Turquie : Libération des trois dernières prisonnières dans l’affaire « KESK 15 »

 

Jeudi 13 décembre 2012

Les trois juges et le procureur sont assis en rang sous un buste de Moustafa Kemal Atatürk, le « père » absolu de l’État turc.

 

Un soldat monte la garde à l’entrée de la salle d’audience, effleurant de l’index la sécurité de son arme.

Trois autres officiers encerclent les défenderesses.

Cinq mètres plus loin, dans le box des accusés, 15 femmes syndicalistes passent en jugement pour avoir défendu les droits des femmes.

Elles sont toutes membres de la KESK, la confédération indépendante turque des syndicats du secteur public.

Parmi elles se trouvent, à la fois, des membres de la base et des dirigeantes de sections locales ou de syndicats nationaux qui se sont opposées aux tentatives de répression des droits de la femme par le gouvernement. Elles sont aussi kurdes.

Les Kurdes, qui représentent approximativement 20 pour cent de la population turque luttent depuis de nombreuses années pour le droit à l’enseignement de leur langue maternelle et l’autonomie de la région kurde de la Turquie.

Le Parti des travailleurs kurdes (PKK), groupe armé, oppose une résistance militaire au gouvernement turc dans la région.

En 2009, tout espoir d’un accord négocié s’est évanoui et, depuis lors, la répression contre les Kurdes de nationalité turque s’est accrue de façon marquée.

 

Liberté

Familles et proches, partisans et délégations internationales représentant le mouvement syndical européen se partagent la tribune publique archicomble.

Ces femmes sont accusées de terrorisme.

En Turquie, toute opinion partagée avec une organisation considérée comme « terroriste » peut valoir à une personne d’être elle-même accusée de terrorisme.

Une confession obtenue sous la pression, un nom retrouvé dans un ordinateur, des propos exprimés dans un discours, la participation à une manifestation, le soutien à l’autonomie turque, une prise de position en faveur de l’enseignement de la langue maternelle kurde ou le simple fait de porter le foulard traditionnel kurde – constituent autant de chefs passibles d’inculpation, qui peuvent entraîner des peines de réclusion de cinq à dix ans.

Les défenderesses dénoncent avec courage la déposition du plaignant.

Les « preuves » se résument à leur activité syndicale légale :Participation à des réunions, photos d’un événement pour la paix en rapport avec les Kurdes, leur travail en tant que dirigeantes de sections syndicales.

Au bout de deux heures, la séance est levée.

Soudain, c’est le chaos, des gens poussent des cris de joie, d’autres s’embrassent.

Le juge a accordé la liberté sous caution aux trois dernières femmes qui restaient sous les verrous.

Plus tard, lorsqu’elles sont relâchées par une nuit glaciale, les trois femmes sont assaillies de baisers et d’accolades au milieu d’une foule de partisanes et de partisans.

 

Persécutions

Le lendemain, nous avons parlé à Canan Çalağan, secrétaire nationale des femmes auprès de la KESK.

Elle est l’une des 15 défenderesses dans ce procès.

Elle fut arrêtée en même temps que les autres syndicalistes en février.

Son époux a été arrêté lors d’une deuxième vague d’arrestations de syndicalistes, le 25 juin.

Canan Çalağan fut libérée sous caution le 4 octobre mais son époux demeure sous les verrous.

Sachant qu’elle risquait d’être interpellée à tout instant, elle a dû se résigner à avoir une conversation difficile avec son fils, nous confie-t-elle : « J’étais obligée de lui dire que je pouvais être arrêtée mais que je reviendrais. »

D’après Madame Çalağan, le gouvernement turc persécute les membres de la KESK parce que leur existence-même représente un désaveu manifeste des profonds préjugés qu’il entretient.

« Le gouvernement reconnaît les femmes uniquement pour leur rôle au sein de la famille », dit-elle.

Elle a condamné le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir, qualifiant celui-ci de néolibéral et opposé à la nature multiculturelle de la Turquie.

« [Ils veulent] un État unitaire, un seul dirigeant, une seule religion, une seule nation, une seule langue. »

Avant d’ajouter, en riant : « Et aussi un seul sexe. »

D’après madame Çalağan, tout rejet de cette politique ou toute opposition, en tant que syndicaliste, aux conditions de travail flexibles sont passibles d’arrestation et de prison.

 

Violence contre les femmes
Les femmes sont particulièrement ciblées :« L’État est empreint d’une mentalité phallocratique. »Conscients que la lutte des femmes peut ébranler les anciennes structures, ils cherchent à réprimer, surtout les femmes. »

Elle fait aussi allusion aux conséquences du coup d’État militaire de 1980 et à la violence politique qui s’est ensuivi :« Depuis trente ans, la Turquie connait une situation de guerre qui affecte toutes les femmes et perpétue la violence masculine. »

Il y a, d’après elle, deux dimensions à la répression à l’égard des femmes.« Tout d’abord, le fait qu’un grand nombre de femmes sont tuées en Turquie – la violence conjugale. »

Certains rapports parlent de cinq meurtres de femmes par jour en Turquie.

Et de poursuivre :« Il y a aussi le harcèlement sexuel, le viol et la violence contre les femmes, qui est aujourd’hui plus perceptible qu’auparavant.À chaque fois que nous prenons des mesures de prévention rigoureuses ou que nous manifestons, [le gouvernement réagit]. »

D’après madame Çalağan, les adhérentes de la KESK ont tenté d’engager un dialogue avec le gouvernement mais leurs tentatives ont, jusqu’à présent, été vaines.

« En Turquie, de grands efforts ne permettent d’obtenir que des concessions minimes.Mais après toutes les luttes que nous avons menées, nous obtiendrons ce à quoi nous aspirons – et ce n’est pas un vœu ni une chimère.

Le procès risque de durer des mois – voire des années – attendu que les juges programment des audiences d’un ou deux jours chacune à plusieurs mois d’intervalle.

La prochaine audience pour les 15 femmes syndicalistes est fixée au 18 avril 2013.

 

Cet article a été traduit de l'anglais.