Contre l’invasion publicitaire dans les villes, la montée d’un mouvement au niveau mondial

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« Avec le retrait des publicités à Grenoble, on peut désormais apprécier la beauté de la ville et des montagnes au-delà. Les publicités créent des obstacles. Leur absence est un bol d’air frais », explique Khaled Gaiji, coordinateur national de mobilisation auprès de l’association française Résistance à l’agression publicitaire, RAP. « La publicité est comme un iceberg : l’impact le plus important se situe sous la surface. Les publicités colonisent notre imaginaire. »

En 2014, Éric Piolle, à l’époque maire nouvellement élu de Grenoble, a annulé un contrat portant sur 326 affichages publicitaires extérieurs, dont 64 panneaux d’affichage grand format. Ceux-ci ont été remplacés par des arbres et des affichages publics – ou par rien du tout. Les pertes de revenus ont été compensées par une révision à la baisse des indemnités des employés de la mairie, y compris les véhicules officiels. Malgré les tentatives du maire Eric Piolle de faire de Grenoble la première ville d’Europe sans publicité, les affichages publicitaires aux arrêts d’autobus et de tramway sont maintenus, car ce contrat relève de l’autorité régionale.

Cela n’a pourtant pas empêché la ferveur antipub d’embraser le reste de la France. La RAP compte aujourd’hui 29 groupes locaux à travers le pays, contre cinq seulement en 2016. Ceux-ci travaillent de façon autonome, avec des tactiques incluant des pressions sur les élus comme la maire de Paris, Anne Hidalgo, qui a mis en suspens les plans d’installation de nouveaux écrans publicitaires numériques dans les rues de la ville. Pour faire barrage à ce projet, la RAP a invité les citoyens à participer à une consultation populaire. Sur plus de 2.000 participants, 95 % se sont prononcés contre les nouveaux affichages publicitaires numériques.

Quant aux motifs invoqués, ceux-ci trouvent un écho dans les mouvements de résistance à la publicité extérieure à travers le monde, à savoir : leur impact environnemental négatif, notamment la façon dont ils incitent à la consommation, outre le fait qu’ils sont intrusifs, envahissants et omniprésents.

La RAP a organisé, en coordination avec d’autres organisations, une pétition nationale qui a recueilli 60.000 signatures et poussé le ministre des Finances de l’époque, Emmanuel Macron, à arrêter, en 2016, les projets d’expansion publicitaire dans les petites villes et villages de France. En mars 2018 et mars 2019, à Lyon, 150 activistes de la RAP ont pris part à des manifestations en soutien à des mesures mondiales contre la publicité, et en octobre 2019, 200 activistes, dans la même ville, ont participé à une marche de solidarité avec « Alex », un membre de la RAP traduit en justice pour avoir recouvert d’affiches des panneaux publicitaires. Son procès a été reporté à juin 2020.

Khaled Gaiji qui est également président des Amis de la terre France a déclaré : « Le fait que Grenoble freine l’avance des annonceurs montre que nous avons le choix. C’est comme quand les gens demandent ce que 50 ans d’activisme environnemental ont accompli. Mais imaginez à quel point les choses iraient mal si [nous n’avions rien fait]. Nous disons : “L’action est la vie, le silence la mort”. »

Le mouvement antipublicité bat son plein en France, mais il a des ramifications plus larges. En 2006, São Paulo est devenue la première ville du monde à interdire la publicité extérieure. Le maire de l’époque, Gilberto Kassab, avait décrit celle-ci comme de la « pollution visuelle ». En un an, 15.000 panneaux d’affichage publicitaire et 300.000 enseignes de grands magasins ont été déboulonnés dans la plus grande mégapole d’Amérique du Sud. En Inde, la publicité extérieure a fait l’objet de restrictions dans des villes comme New Delhi, Mumbai et Chennai, notamment. En 2015, la ville de Téhéran, en Iran, a remplacé tous ses affichages publicitaires par de l’art.

La clameur antipub s’amplifie en Grande-Bretagne

Le 26 octobre 2019, la ville de Bristol, dans le sud-ouest de l’Angleterre, a accueilli la première conférence nationale antipublicitaire du Royaume-Uni. Organisé par Adblock Bristol, l’événement a attiré des personnes des quatre coins de la Grande-Bretagne, y compris des représentants d’Adblock Cardiff, créé l’année passée au Pays de Galles. Des participants de Birmingham, la deuxième plus grande ville du Royaume-Uni, ont mis sur pied leur propre groupe dans la foulée de la conférence.

« Notre toute première priorité est de contester les nouvelles demandes de permis relatives aux panneaux d’affichage numériques, un secteur en plein essor. En collaboration avec les communautés locales, nous avons empêché l’installation de 18 nouveaux écrans numériques à Bristol et avons milité avec succès pour le retrait de panneaux d’affichage statiques existants », explique Nicola Round d’Adblock Bristol.

Mme Round explique que les annonces publicitaires extérieures ne sont pas consensuelles : « Je peux éviter les publicités dans les revues ou en ligne : mais si je promène mon bébé au parc ou si je veux juste un moment de quiétude à l’extérieur, je ne veux pas qu’on me dise d’acheter du fast-food, de la fast-fashion ou des voitures. Or, il m’est impossible d’éviter ces panneaux publicitaires. »

D’autres avancées ont également été mises en exergue durant la conférence : la campagne de pression contre les plans du conseil municipal de Bristol visant à étendre l’affichage publicitaire aux espaces verts ; le travail mené avec les communautés locales et la présentation d’alternatives à travers les projets artistiques, outre l’initiative consistant à recouvrir de papier les affiches publicitaires pendant une journée pour permettre aux gens de s’exprimer.

Un atelier de travail a examiné la publicité en tant que moteur de sexisme. « La publicité qui présente des images sexualisées de corps parfaits nous incite à objectiver et à déshumaniser pas seulement les femmes figurant sur l’image, mais toutes les femmes », a expliqué Sophie Pritchard, qui a coanimé l’atelier. Elle appartient à TIGER (Teaching Individuals Gender Equality), une coopérative locale de base qui travaille avec les jeunes.

« La publicité présente souvent les femmes comme soumises, comme des possessions destinées à satisfaire les besoins des hommes, là où les hommes sont dépeints comme forts et dominants. Ce sont les idées reçues fondamentales qui sous-tendent la violence familiale », explique Sophie Pritchard, qui cite de nombreuses études où il est montré de quelle façon la publicité sexualisée alimente la honte corporelle, les problèmes de santé mentale et la misogynie.

Vendre l’insatisfaction

L’industrie des relations publiques est accusée d’alimenter d’autres préjugés. En Thaïlande, une publicité qui établissait un lien entre le succès et une couleur de peau plus claire a été retirée après une importante réaction publique contre le racisme. Une condamnation publique similaire a forcé le géant allemand des cosmétiques Nivea à mettre fin à une campagne de vente de produits éclaircissants pour la peau en Afrique de l’Ouest.

Dans l’ensemble, de nombreuses études établissent un lien entre la publicité et le commerce de l’insatisfaction, qui nous incite à acheter des choses dont nous n’avons pas besoin. Pour lutter contre cela, différentes campagnes à travers le monde se concentrent sur la limitation de certaines publicités. Singapour a interdit la promotion d’aliments et de boissons malsains, y compris sur les panneaux d’affichage, dépassant ainsi des dispositions similaires adoptées au Mexique, au Royaume-Uni et au Canada. En mars 2017, Paris a emboîté le pas à Genève et à Londres, pour interdire les publicités sexistes et homophobes.

En 2005, les règles de l’Organisation mondiale de la santé ont interdit toute publicité pour le tabac à ses 168 pays signataires ; toutefois, des enquêtes menées par le Guardian ont révélé que les géants du tabac continuaient de cibler les enfants dans au moins 23 pays de l’hémisphère Sud.

L’urgence climatique donne également un poids supplémentaire à l’argument antipublicitaire. « Bristol a été le premier conseil municipal britannique à déclarer l’urgence climatique et il serait donc insensé d’y installer de nouveaux affichages publicitaires numériques », explique Mme Round.

« Nous avons pu apprendre sur la base des demandes d’aménagement qu’un affichage publicitaire numérique double-face sur un autobus consomme autant d’énergie que quatre ménages. Imaginez donc les écrans plus grands, sans parler de l’impact environnemental de la surconsommation incitée par ces panneaux publicitaires. »

Adblock Bristol a cartographié la manière dont les annonceurs ciblent les routes principales de la ville, en relevant que les zones comportant le plus grand nombre de panneaux publicitaires affichent les plus hauts indices de pollution atmosphérique. Les activistes antipub veulent aussi soulever des questions plus larges sur la justice environnementale : pourquoi des zones défavorisées touchées par les pires niveaux de pollution atmosphérique – due en grande partie à la circulation – devraient-elles accueillir des publicités de voitures dont le prix est inabordable pour la majorité de la population locale ? En définitive, vendre plus de voitures aux automobilistes bloqués dans les embouteillages ne contribuera qu’à dégrader davantage la qualité de l’air et à accélérer la catastrophe climatique.

Reconquête du domaine visuel public

À l’ordre du jour de la conférence de Bristol figurait un atelier de travail sur le thème du « subvertising » (détournement publicitaire) - un terme qui fait référence au remplacement ou à la modification d’images d’affichages publicitaires par de l’art. Les premières campagnes de subvertising ont fait leur apparition dès 1973, en Australie, et étaient centrées sur le tabac. Plus récemment, ce sont les industries à forte intensité de carbone qui ont été ciblées, notamment par l’ajout d’avertissements de type cigarettes sur les annonces de voitures.

« Nous avons entrepris de subvertir le récit dominant qui nous est imposé par la publicité commerciale. Il est important de reconquérir le domaine visuel public – a fortiori lorsque l’on nous déballe des mensonges flagrants, comme dans le cas du greenwashing (ou écoblanchiment) », explique Michelle Tylicki, une artiste qui a collaboré avec des détourneurs publicitaires (subvertisers).

Ses réalisations ont inclus une parodie d’affiche de film sur la société britannique de fracking Cuadrilla – inspirée du film de science-fiction Godzilla. Le fracking (fracturation hydraulique) au Royaume-Uni a désormais été suspendu après des années de pressions de la part des militants.

Mme Tylicki a également réalisé une série d’affiches qui ont été exposées à l’occasion des négociations sur le climat, en 2018, en Pologne. « [Celles-ci visaient à] dénoncer l’écoblanchiment et le “statu quo”. Lors de ce sommet, ils ont décidé de faire fi du rapport clé du GIEC sur la limite de 1,5 degré. Cela ne devrait pas surprendre outre mesure si l’on considère que le “sommet sur le climat” a été parrainé par des entreprises charbonnières polonaises. »

Pendant le sommet, le droit de manifester a été sévèrement restreint. Sur l’un de ses panneaux figurait (en polonais) : « La centrale électrique de Belchatow émet plus de CO2 que toutes les forêts de Pologne n’en absorbent. Pologne, le statu quo. Le temps presse pour la justice climatique. »

Dans son entretien avec Equal Times, Michelle Tylicki a déclaré : « Aujourd’hui encore, un tiers de l’électricité dans le monde provient du charbon. Le niveau actuel d’émissions de CO2 est à l’origine de 45.000 morts prématurées en Pologne annuellement. Il s’agit d’une industrie délétère qui continuera à marcher sur les cadavres pour le profit – à moins que nous ne la mettions au défi. »

Le mouvement de la subversion publicitaire vise à briser le monopole croissant de la grande entreprise sur l’espace public. Il organise des partages de compétences afin que davantage de personnes puissent démocratiser leurs villes.

L’un des effets signalés de la suppression des panneaux d’affichage à São Paulo a été de rendre visibles les quartiers pauvres que ceux-ci dérobaient à la vue (et la loi a aussi entraîné la suppression de fresques d’artistes urbains). De par le monde, les programmes antipublicité cherchent plutôt à mettre en valeur ces zones qu’à les reléguer au rang de simples « bidonvilles ». Ces programmes peuvent aussi nous aider à imaginer l’aspect qu’auraient toutes les villes sans les publicités.

À Mumbai, l’ONG Chal Rang De (Donnons un coup de peinture) a peint des habitations en tôle ondulée en couleurs vives. De même, le conseil municipal de Medellin, deuxième ville de Colombie, a transformé des quartiers très pauvres, victimes de la violence du trafic de drogue, en décorant les murs de fresques murales et en offrant des équipements, des services et de l’espoir. Et dans la capitale ghanéenne Accra, l’artiste Mohammed Awudu guide les jeunes pour transformer le quartier informel de Nima en une cité de l’art.

Mme Round a présidé la séance de clôture de la conférence qui a examiné ce qui devrait remplacer les publicités commerciales. Cette décision devrait, selon elle, être laissée aux communautés locales. « À Bristol, certains voudraient plus d’art, comme le Burg arts project, une exposition tournante d’œuvres d’artistes locaux et de la communauté locale. Nous aimerions avant tout voir disparaître la publicité, dans certains cas pour remettre en valeur de beaux bâtiments. D’autres communautés préféreraient planter des arbres et regénérer la nature sauvage, ou réaliser des peintures murales. Les communautés peuvent aller dans plein de directions différentes. »