Les victimes oubliées du canal du Nicaragua

Lancé en 2013, le projet du « Grand canal interocéanique du Nicaragua », qui associe le gouvernement nicaraguayen et l’entreprise de télécommunication chinoise Hong Kong Nicaragua Development (HKND), n’a toujours pas commencé ses travaux.

Un budget d’environ 50 milliards USD est annoncé pour un ensemble comprenant aussi deux ports, un aéroport international, des zones de libre-échange, un chemin de fer ou encore un oléoduc. Un projet titanesque à l’échelle du pays, équivalent à presque cinq fois son PIB, et qui devrait apporter « bonheur et bien-être au habitants du Nicaragua », selon le président Daniel Ortega.

Mais une part de la population a été oubliée dans l’équation. Plus de 100.000 Nicaraguayens vivent en effet dans des communautés réparties le long du projet, depuis Punto de Aguila sur la côte caribéenne jusqu’à Brito sur la côte Pacifique. Depuis trois ans, ils vivent sous la menace quotidienne d’une expulsion.

Au cœur du problème, l’article 12 de la loi 840, le corpus législatif qui régule l’ensemble du projet du canal. Celui-ci permet l’expropriation « de n’importe quel bien immobilier qui soit raisonnablement nécessaire pour la réalisation du projet. » Et ce, qu’il s’agisse d’un bien privé, public ou même appartenant à une communauté indigène.

« Les compensations financières qu’ils nous proposent sont ridicules. Ils parlent de nous reloger dans des appartements mais nous sommes des agriculteurs, comment survivrons-nous ? » interroge Francisca Ramírez Torres, coordinatrice du Consejo Nacional en Defensa de Nuestra Tierra, Lago y Soberanía (Conseil national de défense de notre terre, lac et souveraineté), une organisation qui représente près de 300 communautés en opposition au projet.

« Nous avons déjà organisé plus de 60 manifestations aux niveaux local, régional ou national depuis le début du mouvement et nous continuerons aussi longtemps que possible. »

Une mobilisation qui ne va pas sans heurts. Fin 2014, lors d’une manifestation à Tule, dans le département de Rio San Juan, au sud-est de la capitale, les forces anti-émeute chargent les habitants qui protestaient depuis plus d’une semaine. Bilan : deux morts et plusieurs dizaines de blessés.

Quelques semaines plus tard, une manifestation est organisée à Managua. « Ils ont interdit aux compagnies de bus de nous emmener, puis nous ont ralentis autant qu’ils pouvaient. Nous avons utilisé les camions qui servent normalement à transporter les animaux. Ils jetaient des morceaux de verre sur la route, multipliaient les contrôles… Le trajet qui aurait dû prendre moins de 10 heures a duré 56 heures ! » raconte à Equal Times Eugenio Hernández Villara, qui habite la colonie de San Francisco d’Aguafria.

Au quotidien, ceux qui résistent sont asphyxiés économiquement et socialement.

« Les prix de ce que nous vendons sur le marché sont contrôlés, nous n’avons plus d’investissement pour les routes, pour les écoles, les médecins envoyés dans la région n’ont le droit de nous donner que du doliprane ou de l’ibuprofène », soupire Francisca Ramírez Torres.

 

Une manœuvre pour saisir les terres ?

Déterminés à lutter par les moyens légaux, les opposants multiplient les initiatives.
Plus de 10.000 lettres de protestations ont été envoyées au gouvernement, 34 recours législatifs ont déjà été déposés ainsi qu’une initiative citoyenne regroupant plus de 28.000 signatures. Le tout sans aucun succès.

« Le problème est que tout a été validé en trois jours à l’Assemblée nationale sans débat ni aucune consultation de la population. Il y a un grand manque de transparence », précise Vilma Núñez de Escorcia, la présidente du Centre nicaraguayen des droits de l’homme (CENIDH), une des rares organisations locales qui soutient les habitants.

De tout ça, pas un mot ou presque dans la presse nationale. Carlos Fernando Chamorro, journaliste sur Canal 12, l’un des seuls médias du pays qui parle de la situation, explique à Equal Times : « La plupart des journaux, radios et télévisions du pays sont liés au gouvernement, donc pour eux le sujet n’existe pas. Les autres se concentrent sur ‘l’information positive’. Pour aller dans la zone, il faut ruser, utiliser des astuces journalistiques et avoir de la chance. »

Pourquoi les travaux n’ont-ils pas encore commencé ? Lorsque Equal Times s’est intéressé au sujet en mai 2014, le projet devait commencer en décembre de la même année. Aujourd’hui le gouvernement parle de décembre 2016.

Le passif de Wang Jing, le président de HKND, incite à la prudence. Le South China Morning Post de Hong Kong a ainsi découvert que, dans 12 des 20 pays où son entreprise déclare avoir des intérêts commerciaux, il n’en existe aucune trace.

Une situation à même d’alimenter la théorie des opposants. « Le canal n’est pas viable économiquement, tous les experts le disent, l’objectif est de récupérer les terres pour des projets touristiques et économiques », souligne Vilma Núñez de Escorcia.

Selon le journal Le Monde, sont concernés : « Les terres les plus fertiles du Nicaragua et le lac Cocibolca, deuxième plus grand lac d’eau douce d’Amérique latine ».

« Ils ont déjà fait la même chose en expropriant les habitants de sept communautés pour un projet de centrale hydroélectrique. Le projet n’a pas vu le jour mais les paysans n’ont jamais récupéré leurs terrains », explique, amère, Francisca Ramírez Torres.

Une situation inconcevable pour elle comme pour les autres habitants de la région qui répètent la même phrase en boucle : « Nous préférons mourir que de donner nos terres au gouvernement. »