À la recherche désespérée d’un cimetière pour ses déchets nucléaires, le Japon offre des subventions empoisonnées à deux villages

À la recherche désespérée d'un cimetière pour ses déchets nucléaires, le Japon offre des subventions empoisonnées à deux villages

Masao Takimoto chez lui à Kamoenai, sur l’île d’Hokkaido au Japon, devant des affiches où l’on peut lire « Non aux déchets nucléaires ».

(Carmen Grau)

Un matin de septembre 2020, Masao Takimoto, un retraité de 87 ans, lisait le journal chez lui lorsqu’une annonce a attiré son attention, gâché sa journée et changé le cours de la vie de Kamoenai, son paisible village de pêcheurs situé sur l’île d’Hokkaido, au nord du Japon. Le maire de cette bourgade de 822 habitants avait accepté la réalisation d’une étude préliminaire visant à accueillir un cimetière nucléaire pour des déchets hautement radioactifs ; un processus associé à 2 milliards de yens (16,3 millions d’euros, 19,3 millions de dollars US) en subventions du gouvernement japonais.

Masao Takimoto n’a pas hésité un instant. Il a écrit une lettre de protestation et s’est rendu chez le maire pour la lui remettre en main propre. Dans les jours qui ont suivi, il a préparé et distribué des tracts alertant la population sur les dangers d’un tel entreposage et a tenté d’accéder aux réunions organisées dans la précipitation. Le parcours du combattant pour s’informer et se faire entendre s’est accompagné de tensions et de menaces anonymes. Il n’a pas pu empêcher le maire de signer, le 9 octobre, l’acte de candidature auprès de la NUMO (pour Nuclear Waste Management Organization), une agence quasi gouvernementale chargée de gérer les déchets radioactifs du Japon.

Pendant ce temps, à seulement 40 km de là, un autre village de pêcheurs de 2.900 habitants se mobilisait au plus vite pour empêcher son maire de déposer sa candidature lui aussi. Le village de Suttsu, dont 40 % des citoyens ont plus de 65 ans, annonçait en août qu’il souhaitait demander cette importante subvention et lutter contre le dépeuplement et le vieillissement de la population.

Haruo Kataoka, 71 ans, maire depuis 2001, a été accusé de ne pas tenir compte de la société civile, des organisations nationales anti-nucléaires, des associations de pêcheurs, des politiciens des municipalités voisines, du groupe de réflexion CEMIPOS et du gouverneur de Hokkaido lui-même. La région, qui constitue une importante source de ressources halieutiques et agricoles, dispose d’une ordonnance s’opposant à l’entrée des déchets nucléaires.

« Nous souhaitons voter sur la proposition. Nous nous inquiétons pour notre pêche. Si des déchets nucléaires étaient entreposés ici et que des problèmes devaient survenir à l’avenir, nous ne pourrions pas protéger l’environnement ni nos emplois », déclare Toshihiko Yoshino, un entrepreneur de l’industrie de la pêche à Suttsu.

M. Yoshino traite et vend le produit vedette de la localité : les huîtres et les alevins de sardines ou d’anchois. Le 10 septembre, il créait, avec des jeunes et des moins jeunes, l’organisation « Non aux déchets nucléaires pour les enfants de Suttsu ». Ils ont recueilli des signatures et réclamé la tenue d’un référendum. Le 8 octobre, ils lançaient une campagne pour son organisation, en collaboration avec des groupes civils de la région. En vain. Le lendemain, le maire signait son engagement à Tokyo. Le matin précédent, un cocktail Molotov avait explosé au domicile du maire ; un incident qui n’a fait aucun blessé.

Mais les opposants ont aussi été victime de violence : on a aussi cassé la bicyclette de Junko Kosaka, 71 ans, avec laquelle elle distribuait des tracts contre le futur cimetière nucléaire. Cela fait neuf ans qu’elle est membre de l’opposition au sein du conseil municipale de Suttsu. Elle déplore les tensions et les disputes entre les gens du village.

« Le village ne connaît pas de problèmes financiers. Il y a des entreprises de pêche et les ventes sont bonnes. Nous avons reçu un budget important de la part des citoyens japonais qui soutiennent les zones rurales grâce au programme ‘Impôt pour les villages’ ». Elle a été surprise par l’âge moyen des directeurs de NUMO, qui sont toutes des personnes âgées, et estime que ce sont les jeunes qui devraient décider de leur avenir. « J’aimerais que les responsables réfléchissent ; que l’on repense l’énergie nucléaire. Nous sommes un pays de catastrophes ».

Des villages qui se vident et peu de perspectives d’emploi

Le Japon est le quatrième plus grand producteur d’énergie nucléaire au monde, derrière les États-Unis, la France et la Chine. Répartis à travers l’archipel, 54 réacteurs produisaient 30 % de l’électricité jusqu’en 2011. Malgré l’arrêt de la plupart des réacteurs après l’accident dévastateur de Fukushima, l’engagement du Japon en faveur de l’énergie nucléaire reste fort et n’est pas dénué de controverses : neuf réacteurs continuent de fonctionner et 18 attendent d’être réactivés pour produire 20 % de l’électricité en 2030.

Depuis 2002, le gouvernement est à la recherche du lieu d’un dépôt géologique permanent, un cimetière souterrain à 300 mètres de profondeur qui, pendant des millénaires, hébergera les déchets dans des structures en béton afin de ne pas affecter la vie et l’environnement. Dans un effort désespéré pour résoudre un problème global et irréversible de l’ère nucléaire, le Japon offre des subventions pour encourager les localités à accueillir le cimetière. Les petits villages peu peuplés, à l’avenir incertain, sont appâtés par la promesse de fonds et d’emplois. La première phase, d’une durée de deux ans, consiste en une étude de faisabilité s’appuyant sur la littérature scientifique. La phase suivante consiste en un sondage géologique préliminaire étalé sur quatre ans. Le village reçoit alors 7 milliards de yens supplémentaires (57,2 millions d’euros ou 67,4 millions de dollars US). La dernière phase, de quatorze ans, consiste en la construction des installations souterraines.

Mais où sont donc les déchets ? « Ils refroidissent dans des piscines qui débordent au fil du temps », répondent avec agacement de nombreux Japonais opposés au nucléaire.

Cela fait des décennies que le Japon envoie par bateau des tonnes de combustible épuisé vers la France et l’Angleterre pour y être retraité, mais les déchets radioactifs qui en résultent doivent être renvoyés au pays d’origine dans le cadre des dispositions de l’AIEA. Le Japon ne dispose que d’un seul site d’entreposage temporaire (entre 30 et 50 ans, mais la moitié de ce temps a déjà été consommé) dans la petite ville de Rokkasho. Mais 40.000 barils fortement contaminants attendent un cimetière permanent (dont la construction devrait prendre 20 ans au minimum). Celui-ci devra également stocker des déchets de faible intensité, qui occupent l’équivalent de huit piscines olympiques. Chaque fois qu’un opérateur utilise des gants, une combinaison de travail ou des outils dans une centrale, la terre se remplit de déchets qui polluent pour des périodes s’étalant sur des générations. La France, la Belgique, la Suède ou l’Espagne possèdent déjà des cimetières pour plusieurs siècles et la Finlande vient d’en inaugurer un permanent dans l’une des plus anciennes formations rocheuses d’Europe.

En 2007, la ville japonaise de Toyo a déposé sa candidature pour participer au processus d’étude préliminaire, mais a rapidement fait marche arrière en raison d’une forte opposition de la population locale. En 2017, le gouvernement a publié une carte reprenant les lieux potentiellement adaptés. Les localités proches de volcans actifs et de failles, ainsi que celles présentant une activité sismique récente, ont été écartées. Une grande zone de Suttsu a reçu une évaluation positive et seule une petite portion de Kamoenai. Les deux localités sont très proches de la centrale nucléaire de Tomari, actuellement inactive.

Les habitants de Suttsu sont allés consulter les experts. Le 2 octobre, Hideyuki Ban, co-directeur du Centre d’information nucléaire pour les citoyens, est venu accompagné d’un géologue de renom pour informer la population. « À Suttsu, il n’y a pas de place pour le dépôt nucléaire, nous devons gagner du terrain sur la mer et les recherches ne sont pas suffisamment nombreuses. Notre pays n’est pas un territoire géologiquement stable », affirme avec fermeté cet expert du nucléaire. Il précise que 200 personnes ont assisté au séminaire, dont le maire « qui avait probablement déjà tenu sa décision ». Est-ce sûr ? « Ce n’est pas sûr, il peut y avoir des fuites. Actuellement, il n’existe pas de technologies appropriées dans le monde pour le traitement des déchets radioactifs. La seule façon d’en réduire le nombre est d’arrêter les centrales. » Que faire des déchets alors ? « Davantage de recherches devraient être menées et ils devraient être enterrés dans des puits extrêmement profonds, à plus de 3.000 mètres. »

Un débat en profondeur qui n’est pas encouragé

Personne à Kamoenai ne souhaite parler à la presse. En milieu de matinée, les bateaux sont de retour et les femmes nettoient le saumon destiné à la vente. Il y a des maisons vides et des entreprises fermées qui ont connu des temps meilleurs. Dans la rue principale, un imposant bâtiment est en cours de construction. Le nouvel hôtel de ville, juste en face de l’ancien. « Je suis une employée de la municipalité et je ne suis pas autorisée à répondre », déclare une jeune femme. « Je ne suis pas un expert, je ne peux pas me prononcer », déclare un jeune homme. « Je ne veux pas parler, je pourrais perdre mon emploi », confie une dame inquiète. « La centrale est à proximité et il ne s’est jamais rien passé », répond une autre, plus évasive.

La seule voix qui s’élève sans crainte est celle du vieux Masao Takimoto : « C’est un processus obscur et lâche, il n’y a pas de transparence. L’administration politique muselle les gens. Il est étrange que nous ne parlions pas de la chose la plus importante : la sécurité. Il faut penser aux dangers futurs ».

« Le gouvernement prétend qu’il sera sûr pendant de nombreuses années. C’est leur argument, mais devons-nous le croire ? Les experts disent le contraire. Cette année justement, à l’occasion du 75e anniversaire des bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki, j’ai lu des témoignages à faire pleurer. J’ai vu les effets des radiations sur les patients. Je ne veux pas que les enfants de Fukushima ou de mon village en souffrent. Il faut penser à une ville sans centrale ni déchets nucléaires et c’est à cela que je vais me consacrer », ajoute-t-il.

« On m’a hué pendant les réunions locales, mais il y a ceux qui me soutiennent en cachette. Beaucoup semblent y être favorables, mais en leur for intérieur, ils ne le sont pas. Ils se taisent par peur de perdre leur emploi, comme les membres de la famille des employés de la centrale. »

Mais M. Takimoto refuse de se résigner. Il a mis son expérience dans le secteur de la santé à la disposition du village pour entreprendre des projets visant à revitaliser le bourg, comme le tourisme médical, mais n’a pas réussi à empêcher que la candidature suive son cours.

Le gouvernement japonais a salué la candidature des deux localités (Kamoenai et Suttsu) et le président de la NUMO a exprimé sa gratitude « pour cette avancée courageuse ». Le ministre de l’Industrie a déclaré qu’ils « feront tout leur possible pour rallier le soutien de la population ». Toutefois, le gouverneur de Hokkaido a déclaré qu’il s’opposerait fermement à la deuxième phase. Les voix opposées au cimetière craignent qu’il soit difficile, une fois les subventions obtenues, de faire marche arrière en raison des pressions exercées par le gouvernement. Pour les journalistes locaux du quotidien Mainichi Shinbun, Chie Yamashita et Yui Takahashi, « sans entrer dans la question de savoir si le fait de déposer la candidature est la bonne chose à faire ou non, un débat s’impose sur la gestion des déchets radioactifs et le processus de sélection du site. » Un débat national que toutes les voix consultées réclament et que le gouvernement n’a pas mis en marche.

Certaines maisons comme celle de M. Takimoto continuent d’afficher la protestation : « Non aux déchets nucléaires. La vie est plus importante que l’argent. » Sur l’affiche, il a fait dessiner un bébé rêve d’un monde et d’une mer sans pollution.

Cet article a été traduit de l'espagnol.