Quel avenir pour les travailleurs du Myanmar ?

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Quand le Myanmar s’est rendu aux urnes le 8 novembre 2015 – ses premières élections quasi démocratiques et « libres  » après plus de 60 années de régime militaire en majeure partie brutal – une préoccupation dominante guettait la nation : L’ouverture démocratique naissante pourra-t-elle être maintenue et renforcée indépendamment de l’issue du scrutin ? Ou ce royaume jusqu’ici reclus, depuis si longtemps isolé par les politiques régressives d’une élite martiale corrompue et intéressée, retombera-t-il dans l’isolement et l’exil ?

Le Myanmar, nation d’Asie du sud-est de 54 millions d’habitants composée d’une mosaïque d’ethnies différentes, est un pays d’une immense richesse.

Niché entre les géants asiatiques que sont l’Inde et la Chine, doté de réserves de pétrole et de gaz, de rubis et autres gemmes, de forêts de tek et de bois précieux, d’un vaste secteur agricole et d’une industrie de la pêche non moins importante, sans oublier son potentiel humain largement « inexploité », le Myanmar abonde en ressources naturelles.

Depuis l’arrivée au pouvoir du Parti de l’union, de la solidarité et du développement (Union Solidarity and Development Party, USDP) – le dernier avatar en date des forces armées « Tatmadaw » - à l’issue d’élections truquées en 2010, on a assisté à une ruée sur ces richesses.

Le Tatmadaw – cofondé par Aung San, père de la lauréate birmane du prix Nobel pour la paix, Aung San Suu Kyi, dont la Ligue nationale pour la démocratie de l’opposition ( NLD ) est attendue de gagner ces élections par un ras-de-marée – a exercé un pouvoir de facto au Myanmar depuis que le pays a gagné son indépendance de l’empire britannique en 1948.

Le Myanmar, qui jusqu’à 1989 portait le nom de Birmanie, s’est trouvé pris dans l’étau de sanctions économiques depuis la fin des années 1990, avec la Chine pour unique soutien politique et investisseur majeur.

Tandis que l’armée et sa coterie jouissait – et continue de jouir – de vastes richesses et privilèges provenant du commerce illégal de jade, de stupéfiants et de l’exploitation des forêts, des millions de Birmans démunis ont été contraints d’émigrer, principalement vers les pays voisins, la Thaïlande et la Malaisie.

En 2012, l’USDP, actuellement dirigé par l’ancien général des forces armées, le président Thein Sein, a amorcé un timide programme de réforme politique et économique et adopté une loi sur l’investissement étranger (Foreign Investment Law, FIL), ainsi que des règles relatives aux investissements étrangers (Foreign Investment Rules, FIR).

La levée subséquente des sanctions a entrainé une véritable ruée sur les richesses naturelles du Myanmar de la part des puissantes entreprises multinationales (EMN) qui avaient des visées sur le pays.

 

Boum de l’IDE

Voici quelques chiffres qui nous permettent de nous faire une idée de l’ampleur de ce boum : De 1988 à 2012, seules 477 entreprises étrangères ont investi au Myanmar, représentant un investissement direct étranger (IDE) total de 4,1 milliards USD. Au cours de la dernière année fiscale, ce chiffre a été multiplié par deux pour atteindre plus de 8 milliards USD, avec des investissements provenant de pas moins de 895 entreprises étrangères de 38 pays, d’après un nouveau rapport de la Confédération syndicale internationale (CSI) intitulé, en anglais, Foreign Direct Investment In Myanmar : What Impact On Human Rights ? (Investissement direct étranger au Myanmar : Quel impact sur les droits humains ?)

Les prix de l’immobilier dans le centre de Yangon rivalisent désormais avec ceux de Manhattan. Selon les prévisions de la Banque asiatique de développement, la prochaine décennie pourrait voir le Myanmar atteindre des taux de croissance de 7 à 8% par an, parmi les plus élevés de la région.

Les entreprises étrangères qui ont récemment établi des chaines d’approvisionnement dans le pays incluent Adidas (Allemagne), Gap (États-Unis), H&M (Suède), Marks and Spencer et Primark (toutes deux britanniques). Des entreprises de télécommunication comme Telenor (Norvège) et Ooredoo (Qatar) investissement également dans le pays.

Les secteurs du pétrole et du gaz restent les principaux investisseurs étrangers. L’investissement dans le secteur énergétique a atteint 3,2 milliards USD au cours de l’année fiscale 2014-2015. BG Group (UK), Chevron (États-Unis), Eni (Italie) et Shell (Pays-Bas) se sont vu octroyer de nouveaux blocs, cependant que la société française Total continue d’exploiter les champs gaziers offshore de Yadana. Le gazoduc de Yadana, qui achemine du gaz de la Mer d’Andaman à la Thaïlande et figure parmi les projets de développement de gaz naturel les plus controversés du monde tient lieu d’avertissement sérieux des risques potentiels associés aux IDE.

Depuis le début des années 1990, Total, Chevron et leurs partenaires thaïlandais et birmans ont été embourbés dans un scandale mêlant travail des enfants, confiscation de terres, viols, tortures et meurtres.

De fait, jusqu’ici les relations entre le Myanmar et les EMN n’ont pas été de plus heureuses.

D’autres cas retentissants de travail forcé et d’esclavage moderne ont également retenu l’attention ; parmi eux, celui de l’exploitation brutale et du meurtre de pêcheurs migrants employés dans l’industrie de la pêche thaïlandaise, qui exporte du thon et des crevettes vers la Grande-Bretagne et les États-Unis.

C’est une affaire qui avait été dévoilée au grand jour par ce même journaliste en 2009 dans un reportage intitulé Murder at Sea (meurtre en haute mer), réalisé pour la Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF).

Bien que le recours répandu par le Tatmadaw au travail forcé, notamment pour la construction de routes et d’infrastructures et le transport de matériel militaire, ait été signalé comme étant en déclin, le pays a manqué à son engagement auprès de l’OIT d’éliminer le travail forcé pour 2015. Alors que la lutte pour l’abolition de l’esclavage moderne s’intensifie, la campagne internationale visant la ratification et la mise en œuvre du Protocole sur le travail forcé de l’Organisation internationale du travail (OIT) dans 50 pays à l’horizon 2018 a mis le Myanmar sous les feux de la rampe.

Le travail forcé demeure un problème brûlant, a fortiori dans les zones de conflit ethnique du Myanmar – comme l’État occidental de Rakhine, où vit la très persécutée minorité musulmane Rohingya dont les membres ont été privés du droit de vote et largement exclus des élections de ce dimanche. Le travail forcé associé à la confiscation de terres, également en hausse, risque de continuer de prendre de l’ampleur à mesure que l’investissement s’intensifie.

Les critiques sont d’avis que les investisseurs étrangers au Myanmar ne sont mus que par l’appât du « gain à court terme », comme ils l’ont été dans le cas d’autres pays comme le Bangladesh et le Cambodge, et l’exploitation d’une main-d’œuvre bon marché et peu qualifiée.

« À chaque fois qu’un pays s’ouvre, les gens s’empressent de venir voir quels sont les avantages qu’ils peuvent en tirer », observe Maung Maung, président de la Confédération des syndicats du Myanmar (CTUM).

« Il convient, cependant, de rappeler que nous avons été dans un trou noir et que nous avons besoin d’IDE, mais aussi de compétences techniques.

« Nous avons été derrière la Thaïlande et l’Inde durant au moins dix années et avons donc besoin d’investissements financiers. Dans le même temps, nous avons besoin d’un agenda pour un salaire décent. »

(Parachute Pictures)

 

« Les investisseurs doivent respecter le droit international »

Naguère faussement accusés d’être des « terroristes » et des agitateurs communistes, la CTUM et son leader, Maung Maung, sont retournés au Myanmar en septembre 2012, au terme d’un exil qui aura duré 24 années.

À l’issue d’une décision historique, le 23 juillet 2015, la CTUM – anciennement la Fédération des syndicats de Birmanie (Federation of Trade Unions of Burma, FTUB) – a été officiellement enregistrée et reconnue comme la principale centrale syndicale nationale du Myanmar.

Depuis lors, la CTUM s’est lancée dans la tâche herculéenne que représente la construction du syndicalisme et des droits des travailleurs au Myanmar ; elle compte déjà à l’heure actuelle près de 49.000 membres – dont 16.000 femmes – et quelque 640 affiliés.

L’IDE et son impact sur les droits syndicaux et des travailleurs constituent un enjeu-clé pour l’avenir du pays, selon Maung-Maung.

« Les principaux défis auxquels nous aurons à faire face tiennent aux sociétés multinationales, à la globalisation et à l’intégration économique au sein de l’ASEAN. Il nous faudra aussi monter d’un cran pour ce qui a trait à la négociation collective », confie le géologue de formation, aujourd’hui âgé de 63 ans. « Nous avons besoin d’investisseurs qui respectent les conventions internationales de l’OIT et nous devons éduquer nos concitoyens pour mieux les sensibiliser. »

Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, le Myanmar était probablement le pays le plus avancé de la région en termes de production agricole, d’infrastructure, de communication et d’éducation.

À présent, le Myanmar a reculé loin derrière les autres pays membres de l’ASEAN ; il affiche le troisième PIB le plus faible du bloc, à 64 milliards USD, comparé aux PIB de ses voisins, la Thaïlande, 374 millions, et la Malaisie, 327 millions.

Entre temps, les exportations annuelles du Myanmar se chiffrent à 11 milliards USD, par rapport à 578 milliards USD pour le Singapour, 280 milliards USD pour la Thaïlande et 259 milliards USD pour la Malaisie.

« Nous devrons travailler très, très dur  », a affirmé Maung Maung. « De 1948 à 1956 ou 57, la Birmanie faisait partie des « tigres économiques ». Nous formions une plaque tournante, mais à présent nous nous retrouvons loin derrière. »

Dans un entretien avec Equal Times, Jamie Davis, directeur de programme du Solidarity Center de l’AFL-CIO au Myanmar, a indiqué : « Le commerce avec le Myanmar suscite énormément d’intérêt. Mais le concept de bonnes relations employeurs-travailleurs est quelque chose qui n’a pas été pratiqué dans l’histoire du pays au cours des 50 dernières années.

« La vraie question est de savoir si les investisseurs viendront dans l’idée qu’il s’agit d’un pays à la main-d’œuvre bon marché, où l’État de droit est faible et où ils peuvent agir à leur guise ou s’ils partageront leurs bénéfices équitablement avec les travailleurs ?  »

« En matière de santé et de sécurité, nous avons pu constater de graves problèmes dans les pays voisins comme le Bangladesh et le Cambodge, où les incendies et les effondrements d’usines ont été relativement fréquents et je pense que c’est un aspect qu’il convient de garder à l’œil ici. »

En novembre dernier, la dirigeante du NLD, Aung San Suu Kyi, a mis en garde contre « l’excès d’optimisme » vis-à-vis du processus de réforme au Myanmar.

Des réserves dont Jeff Vogt, directeur du département juridique de la CSI, se fait l’écho : « Il existe de sérieux risques que les ressources naturelles et humaines du Myanmar serviront exclusivement les intérêts des milieux privilégiés à l’intérieur du pays et des sociétés étrangères, cependant que les communautés défavorisées subiront les répercussions adverses d’activités commerciales et financières non régulées.

« Les entreprises étrangères devront faire preuve d’une diligence raisonnable en matière de droits humains, pour faire en sorte que les droits des travailleurs qu’elles et leurs fournisseurs embauchent soient pleinement protégés. »

Mais quoiqu’il advienne à l’issue des élections au Myanmar, la CTUM est là pour de bon.

« Je ne pense pas qu’il puisse y avoir de retour en arrière. Les syndicats ont créé une base solide pour leur organisation. Ils s’emploient à présent à la renforcer encore davantage », dit Chris Land-Kazlauskas, conseiller technique en chef au Bureau de liaison de l’OIT au Myanmar.

« Et je ne crois pas qu’ils soient près de lâcher prise. »

Ce reportage, traduit de l’anglais, a été réalisé grâce à un financement octroyé par Union to Union.

Cet article a été traduit de l'anglais.