Référendum sur l’accord de paix en Colombie : l’art de distinguer la guerre de la paix

La Colombie est un pays de contrastes. Classée comme pays le plus heureux du monde, elle est prise au piège de la guerre depuis plus de cinquante ans.

Située dans le coin supérieur gauche de l’Amérique du Sud, elle est bordée à l’ouest et au nord par deux océans, au sud par la forêt amazonienne et à l’est par les plaines orientales. Les montagnes et les vallées des Andes, qui traversent de bas en haut la Colombie, sont l’axe du développement du pays, en profond contraste avec les régions oubliées, abandonnées, loin des montagnes.

Cependant, le contraste en Colombie ne se limite pas au climat et aux paysages : il est présent aussi entres les colombiens, ceux qui forcent le respect et ont toutes les chances, et les autres.

Depuis que les indiens Muiscas virent débarquer les Espagnols, puis l’arrivée des nouveaux habitants africains apportés comme esclaves, et alors que la Colombie commençait en 1819 à se constituer en tant que nation indépendante, le pays n’a eu de cesse de rechercher une cohésion, de conquérir sa colombianisation.

Avec un succès mitigé, puisque par exemple les termes « noir » ou « indien » restent cantonnés à un usage péjoratif, discriminatoire, ou que la justice et la l’ascension sociale sont plus en rapport avec le compte en banque et la couleur de la peau qu’avec l’acceptation institutionnelle ou le niveau d’enseignement.

Le contraste le plus prononcé est celui qui distingue les personnes qui à la naissance ont un horizon fait de développement, et celles dont l’horizon n’est que de survie : un peuple vulnérable, dont l’avenir est monopolisé par les acteurs de l’avarice et de la guerre.

 

Bipartisme et troisième force, armée et violente

La force vitale des colombiens a été consumée par les guerres, batailles et luttes en tout genre. Elles ont sévi dans tout le pays, depuis les conflits provoqués par la recherche de l’El Dorado aux abords de Bacata ou Bogota, les guerres contre les pirates des Caraïbes près de Carthagène ou de San Andrés, puis les guerres de l’indépendance et des périodes qui s’ensuivirent. Quant à la violence issue du bipartisme au siècle dernier, elle s’est réglée par la programmation du roulement au pouvoir des deux partis, ce qui a donné naissance à une troisième force politique, fragmentée, armée, violente, opposée à l’État bipartite.

Ainsi, des armées irrégulières ont à leur tour engendré l’opposition d’autres factions armées, tout aussi irrégulières, situées chacune à la gauche et à la droite de l’État. Des groupes de guérilla et des organisations paramilitaires, reflet ou expression de la guerre froide, qui ont fini par imposer la loi des armes aux populations et aux villages de la Colombie oubliée, où les milices urbaines se chargeaient de la coordination logistique des bombardements et des enlèvements.

Leur financement n’a jamais posé de problème. La Colombie est une terre fertile, où les cultures s’épanouissent avec une abondance de fleurs et de feuilles, qu’il s’agisse de café, de roses et de bananes ou de marihuana, de coca et de pavot : la nature n’a pas lu le code pénal. La Colombie, au coin du continent, est devenue simultanément le centre de production et le noyau de la distribution mondiale de commerces licites et illicites, source de financement du développement mais aussi de la guerre qui empêche tout développement.

La dernière bataille dans ce pays s’est livrée contre les cartels de la drogue de Medellín et de Cali, contre leurs multinationales de la feuille de coca et contre les crimes qui y sont associés. Une criminalité internationale organisée qui a fait de la corruption et des assassinats en Colombie le terreau fertile du trafic de stupéfiants. Tout comme les consommateurs de drogue du monde entier qui, à la poursuite d’un paradis artificiel éphémère, parrainent ce trafic sans songer aux conséquences.

En dépit des complexités géopolitiques et de la densité de la criminalité transnationale, par le passé certains gouvernements sont parvenus à démanteler des cartels, des guérillas, des paramilitaires. Les structures telles que le mouvement armé de Quintín Lame, le M19, l’EPL (Armée populaire de libération) et les AUC (Autodefensas unidas de Colombie) n’existent plus. Seuls subsistent la guérilla de l’ELN (Armée de libération nationale), les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) et des vestiges paramilitaires dispersés et transformés en organisations criminelles (dénommées bacrim, pour bandas criminales), qui nous rappellent la différence entre déstructurer un groupe et le détruire, mais aussi que par ce n’est que par la déstructuration que l’on peut désormais commencer à construire la Colombie d’aujourd’hui, moins martyrisée, plus optimiste et dotée d’une plus grande cohésion.
 

Acrobatie juridique, méfiance et crainte

C’est dans ce contexte qu’en ce dimanche 2 octobre nous allons décider si oui ou non soutenir l’accord négocié par le gouvernement et la guérilla des FARC, prévoyant le démantèlement de celle-ci et sa réinsertion au sein de la société civile et de la vie politique.

C’est la première fois que l’on nous consulte à cet égard. Probablement parce qu’il s’agit du plus ancien mouvement guérillero, de l’avant-dernier de ces groupes, et qu’il faut maintenant enclencher résolument une transition dans le cœur des Colombiens et dans le tissu social local de l’ensemble du territoire.

En ce dimanche, l’on sanctionnera par un « oui » ou par un « non » cet Accord qui est l’aboutissement d’âpres négociations ayant duré quatre ans qui se concrétise par une œuvre juridico-politique de 297 pages, blindée contre toute modification ultérieure grâce à sa parure internationale.

Pour un gouvernement, les FARC sont des terroristes ; pour d’autres, un cartel de la drogue ; aux termes de l’Accord, ce sont des belligérants. L’Accord a été conclu entre ressortissants nationaux mais élevé au niveau international en tant qu’accord spécial en vertu de l’article 3 des Conventions de Genève, de sorte que, tel le PIDCP ou le PIDESC, il aurait rang constitutionnel et serait transposé en droit national comme un traité international de droits humains.

Cette acrobatie juridique, les 297 pages de l’accord et les quatre années qui furent nécessaires pour le négocier sont avant tout le reflet de la méfiance et des craintes.

Durant cinquante ans, les FARC ont voulu renverser l’État, et celui-ci a voulu les exterminer. L’État les admet aujourd’hui dans la démocratie, sans armes ni argent sale, mais les FARC ne veulent pas courir le risque d’une extermination comme celle subie il y a des années par les 3.000 membres de l’UP (Union patriotique). Par ailleurs, les deux parties craignent qu’un éventuel gouvernement fondé sur la haine ne parvienne à déroger à l’Accord et à leur faire payer ce qui y a été convenu.

Grosso modo, l’Accord consolide la place des minorités, affirme le respect de l’égalité entre hommes et femmes, convient d’un plan agraire intégral sur la base d’une réforme agraire intégrale qui ne change en rien le modèle économique, retire du pays les armes des FARC pour les transformer en monuments, prévoit des subventions pour remplacer les cultures illicites par des cultures légales et renforce la capacité des citoyens de protester ainsi que l’opposition politique. En outre, il met sur pied un Système intégral de vérité, justice, réparation et non-récidive, parallèle à la justice ordinaire, aux fins de la transition. Ce système serait composé d’instances chargées de (i) l’établissement de la vérité, (ii) la recherche des disparus, et (iii) une juridiction extraordinaire pour la paix (JEP) devant aboutir à des arrêts du Tribunal pour la paix.

Après leur démobilisation, les FARC seront regroupées au sein de plus de 20 zones rurales pendant 180 jours, sous contrôle de l’ONU. Ses membres seront recensés en vue de leur amnistie et de leur réinsertion civile et économique. Toute personne ayant commis des délits ne relevant pas de l’amnistie sera traduite devant la JEP, et devra y apporter en temps voulu la vérité entière sur les violations, massacres, enlèvements et fosses communes, ainsi que les renseignements sur les comptes bancaires et caches d’argent dans la jungle, faute de quoi elle sera passible d’une peine allant jusqu’à 20 ans de prison.

Si toutefois elle apporte en effet la vérité entière en temps voulu, elle sera passible d’une peine comportant des travaux de reconstruction, d’éradication des plants de coca ou d’opérations de déminage, entre autres sanctions non privatives de liberté.

 

Les FARC partent-elles à la conquête du vide laissé dans la région par Castro et Chávez ?

En somme, il incombe désormais aux FARC d’échanger les balles contre des idées, de déposer les armes, de renoncer à la violence, de dire la vérité et de s’ancrer dans l’État et ses institutions. Mais nous, nous avons du mal à accepter leur transition à la vie civile, la réparation aux victimes, les sièges qui leur reviennent automatiquement au congrès, et de financer le lancement de leur parti politique.

Compte tenu du contexte qui est le nôtre, l’on peut craindre que n’importe quel délit puisse être imputé au conflit et qu’alors la justice transitionnelle, fondée sur la vérité et le pardon, ne finisse par saper la justice ordinaire (qui fait payer les dommages avec des peines de prison). Et l’on peut aussi craindre que la mise en œuvre du développement et de la paix territoriale ne soit qu’un butin passé sous contrat, avec la corruption pour toile de fond.

Il se trouve que l’Accord prévoit, à partir du renforcement de l’économie rurale et solidaire des paysans, populations d’ascendance africaine, indigène ou peuple rom, que les projets de production des anciens combattants des FARC et que les organes de contrôle de la gestion publique relèvent de la création et de l’administration d’entités sans but lucratif ou d’organisations non gouvernementales. À la lumière de la Théorie de l’altérité juridique (Ruiz-Restrepo, 2011) dont je suis l’auteure, depuis 2012 ces instances et organisations ne relèvent plus d’une définition résiduelle et négative, mais comportent aussi une définition positive, et donc une identité certaine, précise : celle d’entités à but d’altérité (article 468-3.4 de la loi fiscale colombienne).

Cette transformation va certes dans le sens d’une légitimité civile, elle facilite la transparence et accroît la sécurité juridique, mais l’espace public et citoyen de la démocratie reste peu ou mal compris. De ce fait, on ne peut que craindre que les organisations à vocation d’altérité de la société civile organisée colombienne ne se voient réduites à de simples appendices commerciaux chargés de la réalisation des programmes sociaux ou ne soient vouées à un rôle de satellite politico-idéologique pour encadrer une mobilisation sociale sous contrôle.

Du point de vue opérationnel, l’Accord est entièrement tributaire de la rigueur juridique, de la transparence des pouvoirs publics et de la participation citoyenne. En revanche, politiquement, le débat est autre.

Dans le camp du « oui », certains croient que moins de balles tirées et de sang versé sera synonyme de développement du pays, alors que d’autres estiment qu’il faut libérer de la guerre la Colombie oubliée. Dans le camp du « non », certains redoutent que sous couvert de l’accord de paix avec la guérilla, les vieux renards politiques ou économiques ne profitent de l’occasion pour faire avancer leurs ambitions sans entraves, mais d’autres craignent que les FARC ne finissent par occuper le vide politique laissé par Castro et Chávez dans la région.

Certains pardonnent, d’autres s’y refusent, mais le plus préjudiciable, c’est le discours public qui simplifie à outrance la res publica et réduit tout à la dichotomie entre Colombiens qui veulent la paix et Colombiens qui n’en veulent pas, infantilisant les uns et déshumanisant les autres.

Tout comme on peut aspirer à la beauté, nous aspirons tous à la paix. C’est pourquoi l’art est l’instrument qui le mieux peut expliquer le dilemme face auquel l’on se trouve : voyez-vous la beauté dans la Fontaine de Marcel Duchamp, ou pas ? Tout dépend de ce que vous savez du dadaïsme et/ou de quelle est votre norme de la beauté, par rapport à Apollon et Daphné du Bernin, aux dessins de vos enfants ou à ces deux points de référence simultanément.

Le référendum de dimanche est aussi une question d’appréciation. Colombiens, voyez-vous la paix dans les 297 pages de l’Accord ? La somme des réponses à cette question définira le cours de notre histoire. Souhaitez-nous bonne chance.

Et vous, qu’en pensez-vous ?

@ruizrestrepo @equaltimes

 

Cet article a été traduit de l'espagnol.