L’Union européenne externalise-t-elle la gestion de sa crise migratoire ?

Actualité

L’Union européenne (UE) examine la possibilité de réaffecter des milliards d’euros de son aide au développement à la gestion de la crise migratoire la plus grave que l’Europe ait connue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pour les détracteurs de cette proposition, une telle décision de la part du premier bailleur de fonds mondial en matière d’aide au développement pénaliserait les projets de développement et aggraverait les flux migratoires, ce qui aurait des retombées négatives à long terme.

La proposition comprend également une approche « de la carotte et du bâton », en conditionnant l’aide octroyée aux pays à leur coopération pour éviter l’afflux de migrants vers l’Europe. L’aide au développement serait ainsi réaffectée aux programmes militaires et civils visant à renforcer la sécurité dans les pays d’origine des migrants.

« L’UE poursuit sa stratégie d’externalisation du problème dans des pays du Moyen-Orient comme la Turquie, qui subissent déjà des pressions considérables », déclare Heidi Hautala, eurodéputée écologiste et ancienne ministre du Développement international en Finlande.

En juin, la Commission européenne a proposé un nouveau « cadre de partenariat » visant à « mobiliser les ressources de l’UE et […] focaliser ses actions sur une meilleure gestion des migrations avec les pays tiers ». Ce dernier précise que « l’identification de mesures incitatives, tant positives que négatives, doit être une composante essentielle de ce processus ».

La proposition demande la réaffectation de « près de huit milliards d’euros sur la période 2016-2020 » en vue d’établir des partenariats avec les pays tiers, l’objectif étant de « produire des résultats concrets pour ce qui est d’endiguer l’afflux de migrants irréguliers ».

Le mécanisme de financement proposé s’appuierait sur l’aide au développement actuelle, dont les fonds seraient réaffectés lors de l’examen à mi-parcours du budget 2014-2020 de l’Union européenne qui aura lieu l’année prochaine, budget qui représente près de 1 000 milliards d’euros, précise Heidi Hautala, opposée à cette proposition. « Nous avons besoin de plus d’argent pour remédier aux causes profondes des migrations. »

 

D’autres accords « à la turque » ?

« Le coût de l’accord signé avec la Turquie [pour contrôler les flux de migrants] s’élève à six milliards d’euros », précise-t-elle. « C’est une somme considérable. Dépenser de l’argent pour "délocaliser" le problème ne me semble pas une méthode très responsable. »

Les partisans de l’accord passé récemment avec la Turquie soulignent que celui-ci a nettement ralenti l’afflux de migrants depuis ce pays, bien que les ONG aient sévèrement dénoncé son contenu, qui constitue selon elles une violation du droit international.

Le directeur du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, Filippo Grandi, a également émis des réserves quant à cet accord. Par ailleurs, certaines sources indiquent que l’agence des Nations Unies pour les réfugiés aurait réduit en conséquence ses programmes en Grèce.

Plus de 100 organisations, dont Human Rights Watch, Amnesty International, Oxfam et Save the Children, ont adressé une déclaration conjointe aux dirigeants européens pour leur faire part de leurs « inquiétudes profondes concernant l’orientation prise par l’Union européenne en faisant de la dissuasion et du retour des personnes l’objectif principal des relations de l’UE avec les pays tiers ».

« Plus largement, ce nouveau cadre de partenariat risque d’ancrer l’évolution vers une politique étrangère dont l’objectif unique serait le ralentissement des flux migratoires aux dépens de la crédibilité et de la capacité d’action de l’Europe en matière de défense des valeurs fondamentales et des droits de l’homme », précise également cette déclaration.

Heidi Hautala nous a également fait part de ses inquiétudes face aux débats qui agitent l’Union européenne concernant le « renforcement des capacités en matière de sécurité », au nom duquel des fonds destinés à des projets de développement pourraient être réaffectés à des fins militaires dans les pays en développement.

« Nous assistons à la militarisation de l’aide au développement de l’UE », affirme-t-elle. « Cette évolution constitue une violation du droit européen et international. »

L’eurodéputée finlandaise reconnaît que développement et sécurité vont de pair, à l’exemple de l’Afghanistan, de l’Iraq ou de la Somalie. « Il est certain que les nouveaux défis auxquels nous devons faire face nécessitent de renforcer les moyens mis en œuvre pour résoudre les causes profondes.

Ainsi, les programmes qui visent à renforcer l’armée nationale somalienne sont justifiés », précise-t-elle. « Mais il y a beaucoup d’autres besoins. Il faut que davantage de fonds soient affectés » lors de l’examen à mi-parcours du budget de l’Union européenne, officiellement dénommé « Cadre financier pluriannuel ».

« Ce qui m’inquiète, c’est que les gouvernements utilisent des moyens détournés pour contraindre la Commission à faire évoluer sa politique de développement et à accepter cette nouvelle approche, même si elle est contraire aux traités européens », indique Heidi Hautala.

 

La coopération Sud-Sud et triangulaire

Les modifications proposées s’inscrivent dans la promotion par les responsables politiques de la coopération « Sud-Sud » (entre les pays en développement) et « triangulaire » (entre les pays du Sud, avec l’aide des pays développés). Ces concepts visent à encourager les pays en développement à s’entraider afin de réduire leur dépendance vis-à-vis de l’aide internationale.

« L’Union européenne n’est pas seulement un bailleur de fonds. Ce n’est pas un distributeur automatique de billets, mais un acteur politique », précise Roberto Ridolfi, directeur de la croissance et du développement durable au sein de la Commission européenne, lors d’un entretien accordé à Equal Times. « Nous souhaitons que les alliances et les partenariats existants se renforcent, afin de contribuer à la paix et à la stabilité, à l’État de droit, à la justice et à la bonne gouvernance. »

Roberto Ridolfi a notamment souligné la réussite de plusieurs projets s’appuyant sur la coopération Sud-Sud et triangulaire lors d’une conférence sur le développement rural qui s’est tenue en février à Bruxelles, coorganisée par l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et le Groupe des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP).

« Je veux que la coopération Sud-Sud porte ses fruits en termes de financement », précise Roberto Ridolfi. « La véritable coopération triangulaire nous permet d’observer les projets menés par les États afin de déterminer si nous avons un intérêt à y contribuer. »

Suite à cette conférence, l’ACP se concentre désormais sur « la définition de programmes concrets », a indiqué Henrique Banze, secrétaire général adjoint de l’ACP, lors d’un entretien accordé à Equal Times. « Nous collaborons avec la FAO et le PNUD (Programme des Nations Unies pour le développement) pour élaborer des programmes destinés prioritairement aux jeunes et aux femmes. »

Le Centre Songhai, un projet de ville rurale au Bénin, était l’une des initiatives de coopération Sud-Sud mises en avant lors de la conférence de Bruxelles par son fondateur, le Frère Godfrey Nzamujo. « Nous continuons à collaborer avec eux pour voir dans quelle mesure ce modèle peut être développé et reproduit », déclare Henrique Banze.

Roberto Ridolfi reconnaît qu’en matière de politique agricole, « la priorité est d’accorder un rôle central aux agriculteurs ». Grâce au soutien des institutions européennes de financement du développement (IEFD), les agriculteurs peuvent créer de petites ou moyennes entreprises.

« Les PME constituent le meilleur levier pour permettre aux agriculteurs de passer d’un modèle de subsistance à un modèle de génération de revenus plus importants, par exemple pour envoyer leurs enfants à l’université », ajoute-t-il.

Roberto Ridolfi a récemment participé à une réunion entre les autorités européennes et africaines à Addis-Abeba, en Éthiopie, au cours de laquelle « le mot d’ordre était l’investissement productif ».

Pour lui, la réaffectation de l’aide au développement pour gérer la crise migratoire se justifie à court terme. Il souligne toutefois que les responsables des politiques de développement « devraient s’inspirer du plan Marshall », le programme américain de prêts accordés aux États européens pour soutenir leurs activités de reconstruction au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

« L’Afrique comptera 2,2 milliards d’habitants en 2050. Si nous avons peur de deux millions de migrants aujourd’hui, imaginez un peu ce que nous réserve l’avenir... »

 

Cet article a été traduit de l'anglais.