« On ne règlera pas nos problèmes en prenant la communauté musulmane en adversaire », selon Mourad Benchellali et Nizar Sassi

« On ne règlera pas nos problèmes en prenant la communauté musulmane en adversaire », selon Mourad Benchellali et Nizar Sassi

Mourad Benchellali, à gauche, et Nizar Sassi, à droite, deux anciens détenus de Guantanamo, lors d’un entretien avec Equal Times le 1er décembre 2015 à Vénissieux, près de Lyon.

(Olivia Dehez)
Entretiens

En 2001, encouragés par un membre de leur entourage, deux jeunes originaires de la cité des Minguettes, à Vénissieux, près de Lyon, rejoignent un camp d’entraînement d’Al Qaeda en Afghanistan.

Suite aux attentats terroristes du 11 septembre, ils sont capturés et déportés par l’armée américaine sur la base de Guantanamo. Mourad Benchellali et Nizar Sassi vont y passer trente mois avant d’être renvoyés et incarcérés en France, puis relaxés en 2009.

Depuis sa libération, M. Benchellali s’exprime en milieu associatif, scolaire et carcéral sur l’engrenage de la radicalisation et les contre-vérités prônées par l’État islamique. Il est l’auteur de Voyage vers l’enfer, récit d’une « erreur » de jeunesse aux ramifications internationales. M. Sassi, en réaction aux attentats du 13 novembre à Paris, s’est engagé à son tour sur le terrain de la prévention. Il est l’auteur de Prisonnier 325, Camp Delta, de Vénissieux à Guantanamo.

Face à l’état d’urgence en France, les deux hommes réaffirment la nécessité du dialogue et mettent en garde contre les effets d’annonce dans la lutte contre le radicalisme violent.

 
À quel moment avez-vous décidé de prendre la parole ?

Mourad Benchellali : J’ai écrit un livre en 2006 et dans le cadre de la promotion de ce livre j’ai été amené à rencontrer beaucoup de jeunes. J’ai remarqué qu’ils s’identifiaient à mon histoire et, surtout, que ça leur donnait des éléments de compréhension sur ce qu’était la réalité du djihad. J’ai toujours pensé que c’était important et que je devais faire attention à la façon de raconter mon parcours.

Nizar Sassi : J’avais écrit un bouquin moi aussi à peu près à la même période que Mourad. Et parallèlement, en plus du fait que notre procédure judiciaire était toujours en cours, je me disais qu’on serait toujours ramenés à ça et que notre parole ne servirait à rien. On serait les éternels coupables.

Le véritable révélateur pour moi a été les attentats du 13 novembre. Je me suis senti obligé de témoigner, de parler de ce qu’on avait vécu. Pour faire comprendre déjà que l’islam que ces gens revendiquent, c’est seulement leur islam à eux. Et celui des islamophobes. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent des musulmans ne se reconnaissent pas là-dedans. Et à partir de là il fallait dire aux jeunes qui sont tentés de partir : « ce n’est pas virtuel, et nous on va vous parler du réel. » Du moment qu’ils ont pris la décision de partir là-bas, leur vie ne sera plus la même, ni pour eux, ni pour leur famille, ni pour tout l’idéal qu’ils voulaient défendre.

 
En quoi votre approche de la prévention est-elle efficace ?

MB : J’ai plusieurs exemples concrets. Assez récemment, un jeune m’a dit qu’il avait été approché par l’État islamique sur Facebook. Il m’a dit : « ce qui m’a convaincu de ne pas partir, c’est la discussion que j’ai pu avoir avec toi. Quand tu as raconté ton histoire, ça m’a fait réfléchir. » Cela m’a renforcé dans ma détermination à continuer. Je suis également intervenu dans un collège et je demandais aux gamins ce qu’ils pensaient. Après notre discussion ils me disaient « on a compris, on voit les choses différemment ». C’est très fort, parce que ça veut dire qu’avant ce moment-là ils n’avaient pas les outils suffisants. On dit que les jeunes savent, mais ça prouve bien qu’en réalité ils ne savent pas.

 
Comment analysez-vous la réponse du gouvernement après les attentats du 13 novembre ?

MB : Je crois que le gouvernement actuel fait ce qu’ont fait tous les gouvernements, à savoir mettre la poussière sous le tapis. C’est-à-dire qu’on règle les questions sur le court terme, on fait ce genre d’actions sécuritaires qui permettent de dire qu’on fait des choses, mais sur le long terme ça ne va rien régler.

Mais ce n’est pas grave, parce que dans deux, trois ans arrivera un autre gouvernement, et c’est eux qui hériteront d’un problème encore plus grave. Et c’est comme ça que le gouvernement fonctionne depuis trente ans.

Car des jeunes qui font le djihad, ou même des attentats qui touchent le territoire français, ce n’est pas nouveau. On a déjà connu ça dans les années 1990 et les causes qui avaient expliqué ces attentats sont les mêmes qu’aujourd’hui. Les problèmes se sont même aggravés, ce qui prouve qu’il n’y a pas de travail sur le fond.

Au lieu de travailler sur les causes du radicalisme, on travaille toujours sur ses conséquences. Est-ce que c’est trop compliqué, finalement ? Parce qu’il faut travailler sur le domaine social, le chômage, les problèmes politiques. Il y a tellement de chantiers que le gouvernement finit par choisir la facilité.

NS : Il y a des raisons internationales et des problèmes nationaux qui sont connus depuis trente ans, des problèmes sociaux, de chômage, de repères dans la société, de jeunes qui ne trouvent pas leur place, c’est tout. Dès que vous ne trouvez pas votre place et qu’on vous met en avant dans ces groupes, qu’on vous vante le fait que vous êtes une personne unique et que vous allez avoir des responsabilités, que vous allez passer d’une personne insignifiante à une personne qui a de l’autorité et même le droit de vie ou de mort sur des gens, cela peut être fatal pour des jeunes qui n’ont pas encore terminé leur processus d’épanouissement.

 
Plusieurs mosquées et salles de prière sont fermées sur décision de la préfecture à Vénissieux et dans la région depuis novembre. Comment ce type de mesures est-il perçu ici ?

MB : Fermer des mosquées, c’est toujours pareil finalement. On ferme des mosquées et le premier problème que ça pose, c’est que ça met des gens à la rue. On met des fidèles à la rue et on les pousse à la clandestinité. Certains jeunes qui étaient éloignés de la radicalisation peuvent finalement basculer avec un argument, en disant « là on nous a chassés de notre mosquée simplement parce qu’on était musulmans. »

Alors ça crée un terreau favorable à la radicalisation, comme si on le faisait exprès. Il faudrait mettre des moyens sur l’humain, plutôt que de donner toujours la priorité à la sécurité, la police, les renseignements. Il faut des gens de terrain déjà pour expliquer aux jeunes ce qu’est le djihad.

NS : À notre époque, la radicalisation se faisait dans certaines mosquées, mais ça ne marche plus comme ça. Les mosquées ont été reprises par les autorités qui savent ce qui se passe à l’intérieur.

Maintenant, c’est pire encore, ça se passe sur le net et ça veut dire que ça touche tous les foyers. Et donc parfois on a des gens qui se radicalisent tout seuls, qui rentrent tout seuls en contact avec ces groupes. Et finalement c’est facile de se rendre en Turquie, il suffit de prendre un vol ou un bus et ensuite vous êtes pris en charge par les filières qui vous font accéder au front. Vous vous retrouvez là-bas en pratiquement douze heures. Chose que nous n’avons pas connue. C’est peut-être ce qui nous a préservés, mais aujourd’hui ça a changé et c’est quelque chose qui, je pense, va trop vite pour les services.

MB : Le gouvernement peut dire « on a fait tant de perquisitions, on a fait tant d’assignations à résidence, on a mis tant de personnes en contrôle judiciaire », mais le problème c’est que dans ces chiffres on trouve beaucoup d’innocents. C’est-à-dire que sur le plan de la lutte anti-terroriste, ça ne règle pas le problème. Mais sur le plan de la communication ça réussit, parce que ça rassure les gens finalement. Quand on entend ces chiffres-là, les gens se disent que le gouvernement est fort et sait répondre, mais ce sont de mauvaises réponses. On travaille sur du court terme, mais sur le long terme ça risque d’aggraver le problème.

 
Comment le quartier réagit après les attentats et l’instauration de l’état d’urgence ?

MB : Il y a une unanimité sur le fait que ces attentats sont abominables, mais dans le même temps il y a une méfiance vis-à-vis des médias qui n’a jamais été aussi forte qu’avant. Les jeunes n’ont plus confiance dans ce qu’ils entendent et font davantage confiance à internet. Et c’est un vrai problème, parce qu’un jeune bloggeur qui n’est pas du tout journaliste aura la même crédibilité qu’un grand journaliste du New York Times. Et c’est comme ça qu’on nourrit des théories du complot.

Les médias se sont beaucoup focalisés sur les quartiers et ses problèmes, mais ne les ont jamais envisagés de façon positive. Ça a créé beaucoup de défiance ici, en disant vous parlez de nous mais seulement en mal. C’est comme ça que beaucoup de jeunes n’écoutent plus les médias. Pareil pour certains politiques et personnages publics qui utilisent leur tribune pour mettre de l’huile sur le feu et semer la confusion entre rigorisme religieux et radicalisme violent. Ils parlent toujours de l’islam de façon très stigmatisante, on parle du voile, on parle du halal, des prières de rue, comme si on ne pouvait pas être un bon musulman et un bon Français à la fois. Je pense que ça a beaucoup participé à la radicalisation.

NS : En France il y a beaucoup de gens qui parlent de l’islam, qui parlent des musulmans, mais on ne donne pas beaucoup la parole aux musulmans qui vivent cet islam, et qui vivent en France en étant français. Je ne pense pas qu’en prenant la communauté musulmane en adversaire on va pouvoir régler ces histoires-là. Les gens de la communauté n’arrivent pas à comprendre pourquoi, à chaque fois qu’il y a un problème avec un dégénéré, on vient toujours taper sur l’ensemble de la communauté. Si les musulmans étaient tous des terroristes je pense qu’il n’y aurait plus d’habitants sur terre (rires). Un milliard six cents millions de gens... Mais plus c’est gros plus ça passe. Ceux qui se sentent réconfortés dans ce qu’ils disent sont les extrémistes des deux bords : « On vous l’avait dit, il faut taper encore plus fort ». Mais si la violence et les bombes réglaient quelque chose, ça se saurait. Il y a d’autres moyens. Il y a d’autres canaux à utiliser.