République dominicaine : Les travailleurs du sucre haïtiens spoliés de leurs pensions

République dominicaine : Les travailleurs du sucre haïtiens spoliés de leurs pensions

Louides Sanon, 90 ans, attend sa pension de retraite depuis 29 ans. Il fait partie des 8000 à 10.000 coupeurs de canne à sucre, immigrés haïtiens pour la plupart, qui attendent toujours de recevoir leurs pensions.

(Michelle Kanaar)

[Cet article est accompagné d’un reportage photo à visualiser ici]

Leonor Mesille a passé le plus clair de sa vie le dos courbé, à s’échiner à couper la canne à sucre.

En 1947, il a quitté Haïti pour la République dominicaine en quête de nourriture, d’argent et d’un avenir meilleur. Il a terminé dans une plantation qui exportait la majeure partie du sucre aux États-Unis et où il touchait 50 dollars par mois. Aujourd’hui âgé de 71 ans, il habite une modeste case en bois, sous un toit de tôle ondulée. Il est arrivé à l’âge de la retraite sans épargnes.

Au cours des 19 dernières années, Mesille a rempli à trois reprises les formalités exigées pour accéder à sa pension, qui selon lui est due pour les 56 années durant lesquelles il a cotisé à la sécurité sociale dominicaine, dont une majorité au sein de l’entreprise Central Romana.

Si la pension lui était accordée, celle-ci s’élèverait, d’après Mesille, à approximativement 100 USD par mois, assez pour la nourriture et l’accès aux soins de santé. Il tient pour responsable l’appareil bureaucratique du gouvernement.

Entre 8.000 et 10.000 coupeurs de canne à sucre, dont une majorité sont des immigrés haïtiens, attendent toujours de recevoir leur pension en République dominicaine, d’après l’Association scalabrinienne au service de la mobilité humaine (ASCALA), une organisation des droits humains locale dont l’action est ciblée sur les droits des immigrés et la Commission nationale des droits de l’homme, CNDH.

Beaucoup de ces immigrés sous-éduqués et sans papiers peinent à s’y retrouver au milieu des méandres bureaucratiques des services publics, tristement célèbres pour leur archivage chaotique. D’autres ont le plus grand mal à prouver qu’ils sont éligibles à recevoir une pension car ils ont, à l’instar de Mesille, passé le plus clair de leur vie à travailler sans papiers.

Le processus de pension reflète la confusion générale qui règne au sein du système dominicain, a fortiori pour les immigrés haïtiens. Une des conditions les plus difficiles qui leur est imposée est la présentation de copies de leur carte d’identité nationale.

Comme alternative, ils peuvent aussi fournir une copie de leur document d’emploi délivré par le Consejo Estatal del Azucar, CEA, qui exploitait les sucreries où travaillait la majorité des Haïtiens.

D’après les militants syndicaux, beaucoup d’anciens travailleurs ayant aujourd’hui atteint l’âge de la retraite ont été leurrés par de fausses promesses à partir travailler en République dominicaine et ont fini dans des emplois s’apparentant à de l’esclavage.

Ayant dépassé l’âge de travailler, le gouvernement a essayé de déporter une partie d’entre eux en Haïti mais les retraités luttent pour rester dans l’espoir de pouvoir percevoir leurs pensions.

Quand la chaleur de l’après-midi est à son comble, Mesille se retire à l’ombre de son avocatier, au cœur de sa communauté ou batey qui abrite des dizaines d’autres travailleurs des plantations de canne à sucre.

Durant une de ces après-midi torrides, il se rappelle le jour où, il y a cinq décennies, il a quitté sa maison sans dire au revoir à sa famille. « Je pensais que je retournerais après avoir gagné des tas et de tas d’argent et que je leur raconterais tout à ce moment-là », dit-il.

Jamais il n’avait imaginé qu’il serait assis à compter les haricots pour son prochain repas, en espérant que quelqu’un lui apporterait un petit peu plus de nourriture.

 

Un dédale de formalités administratives

Bony Charles est un Haïtien de 66 ans qui a passé la plus grande partie de sa vie à travailler sans papiers en République dominicaine. Au cours des quatre dernières décennies, il a réuni au moins trois séries de documents de travail sous trois noms différents : Boni Chalas, Boni Chanel et Boné Chalas.

Des erreurs sont facilement commises en traduisant du créole haïtien à l’espagnol dominicain. Charles dit qu’il acceptait les changements apportés aux documents car il ignorait s’ils étaient corrects ou erronés.

Charles est analphabète et a une aversion aux formalités administratives. « Chaque fois qu’on change de nom on devient un nouvel employé », dit Idalina Bordignon, avocate, religieuse et directrice d’ASCALA. Les incohérences font qu’il soit difficile pour lui de prouver qu’il a cotisé à la pension durant les 41 années qu’il a travaillé pour une usine sucrière administrée par la CEA.

Les militants syndicaux affirment que la création d’un numéro d’identité de travailleur contribuerait à un archivage plus efficace. La réponse du gouvernement a, cependant, été lente et un système alternatif doit encore être mis en œuvre.

Marius de Leon, directeur général de l’Administration générale des retraites et des pensions auprès du ministère des Plantations a indiqué qu’il a pris part à des consultations avec la CEA en vue de l’élaboration d’un plan d’action mais que jusqu’à présent, « aucune échéance claire n’a été établie pour sa réalisation ».

Le fait que Charles ne dispose pas de documents propres attestant de son identité – pas même d’un acte de naissance – le rend d’autant plus vulnérable dans le contexte du système existant. l.

Au moment de son recrutement pour partir travailler en République dominicaine, il y a 49 ans, il avait confié tous ses papiers personnels au bucson, sorte de chasseur de tête. Celui-ci lui avait assuré que c’était pour les « mettre en lieu sûr », mais il ne les a plus jamais revus, dit-i

Un emploi lui avait été promis en tant qu’agent de sécurité dans une banque, et non comme coupeur de canne à sucre dans une plantation du gouvernement. Il affirme avoir été dupé. « Ils nous ont vendus au gouvernement contre de l’argent », dit-il.

 

Ce que réserve l’avenir

Selon Idalina Bordignon, qui travaille depuis 24 ans sur les questions de la migration haïtienne en République dominicaine, la crise des pensions résulte d’un profond échec du gouvernement dominicain. « C’est précisément au moment de leur vie où ils sont les plus vulnérables qu’ils les privent de leurs droits », affirme madame Bordignon.

Elle doute que les pensions soient effectivement versées en l’absence d’une pression internationale de pays comme les États-Unis. Les importations américaines de sucre de betterave et de canne depuis la République dominicaine se chiffrent à 56 millions de dollars, d’après le Bureau du représentant américain au commerce. Ces dernières années ont vu les États-Unis intervenir sur d’autres enjeux sociaux, y compris des campagnes pour l’amélioration des conditions de travail et l’éradication du travail des enfants.

« Sous l’effet d’éventuelles pressions internationales il se peut qu’entre 100 et 150 personnes obtiennent leurs pensions », dit Idalina Bordignon, alors qu’ils sont des milliers à attendre.

Domingo Juan, 65 ans, dit qu’il sera probablement mort avant de toucher sa pension. Juan a perdu son acte de naissance durant l’ouragan Georges en 1998 et sans argent ni aide d’aucune sorte, il dit qu’il ne peut ni voyager ni régulariser sa situation.

« J’attends le bon dieu. Je suis malade », dit-il. « Je ne peux pas travailler. Si cette femme (une voisine) n’était pas là, je ne mangerais pas. »

 

Cet article a été traduit de l'anglais.

Cet article a initialement paru dans le quotidien Miami Herald. Vous pouvez trouver le photoreportage accompagnant cet article sur Equal Times. Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse de l’International Center for Journalists, sous parrainage de la Ford Foundation.