Une parodie de justice ? Compte rendu d’audience du procès de la KESK par un témoin oculaire

 

Le 10 avril 2013, j’ai rejoint une délégation internationale d’observateurs afin d’assister au procès de la confédération turque des syndicats du secteur public (KESK, affiliée à la CSI), à Ankara.

[caption id="attachment_8085" align="alignnone" width="530"] Les dirigeants de la KESK s’adressent aux manifestants devant le tribunal (Photo/KESK) 

[/caption]

Dans cette affaire, une parmi d’autres à l’encontre de la KESK, il s’agissait de décider si les 22 accusés allaient rester en détention provisoire (ils l’étaient depuis dix mois).

Cette audience ne portait pas sur le bien-fondé de l’affaire, qui concerne 72 prévenus, tous membres de la KESK et inculpés en vertu de la législation turque de lutte contre le terrorisme.

Le 25 juin 2012, cinquante membres et dirigeants de la KESK, notamment son président Lami Özgen, ont été placés en détention.

Au bout de trois jours, 28 d’entre eux ont été relâchés mais les 22 autres ont été arrêtés.

La mise en examen officielle des 72 membres de la KESK, y compris des 22 membres toujours en détention, a eu lieu le 12 février.

Le 10 avril, le juge a libéré les 22 personnes détenues mais ordonné la poursuite des accusations à l’encontre des 72 membres, qui devraient comparaître en justice le 8 juillet 2013.

 

Première audience

Avant de pénétrer dans la salle d’audience, le 10 avril, j’ai manifesté avec environ 2 000 personnes devant le tribunal.

En présence de la presse turque, nos collègues de la KESK se sont adressés à la foule, suivis des membres de la délégation internationale ayant offert leur soutien.

À l’intérieur, la salle d’audience était pleine à craquer.

C’est avec émotion que les familles des prévenus ont découvert leurs proches sur le banc des accusés, encadrés par cinq policiers et quinze jandarma (gendarmes), dont l’un tenait un énorme fusil.

Bien que je ne sois pas juriste, plusieurs éléments m’ont frappé :

  1. Trois juges siégeaient aux côtés du procureur. Durant les trois pauses accordées, ils ont quitté la salle en même temps, ce qui suggère qu’ils restaient (et discutaient) ensemble entre les séances.
  1. Les avocats de la défense étaient assis de part et d’autre du banc des accusés, dans l’incapacité de parler à leurs clients. Alors qu’ils étaient une quarantaine, seuls trois d’entre eux avaient pris la parole à la fin de la journée.
  1. Le greffier n’a repris que les synthèses du juge (très courtes et composées de formules « standard ») dans le compte rendu, pas les arguments des accusés.
  1. Un document Word projeté sur le mur présentait les « informations d’identité », telles que le nom complet, l’adresse, la date et le lieu de naissance, le nom complet des parents, le salaire, la déclaration de biens et même le niveau d’alphabétisation de chaque accusé. Pendant plus d’une demi-journée, chacun d’entre eux a dû se lever et passer en revue ces données (qui contenaient un nombre incroyable d’inexactitudes) avec le juge.
  1. Alors que Lami Özgen ne faisait pas partie des détenus, il est resté assis avec les accusés toute la journée et fut le premier à prendre à la parole. Il a affirmé ce qui allait être répété encore et encore durant cette audience, à savoir que tous les accusés étaient des démocrates qui soutiennent la paix entre les Turcs et les Kurdes, et qu’ils s’étaient simplement engagés dans une action syndicale légitime ne pouvant en aucun cas être qualifiée d’« activité terroriste ». Les preuves recueillies étaient peu crédibles : photos de personnes entrant dans les locaux syndicaux, enregistrements de conversations téléphoniques privées de syndicalistes invitant des amis à dîner, listes de présence aux réunions syndicales légales. Les bureaux de la KESK ont également été perquisitionnés, mais aucune autre preuve d’activité criminelle n’a été présentée. Autre élément frappant, Özgen a été accusé sur la base de la législation antiterroriste, alors qu’il avait été invité à participer à un groupe de « sages » créé pour assurer un rôle de médiation entre les autorités turques et les rebelles kurdes.
  1. L’un après l’autre, les accusés ont plaidé de la même manière, certains demandant un abandon des charges à leur encontre ainsi que leur libération, d’autres insistant sur le fait qu’ils étaient membres de leur syndicat bien avant l’existence d’une KCK (la « branche urbaine » du PKK, dont la KESK ferait « partie de l’organigramme », selon l’acte d’accusation), ou sur le fait qu’eux-mêmes n’étaient pas Kurdes, mais qu’ils défendaient simplement l’égalité des droits pour tous. Rien de tout cela n’a été repris dans le compte rendu ; le greffier n’a retenu que les courtes synthèses du juge, qui se limitaient à des formules standard du type « je connais mes droits » et « je rejette les accusations ». Toutes les synthèses étaient plus ou moins identiques.
  1. La loi relative à l’utilisation de la langue kurde au tribunal venait juste d’être amendée, le 20 décembre. Au début de l’audience, certains accusés ont demandé à être entendus en kurde. On m’a alors dit que le juge avait refusé. Cependant, les quatre derniers accusés se sont exprimés en kurde. Leurs déclarations ont été traduites par deux interprètes et ont été reprises dans le compte rendu de manière bien plus détaillée que les déclarations en turc.
  1. Un avocat a obtenu la parole avant que les accusés ne soient entendus. Il a ensuite eu le droit de s’exprimer une nouvelle fois. Il s’est plaint de ne pas pouvoir entendre le procureur avant de défendre ses clients, et du fait que les avocats de la défense ne pouvaient pas communiquer avec leurs clients. Le juge a répondu de manière laconique qu’il allait autoriser une pause de cinq minutes pour leur permettre de communiquer.
  1. Une fois achevées les procédures, le procureur a fini par prendre la parole pour la toute première fois. Il a déclaré, très brièvement, qu’ayant entendu les plaidoiries de la défense, il décidait de ne pas abandonner les charges mais de mettre fin à la détention provisoire de tous les accusés.
  1. C’est seulement après cette première intervention que deux autres avocats de la défense ont pu prendre la parole. Ils ont affirmé que l’enquête n’avait pas été réalisée de manière appropriée et que l’acte d’accusation était beaucoup trop similaire au rapport du procureur. Ils ont estimé que la procédure de recueil des preuves avait été inéquitable et que l’acte d’accusation était bâclé et biaisé, avant de déclarer qu’ils porteraient l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme.
  1. Enfin, le juge a levé l’audience en précisant qu’il annoncerait son verdict immédiatement après. Le public a ensuite reçu l’ordre de quitter la salle. Moins d’une heure après, on pouvait deviner, aux clameurs de la foule à l’extérieur du tribunal, que les accusés avaient été libérés.

J’ai déjà dit que je ne suis pas spécialiste, ni même familier du système juridique turc, mais je crois que ce rapport contient suffisamment d’éléments pour parler d’anomalies graves.

J’ai brièvement parlé à un avocat britannique ayant assisté à l’audience en tant qu’observateur pour Euromed, lequel s’est référé à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme relatif au droit à un procès équitable.

Il était particulièrement préoccupé par les longues périodes de détention provisoire et par le fait que les trois juges siégeaient ensemble aux côtés du procureur, alors que les avocats de la défense ne pouvaient parler à leurs clients.

Outre les aspects juridiques, il est important pour le mouvement syndical international de soutenir ses collègues en Turquie, en particulier sur la question d’être qualifié d’organisation terroriste.

Dans un contexte plus général, le droit turc a été détourné pour faire taire d’autres groupes de la société civile, tels que les journalistes. Il est par conséquent important de souligner que la Turquie abuse de son système juridique afin d’étouffer toute opposition en général et les syndicats en particulier.

Il devient de plus en plus difficile d’exercer des pressions sur les autorités car le Premier ministre Tayyip Erdogan se montre de plus en plus arrogant dans ses relations avec l’UE, en déclarant ouvertement que, dans la mesure où la croissance économique est plus élevée dans son pays que dans l’UE, c’est l’Europe qui a besoin de la Turquie et non l’inverse.

Selon plusieurs de mes collègues, l’affaire de la KESK pourrait toutefois bénéficier des pourparlers de paix qui sont initiés entre les autorités et les factions rebelles kurdes.

Reste à voir si ce sera effectivement le cas.

 

Cet article a été traduit de l'anglais.