Les plaies de la guerre civile du Liban toujours pas refermées

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Malgré son absence depuis 31 ans, Imad Ibrahim Abdallah a toujours sa place dans le salon de l’appartement populaire de Beyrouth où vit Samia Abdallah, sa grande sœur.

Sur son portrait en bonne place sur la table basse, il arbore une fine moustache et un collier de barbe, seuls signes qui le distinguent d’un gosse.

Imad n’avait que 18 ans quand il a été enlevé par les forces armées syriennes, présentes au Liban pendant et après la guerre civile qui a duré de 1975 à 1990.

C’était en 1984 et, depuis, sa famille s’épuise entre le mince espoir de le retrouver un jour et l’impossibilité de faire le deuil.

« La semaine dernière, ma sœur m’a dit qu’elle avait rêvé de lui. J’espère que c’est un bon signe. Elle a aussi rêvé de notre mère, qui est morte de tristesse de l’avoir trop attendu », dit Samia avec l’aplomb d’un docteur.

« On appelle cela la « perte ambiguë ». Pour les parents des disparus de la guerre civile, le deuil est gelé ; c’est beaucoup plus dur à supporter qu’un décès, » affirme Fabien Bourdier, responsable du « Projet des disparus » au sein du Comité international de la Croix-Rouge (CICR).

Le 13 avril 2015 marque les quarante ans du début officiel de la guerre civile au Liban. Durant ce conflit, qui a fait plus de 150.000 morts en 15 ans, l’enlèvement a été utilisé comme une arme de guerre par tous les acteurs.

En 1992, un rapport de police se basant sur des plaintes officielles a estimé à 17.415 le nombre de personnes disparues (page 11), qu’elles aient été tuée et enterrées dans des fosses communes ou emprisonnées au Liban, en Syrie ou en Israël. Un chiffre dont il est jusqu’ici impossible de vérifier l’exactitude.

« En général, après un conflit ayant été le théâtre de disparitions forcées, une commission nationale est créée ou un ministère spécialisé est nommé sur la question. Établir la vérité sur leur sort est un moyen de favoriser la réconciliation nationale. Rien de tout cela n’a été fait au Liban, » explique Bourdier.

« Le CICR a donc lancé un programme sur les disparus en 2011, dans l’espoir qu’une commission nationale voie le jour. Nous avons déjà réalisé 1800 interviews avec les familles pour recueillir des données légistes qui permettront d’identifier les disparus, le jour où les autorités s’attelleront à la tâche d’exhumer les nombreuses fosses communes essaimées dans le pays. »

« Car pour les familles des disparus, la guerre n’est toujours pas terminée. »

 

Le déni officiel

En guise de réconciliation nationale, le parlement libanais a adopté le 26 août 1991 une loi d’amnistie pour les crimes commis avant le 28 mars 1991.

Mais en parallèle, aucun soutien n’a été apporté aux proches des disparus dans leur quête de vérité.

Selon Nizar Saghieh, un avocat libanais qui soutient les familles au sein de l’association Legal Agenda : « Dans les années 1990, les autorités ont tout fait pour délégitimer l’action des familles des disparus. « Vous voulez que la guerre reprenne ? Renoncez à vos droits, tout le monde veut oublier », leur disait-on. Elles ont toujours senti un mépris et certaines ont intériorisé ce sentiment d’illégitimité, ce qui peut expliquer que leur mouvement soit resté marginal pendant si longtemps ».

En 1995, une loi est même adoptée pour leur permettre de déclarer leur proche comme décédé au bout de quatre ans. « C’était clair, jusque dans son préambule, que cette loi visait à clore le dossier des disparus et à tourner la page de la guerre », rappelle Saghieh.

Les familles pauvres, qui n’avaient rien à tirer d’un acte de décès, décident toutefois de poursuivre leur combat, autour du Comité des familles de disparus et du Soutien aux Libanais en détention et en exil (SOLIDE).

« Je n’ai jamais attendu d’effort de la part des autorités, étant donné que les chefs de guerre qui ont perpétré ce crime contre l’humanité sont aujourd’hui les responsables politiques du pays. Ils ont tout fait pour enterrer le dossier, mais nous avons défendu bec et ongle notre droit à savoir », avoue Ghazi Aad, le fondateur de SOLIDE, dans une interview avec Equal Times.

En 2000, une grande campagne intitulée « On a le droit de savoir » réunit plus de mille personnes dans les rues pour réclamer la vérité sur les disparus.

Une commission d’enquête est enfin créée. Mais à l’instar des deux autres commissions qui la suivront, ses résultats déçoivent les familles.

Son rapport, dont l’intégralité est longtemps restée secrète, mentionne l’existence de charniers mais juge impossible d’identifier les corps après tant d’années.

Quant aux demandes des familles dont les proches ont été transférés dans des prisons syriennes, elles sont jugées irrecevables.

Au final, la commission identifie 2046 disparus considérés comme morts et le procureur de la Cour de cassation de l’époque va même jusqu’à recommander aux familles de « se résigner ».

Pourtant, en décembre de la même année, une quarantaine de Libanais sont libérés des prisons syriennes, preuve que certains disparus sont encore vivants. Samia garde une copie d’un journal jordanien où des détenus libérés affirment avoir vu Imad dans la prison syrienne de Tadmour. « Il a même pu nous envoyer deux lettres en 2003, après la mort de maman, où il disait qu’il était très malade », soupire-t-elle.

 

Le droit prend du pouvoir

Face au déni des autorités libanaises, les associations des familles de disparus entament, le 11 avril 2005, un sit-in permanent dans une tente installée devant la représentation de l’Organisation des Nations unies (ONU) à Beyrouth.

Comme chaque jeudi, Majida Bachaché quitte son village de Barja pour s’y rendre. Elle prend toujours avec elle le portrait d’Ahmad, son frère disparu en 1976, à l’âge de 18 ans.

« Au début ma mère était allée demander partout dans Beyrouth pour le retrouver. Peu à peu, elle a perdu la tête, avant de perdre la vie. Beaucoup de mères de disparus sont mortes de tristesse », dit-elle.

Majida assure que son frère a été enfermé dans la prison syrienne de Mazzé et qu’elle n’a pas d’espoir de le revoir vivant. Mais après trois décennies de combat pour la vérité, pas question de renoncer : « Dans cette tente, je me sens chez moi. »

Leur pugnacité finit par payer. En mars 2014, suite à une demande déposée par Saghieh au nom des familles, le Conseil d’État exige que les autorités libanaises remettent le rapport intégral de la commission d’enquête de 2000.

Une décision prise au nom du droit universel des familles à connaître le sort de leurs proches disparus, qu’ils soient morts ou vivants.

Depuis le 6 décembre 2007, la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées de l’ONU oblige les États à tout faire pour soutenir le droit à savoir des proches des victimes de disparitions forcées.

Le Liban ne l’a toujours pas ratifiée.

Ses députés n’ont pas non plus adopté le projet de loi déposé en 2012 par un collectif d’avocats, d’ONG et d’associations de familles, demandant notamment la création d’une commission indépendante sur les personnes disparues et la protection des fosses communes en vue de futures exhumations.

Mais selon Nizar Saghieh, le temps joue en leur faveur : « D’un côté, plus le temps passe, plus les proches des disparus meurent. Mais de l’autre, les responsables politiques directement impliqués dans la guerre vont bientôt se retirer et cela facilitera la découverte de la vérité. Jusqu’à présent, les familles n’avaient pas pu imposer leur voix face au pouvoir. Désormais, elles ont le droit de leur côté, » assure-t-il.

« Et le droit commence à prendre du pouvoir. »

This article has been translated from French.