Nouvelle zone de libre-échange en Asie : les migrants en danger

La nouvelle année marque le début de la Communauté économique de l’ASEAN (Association des nations d’Asie du Sud-Est), également connue sous le nom de CEA. Il s’agit de la première étape d’un marché unique du commerce et du travail comparable à l’Union européenne, qui concerne plus de 600 millions de personnes dans dix États membres. Bien que la CEA touche une population plus importante que le marché unique de l’UE, elle ne prévoit pas de protection pour les travailleurs les plus vulnérables, c’est-à-dire plusieurs millions de migrants peu qualifiés.

Annoncée comme une étape importante pour une région qui espère disputer la suprématie économique à l’Inde et à la Chine géographiquement proches, la CEA fait craindre qu’une mobilité accrue au nom de la croissance n’expose encore plus ces travailleurs migrants à la traite des êtres humains et à l’esclavage moderne.

«  La CEA se focalise sur les professionnels hautement qualifiés, explique à Equal Times Raxiey Adolfo, assistant de projet pour l’organisation Migrant Forum in Asia. Les travailleurs peu qualifiés, qui constituent une majorité des travailleurs de l’ASEAN, ne sont pas pris en compte dans la CEA. Cette stratégie risque d’aggraver l’exploitation et la traite des humains dans la région ».

En effet, la CEA ne mentionne pas la libre circulation des travailleurs non qualifiés ; elle s’intéresse uniquement aux flux commerciaux et financiers et aux travailleurs qualifiés, ce qui représente un pourcentage minuscule du marché du travail de la région. C’est un phénomène particulièrement inquiétant, d’après Anis Hidayah, la directrice exécutive de Migrant Care, une ONG indonésienne dédiée à l’autonomisation et à la protection des travailleurs migrants indonésiens à l’étranger.

« Dans une instance qui ne se préoccupe que de la main-d’œuvre hautement qualifiée, les travailleurs migrants, en particulier les travailleurs domestiques migrants, risquent d’être les premières victimes », déclare Hidayah à Equal Times.

 
Une communauté divisée

Il est essentiel de souligner que les États membres de la CEA sont très différents les uns des autres, tant par leur richesse que par leur taille. D’abord, il y a le tout petit Singapour, qui est l’une des nations les plus riches du monde en termes de PIB par habitant. Viennent ensuite l’Indonésie et les Philippines, qui se caractérisent par leur jeunesse et leur densité de population, et figurent parmi les pays dont les taux d’émigration sont les plus élevés du monde : selon les estimations, 6,2 millions et 10 millions de leurs ressortissants, respectivement, travaillent à l’étranger à un moment ou à un autre.

Et puis, de l’autre côté, il y a les États membres les moins développés, à savoir le Myanmar, le Laos et le Cambodge, qui se classent parmi les pays les plus pauvres du monde. Ajoutons à cela le fait que la majeure partie de la région est dirigée par des régimes autocratiques, parfois autoritaires, et l’on obtient un géant peu maniable qui n’est pas représentatif de sa population et qui repose sur le consensus.

« L’ASEAN a tendance à éviter les questions susceptibles de porter atteinte à la souveraineté d’un pays ; c’est pourquoi on dit ‘à la manière de l’ASEAN’ pour désigner les consensus et les transactions à huis-clos, hors du domaine public, afin de faire respecter la soi-disant norme de non-ingérence », précise Kevin McGahan, expert des questions de main-d’œuvre migrante et de droits humains dans le cadre du Global Studies Programme de l’université nationale de Singapour.

C’est ainsi que, en grande partie, les problèmes des faibles salaires et des travailleurs migrants ont été passés sous silence, au profit des affaires et des accords commerciaux. Dans ce système, des pays individuels peuvent faire obstruction à d’importantes protections pour les travailleurs.

En fait, plusieurs nations de la CEA tirent profit de la main-d’œuvre migrante. Par exemple, la Thaïlande emploie de nombreux travailleurs migrants provenant des pays voisins, plus pauvres, tandis qu’en Malaisie, les usines et les plantations de palmiers à huile de palme embauchent des migrants d’Indonésie, du Bangladesh et du Népal.

Ces deux pays sont connus pour de multiples cas de traite d’êtres humains et de violations des droits du travail, et ils figurent tous deux dans la troisième partie du classement du Rapport du ministère des Affaires étrangères des États-Unissur la traite des humains.

La Malaisie et son voisin Singapour, qui recourt également aux migrants pour les soins à domicile et le secteur de la construction, sont les premiers à faire obstacle à l’amélioration de la protection des migrants dans le cadre de la CEA.

« Les pays qui résistent fortement à la mise en place d’un instrument régional… sont Singapour et la Malaisie, indique Adolfo. Ils s’opposent tous les deux à l’adoption d’un instrument juridiquement contraignant qui protègerait les droits des travailleurs migrants et à l’instauration de protections pour les travailleurs migrants sans papiers ».

Selon les estimations de Migrant Care, deux millions d’Indonésiens travaillent actuellement en Malaisie et à Singapour avec peu de protections. Ce chiffre est appelé à augmenter à l’avenir.

«  À Singapour et en Malaisie, nous avons un énorme problème avec les travailleurs migrants  », signale Hidayah. Pour la seule Malaisie, Migrant Care estime à 288 le nombre de travailleurs indonésiens condamnés à mort, généralement pour des crimes qu’ils n’ont pas commis, ou qui ont été jugés sans représentation juridique en bonne et due forme. Des milliers d’autres se trouvent dans des centres de détention à travers le pays.

Trop souvent, cette situation juridique floue mène à la tragédie, comme en septembre dernier lorsqu’une embarcation surchargée de migrants sans papiers après l’expiration de leur visa, a fait naufrage entre l’Indonésie et la Malaisie, coûtant la vie à 13 personnes.

 
Volonté de réforme

Si les travailleurs ne sont pas mieux protégés, la situation actuelle perdurera, au nom d’une croissance économique qui ne profite qu’à très peu de personnes.

« La CEA risque d’aggraver l’exploitation et la traite des humains dans la région, déplore Adolfo. Elle ne bénéficiera qu’aux entreprises transnationales, aux multinationales et aux autres grandes sociétés de la région  ».

Mais les possibilités de changement existent. Les pays d’origine des migrants, comme l’Indonésie et les Philippines, s’efforcent de protéger leurs citoyens à l’étranger. La société civile joue elle aussi un rôle non négligeable. Migrant Care demande depuis 2007 un cadre régional pour protéger les travailleurs migrants, c’est-à-dire lorsque l’ASEAN a adopté une déclaration sur les droits des travailleurs migrants, qui n’avait en fait aucun pouvoir.

Migrant Care espère aujourd’hui une convention contraignante, qui aurait dû être mise en place depuis longtemps, à son avis, mais qui devrait finalement voir le jour cette année.

« Fin 2014, l’ASEAN a finalisé un projet de convention sur la protection des travailleurs migrants de la région, précise Hidayah. Nous espérons que cette année, ce projet sera adopté et qu’il permettra de mettre fin à toute forme d’esclavage, de violence et de discrimination à l’encontre des travailleurs migrants  ».

 
Cet article a été traduit de l’anglais.

Cet article a été traduit de l'anglais.