À Mayotte, l’État français lutte contre l’habitat insalubre (et expulse les sans-papiers) à grands coups de bulldozers

À Mayotte, l'État français lutte contre l'habitat insalubre (et expulse les sans-papiers) à grands coups de bulldozers

The vast majority of the inhabitants of Mayotte’s Miréréni neighbourhood are undocumented migrants from the Comoros islands, which means they are banned from working. This young man repairs cars to earn about €20 a day.

(Yoram Melloul)

Bulldozers, tractopelles et panache de fumée. Il y a comme un air de déjà-vu dans les images diffusées par la chaîne de télévision Mayotte la 1ère, début juillet, lors d’un reportage sur la démolition d’un bidonville de Majicavo Koropa, un village au nord de ce département insulaire français, situé entre le Mozambique et Madagascar. L’opération est la sixième du type depuis le début de l’année 2021. Elle s’inscrit dans « le cadre de la lutte contre l’immigration clandestine, et l’insécurité publique à Mayotte afin de restaurer l’État de droit et de ramener la paix sociale », selon un communiqué de la préfecture de Mayotte.

Devenue un département français en 2011, Mayotte était rattachée administrativement aux Comores avant l’indépendance du pays en 1975. Le département concentre une forte population comorienne. Celle-ci fuit la dictature et les conditions de vie difficiles de ce pays-archipel, classé parmi les plus pauvres au monde. En conséquence, Mayotte représentait en 2019 plus de la moitié des renvois d’étrangers du territoire français, avec environ 27.000 expulsions. Les associations dénoncent régulièrement des pratiques abusives et des expulsions effectuées à la hâte.

Sur l’île, la destruction de l’habitat illégal est devenue, depuis quelques mois, un axe majeur de la politique de l’État. Dans une interview publiée le 18 mai 2021 par le journal local Mayotte Hebdo, Jérôme Millet, le sous-préfet chargé du dossier, la dépeint comme « une priorité. » Via ces actions, la préfecture dit vouloir regagner du foncier – il y en a peu de disponible à Mayotte – améliorer la sécurité des personnes, car les bidonvilles sont construits sur des terrains dangereux et « rétablir l’État de droit », dans des quartiers décrits comme des « refuges pour des fauteurs de troubles », par le sous-préfet en charge de la lutte contre la pauvreté.

Depuis le début de l’année, la préfecture a détruit près de 1.000 bangas, ces cases en tôles qui parsèment le territoire. Pour mener son action, elle s’appuie sur un amendement de la loi Elan. Ce texte, voté en 2018, permet aux préfets de Mayotte et de Guyane de détruire plus facilement qu’ailleurs les habitations jugées insalubres, à condition de proposer des relogements. Mais à Mayotte, avec environ 300 unités, le parc locatif social est loin d’être suffisant.

Jetés comme des objets

Avant l’opération de Majicavo, c’est à Miréréni que les tractopelles se sont activées. Entre 250 et 350 personnes vivaient dans le bidonville de cette commune de l’ouest de Grande-Terre, la plus étendue des deux îles qui composent le département. Avec pour projet de les remplacer par un terrain de football, deux quartiers ont été détruits. Le premier, celui « des Français », était majoritairement fait de maisons en dur. Le second, surnommé « quartier des étrangers », principalement habité par des Comoriens venant de l’île d’Anjouan, était le plus pauvre des deux.

Construits sur une pente, ces logements de fortune sont fabriqués sans fenêtre, sans accès à l’eau courant, et à l’électricité. Pour se laver, il faut aller à la rivière, quelques centaines de mètres plus bas où l’eau est, par endroits, recouverte d’une couche blanchâtre, et de nombreux déchets.

Les habitants de ce bidonville extrêmement pauvre ont été prévenus de leur expulsion un mois à l’avance, via un arrêté préfectoral.

Quelques jours avant la démolition au mois de mai de leurs bangas, nombre d’entre y vivaient encore. C’est le cas de Zouliaty Halifa Bakany. Les cheveux gris, un salouva – l’habit traditionnel de Mayotte – noué autour de la taille, cette quinquagénaire originaire d’Anjouan, l’île comorienne la plus proche de Mayotte, décrivait un sentiment partagé par beaucoup d’habitants interrogés : « Je suis comme un objet qu’on jette. Je n’ai nulle part où aller. Je vis ici depuis 2014, et à Mayotte depuis 27 ans. Je ne sais pas quoi faire. Quand les machines vont arriver, je vais rester devant la maison et regarder mes affaires se faire démolir. »

Un hébergement d’urgence pour quelques semaines lui avait été proposé par l’Acfav, l’association départementale pour la condition féminine et l’aide aux victimes, chargée de l’enquête sociale. Elle l’a refusé : « J’ai une petite fille qui va à l’école, une autre au lycée. Le logement proposé est trop loin. » Tout le monde ne s’est pas vu offrir cette possibilité. À Miréréni, l’Acfav a inspecté seulement 111 personnes, dont 47 adultes. Soixante-deux d’entre elles auraient accepté des hébergements temporaires qu’ils ont pu occuper quelques semaines.

Des journalistes empêchés de couvrir les démolitions

Zouliaty Halifa Bakany n’a pas de papiers, et se méfie de la police aux frontières (PAF), passée plusieurs fois avant la démolition. La préfecture assume de profiter de ces opérations de destruction pour « mener en amont des opérations sur place et interpeller [les étrangers en situation irrégulière - ndlr], avant de les conduire au centre de rétention administrative », comme le souligne Jérôme Millet dans Mayotte Hebdo. Conséquence de cette politique, beaucoup d’hommes se réfugient à la campagne plutôt que dans leurs bangas.

Quelques heures avant que Zouliaty Halifa Bakany témoigne, la PAF a embarqué une quinzaine de personnes. Laissant, parfois, seuls des enfants comme Abdoullah, 14 ans. Hébété, il vient d’apprendre que sa mère a été arrêtée par la police. « On m’a dit que la PAF était entrée chez nous. Qu’ils ont pris ma mère. Moi j’étais pas là. Maintenant je vais sûrement aller vivre avec mon père, mais je ne sais pas où il est. » Les portes enfoncées de certaines maisons témoignent du passage de la police.

Les bulldozers arrivent une semaine plus tard. Des deux quartiers, il ne reste rien en dehors de la tôle entassée sur le sol. Des ouvriers trient les déchets, un nuage de fumée enveloppe toute la zone, et des gendarmes surveillent le passage. Difficile d’accéder au terrain pour les journalistes.

« Empêcher les journalistes de passer, c’est une pratique qui devient de plus en plus récurrente », analyse un reporter local qui, de peur de froisser la préfecture, souhaite rester anonyme.

Il a notamment couvert les démolitions du quartier de Cétam, sur Petite-Terre, la seconde île habitée du département. Il se souvient avoir été empêché de travailler par les autorités. « Seule Mayotte la 1ère et Kwezi TV [les deux chaînes de télévision locales, ndlr] ont été autorisées à filmer les démolitions pendant quelques minutes. Ils avaient ordre de ne pas poser de questions aux habitants délogés. Moi j’ai dû passer par les fourrés, parce qu’un agent m’a interdit de rentrer sur le chantier. On m’a dit que c’était pour ma sécurité, mais il y avait des gamins partout dans les décombres. »

À Miréréni, Rououyati a séché l’école pour revenir récupérer des affaires pendant la démolition contre l’avis de sa mère. Elle ne voulait pas qu’elle assiste à la destruction de la maison, c’est la deuxième fois que leur foyer est démoli. La première, c’était en 2014, dans la même commune. Cette jeune française de 18 ans regrette de ne pas avoir pu tout sauver. Elle raconte : « Il y avait les gendarmes partout. Ils encerclaient la zone et attrapaient des gens qui n’avaient pas de papiers. Même des gens qui étaient en train de récupérer les affaires. Je suis restée là, à attendre que les travailleurs partent. Après, je suis allée voir ce qui restait, mais il n’y avait rien. J’ai pu récupérer seulement des vêtements, et quelques cahiers. »

De cette expérience, elle garde un souvenir très lourd. « Je me sens triste, comme une moins-que-rien. J’ai pleuré avec toutes les adolescentes qui étaient là ».

Un parc locatif insuffisamment pourvu

Rououyati loge désormais dans le sud de l’île, chez de la famille. Mais tout le monde n’a pas eu cette possibilité. Ses parents ont reconstruit un banga dans la campagne. Certaines familles ont dormi plus d’un mois sur des matelas posés au sol, dans des endroits plus reculés. Y compris avec des jeunes enfants contraints de marcher plusieurs dizaines de minutes avant de rejoindre la route qui les amène à l’école.

Ces séquences d’expulsions qui se répètent inquiètent des membres du secteur associatif. Au travers de la voix de sa chargée de projet, Pauline le Liard, la Cimade, une association de défense des droits, regrette que la communication porte avant tout sur la délinquance. « Il y a des familles, des personnes en situation irrégulière, mais aussi beaucoup de Français et de situations régulières. Il faut arrêter de faire croire que c’est juste une bande de délinquants », s’emporte la jeune femme.

Elle dénonce aussi, « l’absence de solutions de relogement dignes, pérennes, et adaptées individuellement aux familles concernées. » Une problématique sur laquelle travaille Lucas Teiller, géographe dont la thèse porte sur l’action publique à destination des bidonvilles à Mayotte et en région parisienne.

« J’ai échangé avec des acteurs de l’hébergement qui m’ont dit qu’ils étaient en flux tendu, il y a entre 0 et 10 places disponibles par jour. »

Pourtant, les démolitions concernent plusieurs milliers de personnes. Alors, l’État cherche des solutions alternatives. « D’un côté, la préfecture profite des situations irrégulières, pour écrémer une partie des habitants des quartiers. L’argument est de dire que les personnes n’ont pas vocation à rester sur le territoire. Parce qu’elle sait qu’il n’y a pas assez de places d’hébergement, la préfecture encourage les personnes à trouver des solutions par leurs propres moyens. À Cétam, les gens m’ont dit qu’il recevait tous les jours des appels de l’Acfav pour leur demander s’ils avaient trouvé des solutions. Ce n’est pas illégal mais, à mon sens, ça pose un problème moral. »

Pour contrer le manque de logements disponibles sur le territoire des projets existent. Comme celui de l’agence HARAPPA qui veut construire entre 1.000 et 1.500 habitations à bas coût par an après avoir monté un premier projet de 30 logements à Koungou, dans le nord de l’île. « Mais ce n’est pas facile, et cela prend du temps », reconnaît Attila Chayssial, le co-directeur de l’agence.

Les familles sans solution de relogement se déplacent sur d’autres zones de l’île, comme l’observe Lucas Teiller : « La destruction de quartier n’est pas une solution pérenne. Les gens vont monter des bangas à quelques kilomètres de là où ils sont évacués.»

Une fois déplacées, les familles sont fragilisées. « Les réseaux de sociabilité et de solidarité disparaissent quand elles déménagent. Elles se retrouvent isolées, dans des maisons construites à la hâte sans eau, ni fenêtre, ou électricité », observe Lucas Teiller. « Le vrai objectif de la loi Elan, à mon sens, c’est de mettre en place des outils répressifs, et de permettre à la préfecture de se présenter comme efficace contre la délinquance. Si son but était de sauver la dignité, on attendrait d’avoir un parc logement avant de démolir. »

This article has been translated from French.