La crise d’Ohlauer : Un tournant pour la politique d’asile en Allemagne ?

Opinions

Le 24 juin 2014, Kreuzberg – quartier multiculturel animé de Berlin - a pratiquement été transformé, du jour au lendemain, en un État policier.

Près de 1720 agents, dont une partie entièrement revêtus de tenues antiémeute, ont été déployés sur une superficie pas plus grande que quelques pâtés de maisons.

Ils avaient pour ordre de déloger 40 réfugiés qui protestaient sur le toit d’un immeuble d’école désaffecté de la rue Ohlauer dont ils étaient menacés d’expulsion imminente.

Des centaines et parfois des milliers de protestataires se sont ralliés à l’action en soutien aux demandes des réfugiés.

Le siège d’Ohlauer Strasse durerait huit jours, durant lesquels la liberté de mouvement se verrait totalement restreinte – y compris pour les députés parlementaires et les journalistes.

Les entreprises locales ont encouru des pertes financières colossales dès lors que les clients ne pouvaient ou ne désiraient pas traverser les barricades de la police.

Une série de heurts violents se sont produits entre les protestataires – parmi lesquels se trouvaient des lycéens – et les forces de police.

L’occupation du toit a finalement touché à sa fin le 2 juillet quand les autorités locales ont autorisé les 40 réfugiés à continuer à occuper une partie de l’immeuble à condition que personne d’autre n’y emménage.

Cependant, leur principale demande, à savoir le droit de rester en Allemagne à titre permanent demeure insatisfaite.

Pendant ce temps, ce sont les contribuables qui écopent de la facture faramineuse de l’opération policière, estimée à plus de 5 millions € rien qu’en salaires.

Comment en est-on arrivé là ?

 

L’asile en crise

La crise d’Ohlauer Strasse est la conséquence logique d’une règlementation désastreuse en matière d’asile en Allemagne.

En 1993, après de décennies de débats concernant les seuils d’immigration « acceptables » et de préoccupations concernant la « légitimité » des demandes d’asile, un amendement à la Loi fondamentale de la République fédérale allemande de 1949 (Grundgesetz) a été adopté, abolissant effectivement le droit à la demande d’asile en Allemagne.

Ce soi-disant « compromis » (Asylkompromiss) scandaleux constitue, non seulement, une violation directe de l’article 14 de la Déclaration universelle des droits de l’homme mais est, de surcroît, répréhensible si l’on tient compte des circonstances dans lesquelles la Loi fondamentale a été rédigée.

Spécifiquement, la clause relative à l’asile avait été conçue, en partie, à titre de réparation pour les atrocités survenues durant l’ère nazie.

Durant cette époque, des millions d’Allemands d’origine juive, sintie ou africaine ont vécu et sont morts dans des circonstances similaires à celles des réfugiés qui aujourd’hui tentent de fuir des pays déchirés par la guerre comme la Syrie ou les violations des droits humains survenant dans des pays comme l’Ouganda ou l’Érythrée.

Bien qu’en termes absolus, l’Allemagne accueille le plus grand nombre de réfugiés de toute l’Europe (77.500 demandes d’asile enregistrées en 2012), comparé à la taille de sa population, l’Allemagne reçoit en réalité nettement moins de demandes que la Suède, le Danemark, la Suisse ou la Belgique.

Par ailleurs, la part du budget national total allouée à l’asile en Allemagne est pour ainsi dire insignifiante.

La demande de la population réfugiée en Allemagne est simple – le plein accès à ses droits humains.

Ce que cela signifie spécifiquement : L’abolition de la condition de résidence obligatoire (exclusivement allemande) qui interdit de facto le libre mouvement des réfugiés à travers le pays (Residenzpflicht) ; l’abolition de l’obligation pour les réfugiés de résider dans des campements désignés (généralement situés dans des zones reculées et s’apparentant à des camps d’internement) ; le droit d’accès à l’emploi et à l’éducation ; et la cessation totale des déportations.

Or malgré des années de campagnes et de pressions politiques et des milliers de morts inutiles causées chaque année par la mise en vigueur de la Forteresse Europe ; la déchéance des pouvoirs publics aux niveaux local, national et de l’Union européene, le peu d’intérêt dont font montre les médias traditionnels allemands et l’apathie de l’opinion publique générale, rien n’a changé.

 

« Le gouvernement nous a complètement ignorés »

À l’automne 2012, un campement érigé par des protestataires sur l’Oranienplatz, à Kreuzberg, ne tarda pas à se convertir en un symbole du mouvement des réfugiés et à la fin de 2012, une partie des réfugiés (y compris des femmes et des enfants) ont quitté la place pour aller occuper un immeuble d’école désaffecté dans la rue Ohlauer.

Étant donné que les squats étaient tolérés par le gouvernement local (présidé par le seul maire écolo du pays), le gouvernement était automatiquement tenu d’assumer légalement la responsabilité du bien-être des résidents.

Toutefois, en novembre 2013, les conditions tant dans le campement que dans l’école désaffectée étaient devenues impropres à l’habitation. Le gouvernement local a été critiqué par des médecins pour avoir manqué de prendre les dispositions nécessaires en vue de l’assainissement des lieux. Patras Bwansi, un réfugié et militant des droits humains ougandais, a affirmé : « le gouvernement nous a complètement ignorés ».

Mais au lieu de chercher à établir un dialogue direct avec les réfugiés, les politiciens locaux ont unilatéralement décidé d’expulser les résidents du camp et de l’école.

En avril 2014, les divisions entre les réfugiés avaient été suffisamment exploitées que pour permettre à une partie d’entre eux de détruire le campement d’Oranienplatz contre la promesse d’un nouvel endroit où vivre, l’examen favorable de leurs demandes d’asile et une garantie de non-déportation au cours des six mois suivants – des promesses qui ne sont toujours pas remplies.

Au cours de la destruction violente du camp d’Oranienplatz, le réfugié-militant soudanais Napuli Paul Langa a grimpé dans un arbre où il est resté durant cinq jours pour assurer le maintien d’un relais d’information sur le site.

Un groupe de réfugiés-militants a maintenu un piquet 24 heures sur 24 juste devant l’emplacement du campement détruit et a mené une grève de la faim durant deux semaines.

Les autres réfugiés ont refusé de bouger.

Cependant, deux mois plus tard, la confrontation a frôlé le drame lorsque les autorités ont décidé d’évacuer l’école par la force.

 

La crise d’Ohlauer

Le 20 juin – Journée mondiale des réfugiés – un représentant du gouvernement local a visité l’école où vivaient entre 200 et 300 réfugiés, des familles Rom et d’autres personnes sans abri. Des plans ont été annoncés en vue d’un « transfert volontaire ».

Quatre jours plus tard, la police a débarqué en masse.

Pour une partie des résidents, l’imposant dispositif policier a constitué une menace suffisante pour les convaincre de quitter les lieux au plus vite.

Toutefois, pour une quarantaine d’autres réfugiés, le mouvement protestataire est entré dans une nouvelle étape.

Et tandis que la police érigeait des barricades tout autour de l’école, restreignant par-là même l’accès des lieux au public, les protestataires ont occupé le toit du bâtiment d’où ils ont poursuivi leur action.

La confrontation a conduit à huit jours d’occupation pendant lesquels nombre de réfugiés ont menacé de se donner la mort en sautant dans le vide en cas d’une prise d’assaut de l’immeuble par la police.

L’incertitude quant à l’issue de l’impasse durerait jusqu’à la toute dernière minute : Par moments, il semblait presque inévitable que la police prendrait d’assaut le bâtiment et que les réfugiés – n’ayant plus rien à perdre – exécuteraient leur menace en se jetant dans le vide.

Cela serait presque certainement arrivé s’il n’y avait eu le soutien massif d’autres réfugiés-militants, des riverains, des commerçants locaux et sans les manifestations de solidarité qui ont eu lieu partout en Allemagne et même jusqu’à Istanbul, Bruxelles et New York.

 

Tirer les leçons

Tout le monde n’est pas d’accord quant à l’importance de la crise d’Ohlauer.
Certains commentateurs estiment que les réfugiés « se livrent à du chantage » vis-à-vis des autorités. Puis il y a les racistes qui considèrent que l’actuelle politique allemande en matière d’asile constitue une méthode légitime pour empêcher le pays d’être « envahi » par des étrangers en provenance d’Afrique et d’Asie.

Mais un tel point de vue n’est valable qu’à partir du moment où l’on estime que certaines vies valent moins que d’autres.

Pour d’autres, toutefois, l’incident d’Ohlauer ne fait que mettre en évidence de profondes failles dans la démocratie allemande qui n’affectent pas seulement les réfugiés.

Lorsqu’un quartier berlinois de gauche comme Kreuzberg peut être maintenu en quasi-état de siège durant plus d’une semaine, il y a quelque chose qui va très mal.

Heureusement, le nombre de personnes qui en sont conscientes ne cesse de croître.

Des pétitions circulent en faveur de la pleine restauration du droit d’asile ; des journalistes invitent à une profonde remise en cause de la réglementation en matière d’asile en Allemagne et les résidents locaux ouvrent les portes de leurs maisons.

Ceux d’entre nous qui ne sont pas des réfugiés ont eu de la chance – du moins cette fois.

Nous avons évité de justesse qu’un drame ne survienne sous nos yeux.

En amenant leur lutte pour les droits humains à nos portes, les réfugiés de Kreuzberg nous rappellent tous à notre propre humanité et nous montrent à quel point notre démocratie peut être fragile.

L’avertissement doit nous suffire pour les protéger tous deux.

Cet article a été traduit de l'anglais.