Après les inondations catastrophiques, le Pakistan réclame des « réparations climatiques »

Après les inondations catastrophiques, le Pakistan réclame des « réparations climatiques »

Des personnes traversent à gué une zone inondée de la ville de Sehwan Sharif, dans le sud de la province du Sindh, au Pakistan, le 6 septembre 2022. Les inondations provoquées par les moussons et la fonte des glaciers dans les montagnes du nord du Pakistan ont touché 33 millions de personnes et fait au moins 1.500 morts.

(Farhan Khan/Anadolu Agency via AFP)

L’été 2022 a été l’un des plus cruels qu’ait connu le Pakistan. À partir du mois de juin, le pays a été dévasté par des inondations d’une gravité sans précédent. Au mois de septembre, un tiers du Pakistan se trouvait sous les eaux et plus de 1.500 personnes étaient mortes, dont 500 enfants au moins, selon l’ONU. Selon les estimations, jusqu’à 30 millions de personnes seraient sans abri. Il faudra attendre encore six mois pour que les eaux se retirent complètement, laissant derrière elles des terres rendues incultivables.

Le pays subit dans le même temps une hausse des prix du carburant, une inflation galopante, une crise énergétique et une insécurité alimentaire massive, exacerbée par la guerre en Ukraine.

La communauté internationale a fourni de l’aide : l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a débloqué 10 millions de dollars américains (USD) de son fonds d’urgence pour contribuer aux opérations de secours. La Banque mondiale a annoncé 350 millions USD, le Programme alimentaire mondial 110 millions USD et une multitude d’autres pays, dont les États-Unis, les Émirats arabes unis, la Turquie et la Chine, ont offert des millions de dollars de dons. Ces montants sont toutefois inférieurs aux 10 milliards USD que le gouvernement pakistanais estime nécessaires en vue de la reconstruction des régions sinistrées.

Les crises à répétition ne font qu’ajouter au sentiment croissant d’injustice qui assaille cette nation d’Asie du Sud. Le Pakistan est l’un des pays les plus vulnérables aux effets du changement climatique, alors qu’il contribue pour moins de 1 % aux émissions mondiales de gaz à effet de serre.

Un mouvement croissant d’activistes climatiques et de travailleurs humanitaires au Pakistan réclame des réparations afin d’obliger les grands pollueurs du Nord à rendre des comptes. Ils espèrent ainsi remettre en cause le langage de la charité qui occulte l’enjeu fondamental, à savoir : la justice climatique. La notion de « réparations climatiques » sert à véhiculer un large éventail d’idées et de critiques qui visent à établir un lien entre la justice climatique et d’autres formes d’injustices, économiques et sociales.

Un processus séculaire

Le Pakistan est particulièrement vulnérable au changement climatique, non seulement en raison de la faiblesse de son économie et de ses infrastructures, mais aussi de sa géographie. Le pays est situé dans une région qui subit de plein fouet les effets de deux grands systèmes météorologiques : le premier est cause de sécheresses et de canicules, le second de moussons torrentielles. Au cours de ces dernières décennies, ces deux systèmes météorologiques sont devenus de plus en plus instables, alors que l’intensification de leur impact est confirmée par la science du climat.

Le Pakistan abrite également « la plus grande concentration de glaciers [plus de 7.200], plus que n’importe où ailleurs sauf aux pôles », explique Ammar Ali Jan, historien, activiste et membre du conseil de Progressive International, une organisation qui a pour vocation d’unir la gauche mondiale.

« Cette crise est le fruit d’un processus séculaire et une partie du problème peut être attribuée à l’incompétence et à l’indifférence criminelles de notre propre État », a déclaré M. Jan. « Même au plus fort des inondations, le pays était aux prises avec d’âpres et sensationnelles querelles politiciennes entre le Premier ministre déchu Imran Khan, le nouveau gouvernement dirigé par Shabaz Sharif et l’armée. Le spectacle était d’autant plus ubuesque qu’un tiers du pays se trouvait sous les flots. »

Selon Ammar Ali Jan, toutefois, la véritable cause de cette crise est à trouver dans la culmination de processus historiques mondiaux cristallisés sous la forme d’une situation d’urgence en apparence soudaine.

« L’un des problèmes inhérents à une crise climatique induite au niveau mondial est qu’il est très difficile de l’articuler sous forme d’un récit. On ne peut pas identifier clairement les héros et les méchants parce que les processus engagés aux 19e et 20e siècles atteignent aujourd’hui un point critique. »

Un tel décalage spatio-temporel entre le moment et le lieu où les émissions ont été libérées et le moment et le lieu où les inondations se sont produites ouvre la porte à toutes sortes d’interprétations erronées. Ainsi, de nombreuses personnes touchées par les inondations ne font pas le lien avec l’activité humaine.

« Aussi, lorsque nous relatons ces événements, je pense qu’il est très important d’identifier les coupables », explique-t-il à Equal Times. « Au cours de ces cinquante dernières années, vingt entreprises de combustibles fossiles ont été responsables de plus d’un tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre, alors qu’elles savaient que les choses allaient mal tourner. Leurs propres recherches ont permis d’établir les preuves du lien entre les combustibles fossiles et le changement climatique il y a près de 40 ans, mais elles se sont empressées de les taire au profit de la désinformation. Ces entreprises doivent être punies pour les préjudices qu’elles ont causés. »

« Ce sont eux qui ont une dette envers nous, et non le contraire »

La moitié des émissions de gaz à effet de serre dans notre atmosphère ont été libérées après 1988, bien après qu’Exxon ait découvert les effets catastrophiques de la consommation des combustibles fossiles. Si ces entreprises avaient été honnêtes à l’époque, la transition vers des sources d’énergie durables aurait pu se faire plus tôt. Selon M. Ali Jan, il conviendrait d’obtenir une partie des réparations en tenant ces entreprises responsables de leur supercherie.

Il est toutefois aussi conscient du rôle joué par les États qui en permettant l’essor de ces entreprises, ont précipité la crise actuelle. « Le Pakistan étant une ancienne colonie britannique, son sous-développement trouve ses racines dans cette histoire d’extraction et d’exploitation. D’une manière générale, cependant, les pays du Nord ont utilisé les entreprises et les divers instruments financiers à leur disposition pour perpétuer la crise de la dette. »

De mémoire de Pakistanais, le pays a toujours été sous l’emprise du Fonds monétaire international (FMI), dont les programmes de « réajustement structurel  » ont imposé des politiques de déréglementation et des taxes plus élevées sur des produits essentiels comme le carburant et l’énergie. « Le Pakistan ne pourra rembourser sa dette qu’aux dépens de millions de ses propres citoyens », explique-t-il.

Selon la Jubilee Debt Campaign, les pays à faible revenu dépensent cinq fois plus pour le remboursement de leur dette extérieure que pour des programmes visant à protéger leurs citoyens des effets du changement climatique.

Une grande partie de cette dette a été contractée par des dirigeants corrompus et tyranniques de pays du Sud, dont beaucoup avaient été cautionnés par les pays du Nord pendant la guerre froide et la guerre contre le terrorisme. Ainsi que le fait remarquer Farzana Faruk Jhumu, une militante bangladaise pour le climat : « Ce sont eux qui ont une dette envers nous, et non le contraire ».

Les pays du Sud ont également besoin de fonds pour financer des initiatives vertes, mais en 2019, 71 % des financements climatiques reposaient sur des prêts. Les prêts sont grevés d’intérêts, ce qui signifie que les pays du Sud finissent par verser aux pays du Nord l’argent dont ils manquent pour pallier les conséquences désastreuses des émissions produites par ces mêmes pays du Nord.

Inutile de préciser qu’une telle situation ne fait qu’exacerber le fossé de l’inégalité entre les pays du Nord et ceux du Sud. La demande de réparations sous forme d’annulation de la dette rejette le financement de l’action climatique comme une faveur ou un prêt et le définit, au contraire, comme un droit.

« De nombreuses catastrophes nous guettent à l’ombre des inondations »

L’étudiant et militant Muzammil Khakar, basé à Lahore et coordinateur du parti progressiste et populaire Haqooq-e-Khalq, est originaire du district de Killa Abdullah, une ville frontalière isolée de la province pakistanaise du Baloutchistan. Sa famille a perdu ses terres agricoles lors des récentes inondations et une partie de sa maison a subi des dommages structurels.

« Il est difficile de décrire l’ampleur de la crise à laquelle nos villages se trouvent confrontés. Les terres agricoles ont été détruites juste avant la saison des récoltes, de sorte que les agriculteurs ont perdu une année entière de revenus. Il n’y a pas d’électricité pour pomper l’eau. Les maladies liées à l’eau sont en hausse. Dans ces zones reculées, nous attendons toujours de voir des travailleurs humanitaires ; tout ce qui est fait, nous le faisons nous-mêmes. De nombreuses catastrophes nous guettent à l’ombre des inondations. »

Lorsqu’il est retourné participer aux opérations de secours, il a constaté que les produits qui avaient pu être sauvés pourrissaient dans de longs embouteillages.

Le Baloutchistan est une province défavorisée aux infrastructures très fragiles. Il s’agit en outre d’une zone lourdement militarisée, en partie à cause des mouvements séparatistes présents dans la région et en partie aussi à cause du projet de développement du Corridor économique Chine-Pakistan portant sur la construction d’une route de commerce entre la Chine et les ports de la côte du Baloutchistan. Ce projet a été critiqué comme étant une « force centralisatrice de la politique pakistanaise », spoliant le Baloutchistan de toute autonomie politique qui lui serait due ainsi que de ses propres ressources.

Les inondations ayant rendu de nombreuses routes impraticables, les rares autres voies possibles n’ont pas tardé à se transformer en goulots d’étranglement pour les agriculteurs qui tentaient désespérément d’atteindre les marchés les plus éloignés. Cette situation ne présage rien de bon pour un pays déjà en proie à une crise nutritionnelle.

« Au Pakistan, 40 % des enfants de moins de cinq ans souffrent de malnutrition. Sans aide, sans moyens de subsistance pour subvenir aux besoins de ces personnes, et avec l’insécurité alimentaire que nous sommes appelés à connaître à l’avenir, nous fonçons droit vers le précipice », a déclaré M. Khakar. « Nous ne devrions pas avoir à supporter ce prix pour les excès des élites mondiales. Il n’y a personne ici pour nous aider. »

Selon M. Khakar, les réparations doivent prévoir un transfert de savoir-faire technologique, ainsi que l’accès à l’éducation. « Nos régions ont été privées d’éducation depuis bien trop longtemps : nous avons besoin d’écoles, nous avons besoin de recherche et de développement, nous avons besoin d’emplois rémunérés équitablement, et d’autonomie politique sur nos ressources. »

Qui héritera de la terre

Il ressort des précédentes inondations au Pakistan que si les catastrophes touchent l’ensemble de la population, ce sont les groupes marginalisés qui sont les plus durement touchés. Les femmes des zones rurales, qui sont généralement mariées jeunes et sont fréquemment enceintes, sont moins susceptibles que les hommes de posséder des compétences de survie comme savoir nager, naviguer ou lire et écrire. À la suite des inondations précédentes, on a constaté une augmentation des taux de mortalité maternelle et des taux de mariage précoce.

Jahan Zuberi, sage-femme et travailleuse humanitaire, s’est récemment rendue à Dadu, ville située dans l’une des zones les plus touchées par les inondations dans la province du Sindh, pour y dispenser des soins médicaux aux femmes enceintes. « Avant les inondations, les soins de santé dans les zones rurales étaient déplorables. Dans certaines régions, les femmes devaient soit marcher pendant une à deux heures pour obtenir des soins, soit accoucher à la maison avec une dai (sage-femme traditionnelle) non qualifiée, ou encore se rendre dans des hôpitaux publics qui sont souvent à court de médicaments et de personnel. Les inondations ont réduit à néant les rares services de soins de santé disponibles, aggravant du même coup le taux de mortalité maternelle et infantile », explique Jahan Zuberi.

Pour Mme Zuberi, la question des réparations climatiques est importante car « on ne peut pas parler du changement climatique sans parler aussi des recoupements entre classe, capitalisme, patriarcat, droits des femmes et droits des minorités ». Toutes les réparations qui passent par les institutions de l’État seront probablement distribuées en fonction des clivages et des inégalités internes. Pour que les réparations aient un sens, le Pakistan devrait également affronter son propre passé chargé sur le plan de la justice redistributive et des droits humains, notamment en ce qui concerne les femmes et les minorités ethniques.

« Certes, le Pakistan émet peu de CO2, mais les différents piliers qui sous-tendent le changement climatique sont bien présents ici. Le gouvernement ne prend pas de dispositions particulières pour réguler le développement ou limiter sa contribution à la destruction de l’environnement », indique Mme Zuberi.

Les habitants et les militants des régions glaciaires du pays tirent depuis des années la sonnette d’alarme sur la fonte des glaces, mais leurs appels n’ont suscité qu’indifférence et mépris. Surnommés les « prisonniers climatiques  » du Pakistan, des militants comme Baba Jan et Iftikhar Karbalayi ont passé des années en prison, confrontés à des chefs d’accusation fallacieux de terrorisme. Leur crime ? L’organisation d’une campagne réclamant des compensations pour les personnes déplacées lors des inondations de 2010 et 2011.

Bien que le gouvernement pakistanais ait soulevé la question de l’annulation de la dette et des réparations, l’ancien ministre de l’Intérieur du Sindh, Manzoor Wassan, a affirmé lors d’une visite dans le district inondé de Khairpur, que la scène lui rappelait Venise, en Italie.

Face à une telle indifférence des pouvoirs politiques, une question reste ouverte et divise les opinions parmi les militants pour la justice climatique : les réparations seraient-elles soumises à des audits de la part des institutions internationales de contrôle ou les États affectés auraient-ils une autonomie complète sur les fonds ? Quel que soit le mécanisme adopté, Mme Zuberi estime qu’ « il doit y avoir un mouvement plus important dans le pays pour demander des comptes au gouvernement », afin que les autorités corrompues et ineptes ne soient pas en mesure de dilapider les ressources ou de spolier le pouvoir de décision des citoyens.

Des réparations : pas un argument nationaliste

À la suite des inondations, les populations endurent des souffrances inimaginables et, bien que les secouristes fassent ce qu’ils peuvent, leurs efforts ne sont pas suffisants étant donné l’ampleur de la destruction à laquelle ils sont confrontés. « Les dinosaures de la politique – les figures que nos citoyens s’attendent à voir faire une apparition lors de tels désastres – sont à peine visibles », dit Ammar Ali Jan. « Les citoyens se sont rendus à l’évidence du peu de valeur que leurs vies représentent aux yeux de leurs gouvernants. Face à ce vide, toutefois, de jeunes progressistes sont intervenus et ont intensifié les opérations de secours sur le terrain. Mon espoir est qu’ils deviendront les nouveaux leaders communautaires et les architectes d’un futur plus juste. »

Pour M. Jan, M. Khakar et Mme Zuberi, ces histoires démontrent que les réparations climatiques ne sont pas seulement un argument stratégique nécessaire pour recentrer l’attention du monde sur la crise climatique et ses liens avec le colonialisme, le capitalisme et le patriarcat, mais constituent également un mécanisme approprié pour la responsabilité et l’équité.

Ils sont toutefois aussi conscients du fait que les militants et les citoyens ont fort à faire sur de nombreux fronts, tant au niveau local qu’international. « La communauté internationale doit maintenir la conversation ouverte et ne pas oublier ce qui se passe ici au Pakistan. J’espère que cela conduira à une conversation plus large incluant des mesures et des réformes concertées de la part des gouvernements et des entreprises », a déclaré Mme Zuberi.

Pour M. Ali Jan, les arguments en faveur de réparations doivent être fondés sur la solidarité internationale, exprimée comme une lutte commune contre les élites mondiales qui refusent de tenir compte des avertissements des climatologues.

« Il ne s’agit pas ici de poser un débat entre le Nord et le Sud ; les réparations ne peuvent pas être conceptualisées dans un cadre nationaliste. Elles sont censées répondre à une crise mondiale. Nous aurons besoin des progressistes du monde entier pour faire pression sur leurs gouvernements, demander des comptes aux émetteurs et exiger la justice climatique. »

« Nous voulons unir les gens autour d’une cause commune  : sauver la planète et sanctionner les pollueurs qui non seulement causent des ravages ici, dans le Sud, mais poussent aussi les pays du Nord vers la destruction, le militarisme et le repli sur les frontières. »

La tâche peut sembler colossale, mais elle n’est pas insurmontable. En septembre, le Danemark a brisé « un tabou maintenu par les pays les plus riches du monde » en versant 13,3 millions USD de réparations aux communautés frappées par des catastrophes climatiques, notamment la région du Sahel en Afrique. Ce n’est pas énorme, mais c’est un début.

Il reste à voir si d’autres pays suivront ou si les réparations deviendront un moyen d’acheter le droit de dépasser les limites d’émission. Les réparations peuvent toutefois s’avérer utiles pour réorienter le monde vers une compréhension plus poussée de ce que signifie la justice climatique pour les habitants de Dadu, dans le Sindh, ou de Killa Abdullah, au Baloutchistan.

« Aujourd’hui, être réaliste signifie penser de manière radicale », dit M. Jan. « Ceux qui croient que le statu quo est durable ou que nous pouvons résoudre nos problèmes dans le cadre du système existant – ce sont eux les utopistes, pas nous. »

Cet article a été traduit de l'anglais par Salman Yunus