Après la pandémie, le secteur des croisières de loisirs va-t-il améliorer ses pratiques ?

Après la pandémie, le secteur des croisières de loisirs va-t-il améliorer ses pratiques ?

“The Covid-19 pandemic has created a unique opportunity for cruise line companies to revise their corporate culture, reinvent their business models, enhance their human resources management, develop and embrace the risk and crisis management strategies, and adopt sustainable development,” say the experts. In this image from 1 May 2021, passengers queue to be tested for Covid-19 before embarking on board the Costa Smeralda cruise liner docked in Savona, near Genoa in Italy.

(AFP/Marco Bertorello)

Un peu plus d’un an s’est écoulé depuis la flambée de COVID-19 sur le Diamond Princess, qui a torpillé le secteur des croisières et l’a laissé dans une situation difficile. Depuis plusieurs semaines, certaines compagnies comme Carnival Cruise Lines et Norwegian Cruise Line, qui viennent de reprendre leur activité, reconnaissent qu’il faudra du temps pour regagner la confiance des consommateurs, et qu’elles risquent de ne pas retrouver le marché d’avant. Pendant leur « hibernation » forcée, certaines tendances ont commencé à se profiler et, une fois de plus, la pandémie a mis en évidence des défaillances qu’il conviendra de corriger.

« Le secteur des croisières continue de prospérer mais il doit changer sa manière de penser », confie à Equal Times Jara Schreiber, la coordinatrice de l’association Roundtable Human Rights in Tourism, qui défend les droits humains dans le secteur du tourisme. « Les appels à l’action concernant les combustibles durables et le changement climatique s’intensifient, les pays destinataires prennent des mesures pour interdire les paquebots de croisière ou réglementer leur accès, et les effets du tourisme de masse sont de plus en plus visibles », ajoute-t-elle.

Une bouffée d’air pour la nature

Ce qui s’est passé à Key West pourrait créer un précédent. En novembre dernier, suite à trois référendums, les habitants de l’île située sur le détroit de Floride ont décidé que seuls les navires comptant moins de 1.300 passagers pouvaient accoster sur l’île. Le nombre quotidien de passagers issus des navires de croisière est limité à 1.500 (il pouvait s’élever jusqu’à 6.000 visiteurs par jour auparavant), en donnant la priorité aux compagnies de croisière les plus respectueuses de l’environnement et des mesures sanitaires.

Bien que le débat ne soit pas récent, puisqu’il y avait déjà eu un vote à ce sujet en 2013, le soutien des citoyens a repris de la vigueur lorsqu’ils se sont rendu compte, après huit mois de pause due aux restrictions, que la nature du littoral se recomposait.

« Nous avons la troisième plus grande barrière de corail du monde, et les bateaux traversent une réserve marine pour accéder au port. En peu de temps, de nombreux habitants de Key West ont observé une amélioration radicale des cascades… L’eau n’a jamais été aussi claire depuis vingt ou trente ans », déclare à Equal Times Arlo Haskell, le trésorier du comité de Safer Cleaner Ships, l’association qui a organisé les référendums. Cette association estime que les paquebots de plus petite taille sont l’avenir et que les « villes flottantes » pouvant atteindre 220.000 tonnes, avec des spas, des cinémas, des théâtres et parfois même des patinoires, contribuent peu à l’économie locale.

« Les compagnies de croisière font en sorte que la majeure partie de l’argent des passagers reste à bord… les ports ne sont qu’une toile de fond pour les photos, avec des escales de quatre heures à chaque destination », explique Arlo Haskell.

Ainsi, alors que les passagers des navires représentent 50 % de l’ensemble des visiteurs de l’île, leurs dépenses équivalent à environ 7 % de toutes les dépenses des touristes, révèle une étude de la société de conseil Oxford Economics.

« La pandémie peut amener les populations locales à examiner de manière plus approfondie la situation actuelle et à se demander si c’est ce qu’elles veulent à l’avenir », indique quant à elle Jennifer Holland, spécialiste et enseignante dans le secteur du tourisme à l’université de Suffolk, au Royaume-Uni. Pendant que des villes comme Venise ou Dubrovnik continuent de rechercher un équilibre, dans d’autres régions les ports commencent aussi à réagir aux appels lancés par les citoyens.

« En attendant l’assouplissement des restrictions relatives aux voyages, nous avons élaboré un plan pour revenir avec un produit plus écologique et plus sûr ; la pandémie a accéléré cette nécessité », explique Claus Bødker, le directeur de Cruise Copenhagen, un réseau qui regroupe plusieurs syndicats du secteur des croisières. Les pays de la mer Baltique ont l’ambition de devenir la destination « la plus durable du monde », précise Claus Bødker, et ils réfléchissent à une série de mesures internationalement reconnues pour définir le niveau de durabilité d’une région. « Nous ne pensons pas que les limites imposées aux grands paquebots soient une option satisfaisante, il existe d’autres solutions, consistant par exemple à favoriser les navires écologiques ou à investir dans des installations génératrices d’énergie sur la terre ferme », souligne-t-il.

Réglementation rigoureuse, crédibilité douteuse

Le 1er janvier 2020, une nouvelle réglementation de l’Organisation maritime internationale (OMI) est entrée en vigueur, exigeant que les paquebots de croisière cessent d’utiliser du fuel lourd au profit d’alternatives plus coûteuses à plus faible teneur en soufre. C’est pourquoi les compagnies ont investi de considérables sommes d’argent pour optimiser leurs navires afin de réduire les émissions de carbone. Par exemple, les premiers bateaux fonctionnant au gaz naturel liquéfié ou au méthanol ont commencé à faire leur apparition. Et les compagnies assurent qu’elles ne reviendront pas en arrière.

« Malgré la pandémie, le secteur des croisières a respecté son engagement à l’égard de la préservation de l’air et des océans que parcourent les paquebots », signale Brian Salerno, vice-président de la politique maritime de l’Association internationale des compagnies de croisière.

« Des progrès considérables ont été réalisés, puisque plus de 23 milliards de dollars ont été investis pour doter les navires de nouvelles technologies et utiliser des combustibles plus propres. »

« Toutes les réglementations mondiales ont été modifiées et, par conséquent, les compagnies ne peuvent plus réduire leurs coûts de la même façon… Dans le cas de l’Antarctique, les lois sont tellement strictes que les compagnies de croisière ont changé leur mode de fonctionnement », commente Jennifer Holland, ajoutant que les actes passés des compagnies les placent dans la ligne de mire. « Après l’affaire du "tuyau magique", entre autres incidents, la surveillance est encore plus forte. »

L’expression « tuyau magique » fait allusion au mécanisme dissimulé sur les paquebots de Carnival, la plus grande compagnie de croisière du monde, qui modifie le flux des eaux usées. Avec ce dispositif, les navires ont déversé dans la mer des milliers de litres d’eau contenant du pétrole, au mépris des normes en vigueur. L’amende a atteint 40 millions de dollars, une sanction record pour la pollution intentionnelle causée par les bateaux. En 2019, en « liberté conditionnelle », Carnival a été tenue de payer 20 millions de plus pour avoir déversé ses eaux usées aux Bahamas.

Ainsi, certains experts se montrent sceptiques, en particulier à un moment où ces compagnies ont peu de liquidités.

« Historiquement, le secteur cherche à contourner le système et préfère payer des centaines de millions de dollars d’amendes au lieu d’investir dans des mécanismes écologiquement responsables ; il en résulte un problème de crédibilité », note Ross A. Klein, professeur de sociologie à l’Université Memorial de Terre-Neuve et auteur de l’ouvrage Paradise Lost at Sea: Rethinking Cruise Vacations (Paradis perdus en mer : repenser les séjours de croisières), sur les réalités des séjours à bord des navires de croisière.

Protéger les travailleurs

On ne peut pas parler d’un renouvellement de ce secteur sans aborder les conditions de travail des employés. « Nous espérons que le redémarrage de l’activité sera accompagné d’une conversation ouverte sur l’amélioration des conditions de vie et de travail des gens de mer à bord », souhaite la Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF).

Outre le décès d’une centaine de passagers et membres de l’équipage pour des raisons liées au coronavirus, la mort d’au moins une demi-douzaine de membres de l’équipage bloqués en mer a été signalée ; il s’agirait essentiellement de suicides, comme le révèle une enquête approfondie de l’agence de presse Bloomberg.

En juin dernier, selon divers médias, il y avait plus de 40.000 travailleurs immobilisés sur des paquebots de croisière, sur un total de 400.000 marins et ouvriers portuaires à l’arrêt à travers le monde. À l’heure actuelle, la grande majorité de ces travailleurs ont été rapatriés grâce à l’effort conjoint des compagnies de croisière, des syndicats et des pays. Cependant, l’ITF met en garde les compagnies qui viennent de reprendre leur activité ou qui la reprendront en juin : « Il y a des situations qui ne peuvent pas se répéter. »

« Les croisières ne devraient recommencer que lorsque les mesures de santé et de sécurité appropriées auront été prises, et que les pays qui accueillent les paquebots se seront engagés à autoriser les gens de mer à descendre à terre pour bénéficier d’une assistance médicale et procéder aux changements d’équipages nécessaires. Il est indispensable que ces compagnies tirent des enseignements des erreurs qu’un grand nombre d’entre elles ont commises au début de la pandémie », assure l’ITF dans un communiqué. L’OMI, en ce qui concerne l’immunisation contre le coronavirus, a pour sa part demandé le 26 mars dernier la vaccination prioritaire des équipages maritimes.

L’isolement n’est pas uniquement le fruit de la COVID-19. Les trois plus grandes compagnies de croisière recourent souvent à la pratique du « pavillon de complaisance », qui consiste à immatriculer les paquebots dans des pays dont la législation du travail est relativement laxiste, tels que les Bahamas, Panama ou les Bermudes, où il est fréquent d’observer des journées de travail d’une longueur excessive, des salaires reposant trop largement sur les pourboires, des heures supplémentaires non rémunérées et un arbitrage externe en cas de litige – autant de raisons qui empêchent les marins de dénoncer toute forme de violation des droits du travail.

Le fait que la plupart des travailleurs proviennent du sud-est asiatique, des Caraïbes ou d’Europe de l’Est, où les salaires sont généralement plus faibles et les opportunités de travail plus limitées, joue en faveur des compagnies de croisière.

« Le secteur des croisières ne va pas changer de modèle commercial… s’il est possible d’embaucher des personnes qui travaillent 70 heures par semaine, sept jours sur sept pendant dix mois de l’année, pour moins de 600 dollars par mois, pourquoi payer plus ? » critique Ross A. Klein.

« Des employés gradés ont réussi à obtenir un peu plus de protection pendant la crise de COVID-19 mais ce n’est pas le cas des ouvriers des salles des machines, des serveurs ou des agents d’entretien. »

Parmi les solutions immédiates possibles, l’ITF propose d’améliorer les conditions de travail des personnels de cabine et de contrôler rigoureusement les heures de travail et la durée des contrats. Les membres de l’équipage disent que ce serait également une bonne chose d’avoir des psychologues au sein des personnels médicaux à bord au lieu de devoir appeler une ligne directe.

L’étude intitulée en anglais Fear and Trembling of Cruise Ship Employees: Psychological Effects of the COVID-19 Pandemic, publiée par une revue scientifique de recherche sur l’environnement et la santé, International Journal of Environmental Research and Public Health, analyse les effets psychologiques de la pandémie sur les employés des compagnies de croisière. Les chercheurs constatent que la pandémie a mis en évidence les « médiocres compétences » des compagnies en matière de gestion des ressources humaines, alors que le domaine de la santé mentale et du bien-être des employés devrait précisément faire l’objet d’une grande attention.

Il en ressort clairement, comme l’affirment les spécialistes du secteur, qu’il est important de ne pas manquer l’opportunité qu’offre la conjoncture actuelle : « La pandémie donne une occasion unique aux compagnies de croisière de réexaminer leur culture d’entreprise, de réinventer leur modèle commercial et de redéfinir leurs stratégies de gestion des risques et de développement durable », conclut l’étude.

This article has been translated from Spanish by Nathalie Vernay