Tunisie : l’âpre combat de la transition

Opinions

 

Il y a tout juste deux ans, après trois semaines de grandes manifestations et de grèves ouvrières organisées par la centrale syndicale UGTT, le général-président Ben Ali, au pouvoir depuis son coup d’État en 1987, quitte précipitamment son pays et se réfugie en Arabie saoudite.

Il laisse derrière lui le bilan d’une répression meurtrière, des centaines de morts et des milliers de blessés, un vide constitutionnel et un peuple dans les rues qui scande un peu partout le même mot d’ordre : « liberté, dignité, justice sociale ».

Singularité de cette situation que l’on retrouvera plus tard dans les autres pays du Printemps arabe : ce ne sont pas les partis politiques d’opposition qui ont obligé ce dictateur à la fuite, puisqu’ils ont été tous réduits depuis longtemps au silence, mais une population qui ne supporte plus le déclin économique et social, la corruption et l’étouffement systématique des libertés.

Cette forte exigence de changement a été insufflée, dans toutes les couches de population, des années durant, par ceux que les sociologues appellent ‘les nouveaux acteurs sociaux’ : les réseaux d’internautes, de jeunes chômeurs, de défenseurs des droits humains, de magistrats et d’ONG diverses, qui ont trouvé lors de ces événements un appui logistique et opérationnel dans l’appareil syndical de l’UGTT.

Ce 14 janvier 2011, la Tunisie se retrouve donc soudainement avec, d’un côté, un système répressif encore en place bien que décapité de son chef, et de l’autre côté, un peuple en révolte mais sans leadership reconnu.

Face à cette équation, le soir même, l’armée prend l’initiative d’une solution constitutionnelle : elle convoque le président du Parlement qui prête serment en vertu de la Constitution en vigueur qui prévoit un intérim de deux mois avant une nouvelle élection présidentielle.

Celui-ci reconduit le Premier ministre en exercice, mais le peuple encore mobilisé dans les rues des semaines durant exige le départ de tous les ministres de Ben Ali et l’élection d’une nouvelle Assemblée constituante en vue de l’adoption d’une nouvelle Constitution.

Le deuxième Premier ministre nommé est, cette fois, un homme politique qui a quitté la scène publique depuis 1990.

Il obtient le soutien du peuple, dont il promet de respecter les revendications.

C’est ainsi que commence dans un calme relatif le processus de transition démocratique qui se poursuit encore en Tunisie.

 

Ennahda

L’élection de l’Assemblée constituante a lieu le 23 octobre 2011 mais - avant même le début de la campagne - l’un des partis en présence a d’évidence déjà beaucoup d’avantages sur tous les autres, le parti islamiste Ennahda.

Créé en 1981, il dispose d’un appareil central bien structuré, forgé dans la clandestinité et dans les prisons.

Son discours, imprégné de morale religieuse, dispose visiblement de ressources financières exceptionnelles et sa propagande est relayée par plusieurs chaînes de télévision qui diffusent par satellite à partir des pays du Golfe, tel que Al-Jazeera.

Ce parti ne s’est jamais exposé, de près ou de loin, à l’épreuve du pouvoir.

En somme, le profil idéal pour un peuple en quête d’un changement profond.

Au cours de la campagne électorale, Ennahda déploie une grande activité caritative dans les quartiers pauvres, s’engage à créer 400 000 emplois en un an, à tripler le salaire minimum, à reconnaître les droits des femmes à l’égalité et se défend d’un projet d’État théocratique.

Sans surprise, il arrive en tête dans les urnes avec près de 43% des voix, soit 89 sièges sur 217.

Les représentants de la société civile et les candidats indépendants obtiennent presque le même nombre de voix, mais si éparpillés qu’ils n’ont aucun siège dans la nouvelle Assemblée.

Pour s’assurer une majorité absolue, Ennahda conclut une alliance avec deux partis laïcs, dont l’un est membre de l’Internationale socialiste.

Commence ainsi en Tunisie la première expérience gouvernementale, dans un pays arabe, d’un parti islamiste élu démocratiquement (l’Égypte et le Maroc suivront).

Mais les premiers pas d’Ennahda au pouvoir se révèlent rapidement décevants pour une partie croissante des Tunisiens, qui lui reprochent son indécision dans la gestion des dossiers urgents : l’indemnisation des familles des martyrs et des blessés de la Révolution, la lutte contre la corruption et l’impunité dont continuent à bénéficier la plupart des responsables de l’ancien régime.

En même temps, l’opposition commence à dénoncer le noyautage de l’appareil de l’État, ainsi que le recours au vote systématique au sein de l’Assemblée constituante.

 

Opposition

Les critiques se multiplient contre les tentatives d’inféodation des médias et de l’appareil judiciaire, l’interdiction des manifestations de rue et la torture qui reprend dans les prisons.

À chaque fois, la résistance s’organise et la mobilisation est grande parmi les syndicalistes, avocats, magistrats et journalistes, obligeant Ennahda à faire marche arrière.

Les femmes aussi parviennent à forcer le gouvernement à retirer un projet d’article de la Constitution dangereusement ‘ambigu’.

Sur le plan économique, la situation s’aggrave, avec la hausse de la pauvreté et du chômage.

Les régions déshéritées d’où est partie la Révolution ne voient pas venir le changement. La production et l’investissement baissent et les prix flambent, en plus des coupures d’eau et d’électricité, une première en Tunisie.

Les indicateurs socio-économiques sont au rouge sur fond d’insécurité publique avec une police trop souvent défaillante et une flambée du banditisme et de la contrebande frontalière.

Récemment, les dirigeants d’Ennahda ont fini par reconnaître qu’ils ne savaient pas que « les problèmes du pays étaient si difficiles à résoudre et qu’ils n’ont pas de baguette magique ».

L’opposition démocratique désormais unie, qui sera - selon les sondages d’opinion - probablement majoritaire aux prochaines élections législatives, les presse tous les jours d’accélérer l’adoption de la nouvelle Constitution et d’annoncer un calendrier précis pour les élections législatives.

Mais Ennahda reste muet. Inquiète de la gravité de cette situation, l’UGTT qui a joué un rôle central, pendant et après la Révolution, prend l’initiative de convoquer en octobre 2012 une table ronde nationale en vue de définir une feuille de route pour achever la transition. Tous les partis se mettent autour de la table. Sauf le principal parti au pouvoir Ennahda.

En ce début 2013, les Tunisiens attendent impatiemment qu’Ennahda se prononce enfin sur les questions fondamentales : quand la nouvelle Constitution sera-t-elle adoptée et quand auront lieu les prochaines élections ?

Sous quel code électoral et dans quelles conditions ?

En somme, ce parti islamiste renoncera-t-il, ou pas, à ses velléités hégémoniques sur l’État et la société pour accepter enfin clairement, ou pas, les règles de l’alternance démocratique ?

Une fois encore, c’est le peuple tunisien lui-même qui peut faire la différence, par sa force de mobilisation autour des forces démocratiques et sa volonté à continuer à se battre pour défendre ses droits fondamentaux. Au quotidien.

 

Cet article a été traduit de l'anglais.