comme Angel Reyes et Josephine Sanchez n’ont pratiquement aucun recours contre les abus systémiques de l’appareil juridique qatari.

« C’est tout simplement inexcusable de la part d’un des pays les plus riches du monde qu’un si grand nombre de travailleurs migrants soient exploités d’une manière aussi impitoyable », a déclaré le secrétaire général d’Amnesty International, Salil Shetty, en novembre, suite à la publication d’un rapport intitulé, en anglais, « The Dark Side of Migration ».

« Notre enquête a dévoilé un niveau alarmant d’exploitation. »

 

Education City

Le projet Education City est financé par la Qatar Foundation, une institution fondée par Sheikha Moza Bint Nasser, mère de l’actuel émir du Qatar et l’une des épouses de l’ancien dirigeant du pays.

Ce complexe bordé d’une enceinte et situé dans la périphérie de Doha recèle des installations de pointe pour les étudiants les plus nantis.

Les universités occidentales touchent de véritables fortunes au Qatar en échange de la gestion des campus. Ce qui revient en quelque sorte à sous-traiter leurs prestigieuses enseignes pour procurer de la légitimité à ce que d’aucuns considèrent comme une dictature peu reluisante avec peu d’égard pour les droits des travailleurs.

D’après une source bien placée du campus de la Cornell University à Education City, au Qatar, entre 10 et 12% des recettes de la branche centrale de cette institution, à Ithaca, New York, proviennent directement du Qatar.

Ceci donne au gouvernement du Qatar un pouvoir d’influence considérable sur les décisions des universités, a fortiori dans le contexte de crise financière qui a sérieusement ébranlé la dotation des principales universités des États-Unis.

Le Qatar compte moins de 350.000 ressortissants nationaux et son PIB, estimé à 200 milliards de dollars US, repose principalement sur ses exportations de gaz naturel liquéfié et de pétrole vers l’Europe et l’Asie.

Avec une population de quelque deux millions d’habitants, au prorata du PIB par habitant le Qatar est aujourd’hui le pays le plus riche du monde.

Suite à la publication par les médias et les organisations de défense des droits humains d’une série de rapports dénonçant des violations flagrantes des droits des travailleurs, le Qatar a commencé à procéder à certaines réformes modérées dans un souci d’éviter toute mauvaise presse en prévision de la Coupe du monde de football de 2022.

« Là où nous logions, nous étions entassés à huit personnes par chambre », signale Reyes. « Puis un jour il y a eu une inspection de la Qatar Foundation et ils ont réduit le nombre à quatre personnes par chambre. »

Selon elle, la peur de la mauvaise presse dans les médias étrangers a été à l’origine de cette relative amélioration des conditions de travail.

Des employés en sous-traitance travaillant à la Qatar Foundation ont indiqué à Equal Times que d’une manière générale, ils appréciaient leurs collègues et d’autres aspects de l’environnement de travail.

Tout ce qu’ils veulent, disent-ils, c’est qu’on leur donne ce qui leur avait été promis par les recruteurs avant de venir au Qatar – un salaire permettant de vivre plus ou moins dignement, des heures régulières et le droit de changer d’employeur si les conditions deviennent intolérables.

Alors que les yeux du monde entier sont rivés sur le Qatar et ses projets de modernisation et de construction pharaoniques en prévision de la Coupe du monde, les travailleurs d’Education City estiment qu’un changement est possible – pourvu que la communauté internationale maintienne la pression.

Car après tout, disent-ils, les bas salaires au Qatar ne sont certainement pas dus à un manque d’argent.

 

*Les noms des travailleurs ont été changés pour protéger leur identité. En vertu de la législation qatarie sur les médias, actuellement à l’état de projet, toute déclaration (vraie ou fausse) nuisant à la réputation commerciale d’une personne morale ou physique peut être considérée comme une infraction pénale.

 

 

Cet article a été traduit de l'anglais.