Après 30 ans de travail dans les bus, une transition juste nous glisse entre les doigts

[Francisco Mora est répartiteur dans les bus publics de Bogota et il lance ici un appel pour protéger son emploi et celui de ses collègues.]

Décembre 2021. C’est la date butoir à laquelle les bus dans lesquels j’ai travaillé toute ma vie seront supprimés, pour laisser place à une nouvelle génération de véhicules entièrement électriques. La ville de Bogota est à la tête d’une « révolution électrique » en Amérique latine. Plus de 1.400 bus électriques seront en service d’ici deux ans, remplaçant des milliers de bus traditionnels. C’est aussi la date à laquelle je perdrai mon emploi, à trois ans seulement de la retraite et sans aucune autre alternative sur laquelle me rabattre. C’est cette échéance qui nous a poussés, moi, mes collègues et les communautés que nous servons, à nous battre pour une transition juste.

J’ai été chauffeur de bus pendant neuf ans, puis répartiteur pendant presque trente ans. Je suis fier de ces plus de trente années passées au service des citoyens de Bogota, à assurer des transports publics fiables, sûrs et abordables, particulièrement nécessaires pour les classes populaires qui en dépendent pour se déplacer en ville, se rendre au travail, à l’école et aux rendez-vous médicaux, et pour avancer dans la vie.

Le mois de décembre 2021 approche à grands pas. Avec mes collègues des bus traditionnels, nous soutenons l’introduction des bus électriques. Nous savons qu’ils réduisent les émissions dans une ville polluée, contribuent à assainir l’air et améliorent directement la santé des travailleurs et des usagers. Nous connaissons trop de collègues atteints de maladies respiratoires pour nous opposer à ce progrès. Nous savons que les bus traditionnels polluent. Ce n’est pas pour rien qu’ils sont qualifiés de « cheminées roulantes ».

Le changement climatique nous touche directement, avec des journées de plus en plus chaudes, des inondations qui échappent à tout contrôle, des conditions météorologiques de plus en plus instables qui rendent difficile la planification d’une journée de travail. Et nous savons que l’expansion des transports publics sera essentielle pour enrayer le changement climatique.

Le problème, c’est que sans une transition équitable pour les travailleurs des bus traditionnels et pour les populations qui dépendent de ces services, nous perdrons nos moyens de subsistance et les citoyens seront privés de services publics essentiels.

En l’état actuel des choses, l’électrification des bus de Bogota entraîne des licenciements massifs, accompagnés de vagues promesses pour les travailleurs de devenir des « entrepreneurs » ; l’exploitation des bus est confiée à quelques sociétés privées qui ne reconnaissent pas les droits des travailleurs ; les populations des banlieues perdent des services (n’oubliez pas que 1.500 bus seront introduits, mais plus de 4.000 seront supprimés) ; et les tarifs augmentent, rendant ce service public inabordable pour beaucoup.

Qu’entendons-nous par « transition juste » ? Nous voulons que les personnels puissent continuer à travailler dans les nouveaux bus électriques. Nous voulons que les travailleurs âgés, proches de la retraite, bénéficient d’une pension de raccordement (pré-retraite), en reconnaissance des décennies de services rendus. Nous voulons recevoir une formation sur le terrain pour apprendre le maniement des nouveaux bus, apporter nos connaissances et nos compétences afin d’aider à la conception des itinéraires et des opérations, et contribuer à une ville plus propre.

Nous pensons que l’électrification est une occasion historique de combler les lacunes de l’offre actuelle de transports publics. Nous pourrions officialiser et employer les milliers de travailleurs informels qui calibrent les pneus, nettoient les bus et servent de la nourriture dans les principaux terminaux. Nous pourrions permettre aux travailleuses qui sont déplacées par l’automatisation des systèmes de billetterie d’occuper une fonction différente dans les bus électriques. Nous pourrions également utiliser l’électrification pour promouvoir l’industrie locale, en construisant et en entretenant les bus en Colombie. Nous pourrions développer un opérateur public qui montrerait l’exemple en matière de respect des normes de travail et de qualité de service. Nous pourrions profiter de cette occasion pour démocratiser la façon dont les plans de transport public sont conçus, construits et mis en œuvre, en intégrant les voix des travailleurs et des utilisateurs.

Décembre 2021 approche à grands pas, et le temps nous est compté. Nous voulons que les vieux bus soient mis à la casse, mais pas les travailleurs.

Cet article a été traduit de l'espagnol.