Le procès des huit d’Airbus : « Si nous perdons, c’est l’Europe qui régresse »

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« Nous sommes des milliers, pas seulement huit », chantait la foule mobilisée dans l’auditorium Marcelino Camacho, ainsi nommé d’après le fondateur historique de la Confédération syndicale espagnole Comisiones Obreras (CCOO).

C’est ainsi qu’ils accueillaient sur scène les désormais célèbres « Huit d’Airbus » - Tomas Garcia, Enrique Gil, Rodolfo Malo, José Alcazar, Raul Fernandez, Armando Barco, Jeronimo Martín et Edgar Martín – à l’occasion d’un événement de solidarité en défense du droit de grève, le 19 janvier 2016, à Madrid.

Ces huit syndicalistes encourent une peine de huit ans et trois mois de prison pour « avoir agi avec violence » et « attenté au droit au travail » lors d’une grève, le 29 septembre 2010, contre les mesures d’austérité et les réformes de la législation du travail votées par le gouvernement socialiste de José L. Rodriguez Zapatero.

Dans le contexte des mouvements contestataires qui ont déferlé sur tout le pays, plusieurs centaines de travailleurs ont formé un piquet de grève à l’entrée de l’usine Airbus de Getafe, dans la banlieue madrilène.

« Quand je suis arrivé à l’usine, la police nationale et la police antiémeute étaient postées devant le portail », a récemment déclaré devant un groupe de journalistes de la Fédération syndicale européenne des services publics (FSESP) M. Alcazar, porte-parole pour les huit d’Airbus.

« L’atmosphère était extrêmement tendue et je ne présageais rien de bon ».
Il avait raison. Les policiers anti-émeute ont chargé leurs armes et tiré huit coups de semonce en l’air. Dans le mouvement de panique qui s’ensuivit, des protestataires ont tenté de s’échapper en trouvant refuge à l’intérieur de l’usine ; plusieurs personnes ont été blessées.

Le lendemain, les travailleurs en grève ont été accusés d’attaquer la police antiémeute et huit syndicalistes ont été inculpés en vertu de l’article 315.3 du Code pénal espagnol, qui prévoit des peines de prison contre les syndicalistes qui forment un piquet de grève. C’est la première fois que cette loi a été appliquée depuis 1972, quand l’Espagne se trouvait encore sous la dictature du général Franco.

Les huit hommes doivent comparaître le 9 février 2016 mais en réalité, plus de 300 travailleurs espagnols encourent des peines de prison similaires en vertu de la même loi. De fait, cinq membres de la centrale Unión General de Trabajadores (UGT) ont déjà été incarcérés pour participation à une grève.

En réponse à cette attaque soutenue contre les syndicats, deux des principales confédérations syndicales d’Espagne – CCOO et UGT – ont lancé une campagne sous le mot d’ordre La huelga no es delito ou « la grève n’est pas un délit ».

Ont assisté à l’événement du 19 janvier des hauts responsables d’organisations syndicales d’Europe et d’Amérique latine, dont Rudy De Leeuw, président de la Confédération européenne des syndicats (CES).

Luca Visentini, secrétaire général de la CES a diffusé un message vidéo et une déclaration écrite où il affirme :

« Le droit de grève est un droit fondamental reconnu par la constitution espagnole. Faire grève n’est pas un délit pas plus que ne l’est le fait d’être syndicaliste. Dès lors, pourquoi les autorités poursuivent-elles cette action en justice ? Les charges doivent être abandonnées avant que cette ridicule affaire passe en jugement.  »

M. Visentini a, par ailleurs, qualifié le recours à l’article 315.3 d’« inacceptable » et fustigé le gouvernement espagnol pour réclamer « 66 années de prison pour un groupe de travailleurs qui exerçaient pacifiquement leur droit de grève ».

La loi datant de l’ère Franco rend obligatoire l’incarcération de syndicalistes inculpés en vertu de cet article. Paradoxalement, toujours en vertu de la législation espagnole, les peines imposables aux délinquants sexuels et aux personnes inculpées pour agression violente peuvent se limiter à deux années de prison avec sursis.

La signification du procès des huit d’Airbus n’échappe pas au mouvement syndical espagnol et encore moins aux inculpés qui risquent la prison.

« L’Europe a les yeux rivés sur nous parce que si nous perdons, c’est le continent tout entier qui régresse. Mais si nous obtenons gain de cause, il restera encore une lueur d’espoir  », a déclaré M. Alcazar visiblement ému devant au auditorium comble le 19 janvier. La foule a répondu par des applaudissements nourris, en chantant : « Ce sont des syndicalistes, pas des criminels ».

 

Briseurs de grève et loi bâillon

En attendant, le droit de grève est « aussi réprimé par d’autres pratiques telles que le recours aux briseurs de grève et l’imposition de seuils minimums excessifs liés au nombre de travailleurs requis », rappelle Jaime Cedrun de la CCOO.

Cedrun mène les négociations dans le cadre d’un conflit du travail en cours avec Coca-Cola. Celui-ci porte sur la suppression de 1230 postes sur un effectif de 4200 employés répartis entre plusieurs usines en Espagne et, plus particulièrement, l’usine Coca-Cola de Fuenlabrada (Madrid). En juin 2014, la chambre sociale du tribunal suprême national de Madrid a déclaré le plan de licenciement invalide dès lors qu’il viole le droit de grève.

Coca-Cola continue, cependant, d’ignorer le jugement qui oblige l’entreprise de « réintégrer les travailleurs à leurs postes et aux mêmes conditions d’emploi qu’ils avaient avant leur licenciement ».

À l’occasion de l’événement du 19 janvier, les secrétaires généraux de l’UGT et de la CCOO, Candido Mendez et Ignacio Fernandez, ont évoqué le rôle important joué par les grèves envers l’avènement de la démocratie en Espagne durant les dernières années de la dictature Franco.

« Cela a représenté une avancée non seulement pour la classe ouvrière mais pour la société tout entière », a déclaré Fernández Toxo. Le fait que les syndicalistes espagnols soient amenés à voir leurs droits chèrement acquis affaiblis de la sorte est source d’une profonde colère et de frustration.

« Nous nous trouvons face à une urgence économique et sociale en Espagne », a reconnu M. Mendez. « La résoudre est fondamental, au même titre que l’abrogation de l’article 315.3, dès lors que « grève » et « démocratie » sont deux mots différents qui expriment une seule et même valeur ».

Pour Carmelo Ruiz de la Hermosa, secrétaire général de l’UGT-Madrid, « c’est tout bonnement impensable de se retrouver dans cette situation en 2016  ».

Il a en outre décrit l’ « offensive juridique et médiatique contre le syndicalisme » comme étant étroitement liée aux politiques d’austérité et l’imposition d’un modèle économique néolibéral basé sur « l’inégalité et des mauvaises conditions de travail  ».

Et M. Ruiz de poursuivre : « Au bout de sept années de crise, une peur terrible s’est emparée des travailleurs espagnols : Soit ils perdent leurs emplois, soit ils ont peur de ne plus en trouver. »

Jeffrey Vogt, directeur de l’unité juridique de la Confédération syndicale internationale (CSI) estime, pour sa part, que la situation à laquelle nous assistons en Espagne s’inscrit dans le cadre d’une tendance globale au démantèlement des droits des travailleurs.

« Dans un contexte de chômage croissant, l’exercice du droit de grève peut s’avérer plus risqué, a fortiori quand ce droit n’est pas adéquatement protégé et que les travailleurs peuvent être remplacés. Par ailleurs, le recours par les employeurs aux contrats de courte durée ou au recrutement de main-d’œuvre par le biais d’agences multiples rend plus difficile l’exercice du droit de s’associer, de négocier et de faire grève. »

Il a, néanmoins, insisté que tout espoir n’était pas perdu, citant divers exemples de mouvements de grève fructueux à travers le monde, comme celui des travailleuses de l’habillement au Cambodge qui ont réussi à arracher une augmentation de 10% du salaire minimum en octobre dernier et la campagne pour 15 USD de l’heure ("fighting for US$15") des travailleurs de fast-food aux États-Unis.

Les travailleurs espagnols s’affrontent en même temps à la tristement célèbre « loi bâillon » passée par l’administration actuelle qui « empêche les travailleurs de s’organiser pour défendre leurs droits, les paralysant par l’inquiétude », d’après Fernandez Toxo de la CCOO.

« La société espagnole a eu une attitude défensive vis-à-vis de la crise et le moment est venu désormais d’adopter une attitude offensive pour défendre nos droits, y compris le droit de grève », a-t-il indiqué.

Malgré la mobilisation du mouvement syndical international pour demander l’abandon des chefs d’inculpation contre les huit d’Airbus, ils reconnaissent que « le risque d’incarcération est élevé » - nonobstant « le dangereux précédent qu’il établirait au sein de la zone euro », d’après M. Alcazar.

Quoi qu’il en soit, ce précédent a déjà été établi avec la menace que le projet de loi britannique sur les syndicats fait peser sur le droit de grève et suite aux mesures non moins régressives adoptées en Finlande, en République tchèque et en Pologne.

« Le droit de grève est largement reconnu comme un droit fondamental, tant par l’Organisation internationale du travail que les tribunaux régionaux et nationaux, étant depuis longtemps admis que sans le droit de grève il n’y a pas de droit de négociation collective effectif, laquelle se limiterait à de la mendicité collective », a affirmé M. Vogt.

« Beaucoup de pays agissant sous la coupe des employeurs cherchent à limiter le droit de grève dans la loi comme dans la pratique, y compris en Europe. Pour la CSI, la protection du droit de grève aux échelons national et international constitue une priorité essentielle », a-t-il ajouté.

 

Cet article a été traduit de l'anglais.