Au Brésil, la justice du travail face à l’augmentation des cas de violations des droits

Au Brésil, la justice du travail face à l'augmentation des cas de violations des droits

The local branch of the Public Labour Prosecutor’s Office (MPT) in Rio de Janeiro has seen an almost 30 per cent increase in the number of complaints filed since the beginning of the Covid crisis in Brazil.

(Fernando Frazão/Agência Brasil)

« C’était le chaos », explique Nilzete, infirmière à l’hôpital Souza Aguiar de Rio de Janeiro. Vingt-trois ans d’expérience ne l’avaient pas préparée à ça. « La situation était déjà dure avant, mais quand la pandémie a tout ravagé en 2020, c’est devenu impossible. On manquait de tout. Obtenir le moindre masque devenait une bataille... Tout le monde tombait malade, et ceux qui pouvaient encore travailler devaient choisir entre qui devait vivre ou mourir. » Traumatisée, épuisée et en colère, Nilzete se tourne vers le ministère public du travail (MPT) pour dénoncer en justice les conditions de travail du personnel soignant. En sous-effectif, surchargé de travail et sans matériel adéquat, impossible pour eux de faire leur métier dans des conditions de sécurité minimale.

Dans les huit hôpitaux municipaux de la ville, les mêmes pénuries, les mêmes drames et la même colère de soignants délaissés... « Avec les témoignages qu’on a reçus, on a directement lancé une action en justice, c’était trop grave et trop urgent », se souvient la procureure Isabela Miranda, chargée de l’affaire. « La justice du travail peut être terriblement longue, mais cette fois, tout a été très vite. Ça a été une grande victoire. » Elle regrette toutefois que certains problèmes n’aient pu être réglés. En juillet 2021, le MPT a lancé une nouvelle action contre la ville de Rio de Janeiro, assortie d’une amende de 6 millions de réaux (environ 1 million d’euros), pour non-respect d’une partie de l’accord signé en 2020, notamment en ce qui concerne le manque de personnel.

Sur le terrain, Nilzete reconnaît désormais que les équipements de protection ne manquent plus, mais se dit toujours révoltée par son quotidien au travail. « Le gros de la pandémie est derrière nous, mais pourtant, il n’est pas rare qu’on gère des patients dormant à même le sol... ». Un peu déçue, Nilzete s’apprête malgré tout à effectuer de nouvelles dénonciations auprès du MPT.

En plus d’un MPT national, 24 antennes locales sont réparties sur le territoire brésilien. C’est une branche du Ministère Public de l’Union, qui en compte quatre, dont le Ministère Public Fédéral. Les fonctionnaires de cette institution judiciaire veillent au respect des droits individuels et collectifs des travailleurs, garantis par la Constitution de 1988 et du Code du travail, avec notamment le pouvoir d’ouvrir et de mener des enquêtes judiciaires ou administratives sur tous les lieux de travail, y compris quand celui-ci est informel. En temps normal, chaque procureur du MPT est spécialisé sur un ou deux sujets. Isabela Miranda est chargée des cas de travail forcé et des fraudes. D’autres s’occupent par exemple du personnel portuaire et certains comme la procureure Fernanda Diniz, des questions de discrimination, mais aussi de la coercition électorale au sein des entreprises.

Le MPT est également présent, comme organe de conseil et de supervision auprès des gouvernements, des partenaires sociaux et de la société civile, jouant un rôle démocratique important dans la diffusion de l’information juridique, par exemple en menant des campagnes publiques de sensibilisation. « Nos attributions englobent tout ce qui a trait au monde du travail, par exemple les questions de sécurité, d’environnement de travail, de harcèlement... ». Des compétences beaucoup plus vastes que dans la plupart des pays, croit savoir la procureure.

Plus de 47.000 dénonciations liées à la crise sanitaire

Depuis la dernière élection présidentielle, le nombre d’affaires judiciaires avait déjà fortement augmenté, notamment auprès d’entrepreneurs soutenant Jair Bolsonaro. Des employés ont reçu des mails contenant des menaces voilées si le candidat n’était pas élu, ont été fortement incités à participer à des manifestations ou à porter des t-shirts à la gloire du président actuel. Avec la pandémie, l’organisation de travail au sein de l’institution a été bouleversée. « Sans ces modifications, ceux spécialisés sur les questions de santé et de sécurité au travail se seraient tués à la tâche », explique Isabela Miranda, alors que le nombre de cas d’abus augmentait dans tout le pays : équipements de sécurité non fournis, fraudes d’entrepreneurs au détriment des employés des aides du gouvernement, des ouvertures illégales de commerces non-essentiels malgré des mesures de confinement…

Au MPT de Rio de Janeiro, le nombre de dénonciations reçues a augmenté de presque 30 % et plus de 47.000 dénonciations liées à la crise sanitaire ont été recensés par le MPT dans tout le pays.

« On ne pouvait plus aller faire les inspections nous-mêmes, on a donc développé de nouvelles méthodes pour monter nos dossiers. »

Des travailleurs concernés ou des personnels essentiels toujours sur le terrain, envoient vidéos et photos servant de base de preuves. Parfois, le MPT se saisit lui-même d’un dossier, après une exposition médiatique, mais le plus souvent les dénonciations viennent des travailleurs ou de leurs représentants syndicaux. La médiatisation croissante des actions du MPT et le bouche-à-oreille permettent à de plus en plus de travailleurs de savoir à qui s’adresser.

Nilzete a entendu parler de l’institution par une collègue. « Je ne connaissais pas, mais ça valait le coup de tenter, j’étais à bout. Et puis, je suis proche de la retraite, je n’avais pas peur des représailles... » Dans ce cas-là, Nilzete peut être tranquille : l’accord entre la mairie et le MPT prévoit l’interdiction de s’attaquer aux dénonciateurs. Dans d’autres cas, Isabela Miranda promet être en mesure « d’assurer l’anonymat pour éviter toutes représailles... Mais il est parfois difficile de les amener à témoigner devant la justice. »

Généralement, les procureurs agissent comme médiateurs pour trouver une solution à l’amiable. Si les compromis ne sont pas respectés, les contrevenants peuvent être condamnés à payer une amende ou à verser des indemnisations. Mais dans 5 à 10 % des cas, il faut aller au procès, comme l’assure Viviann Mattos, également procureure au MPT-RJ. Ainsi, pendant la pandémie, elle s’est heurtée à la ténacité de la chaîne internationale de restaurants Fogo do chão. Dès le début de la crise, l’entreprise a licencié tous ses employés sans négociation collective, dans plusieurs villes brésiliennes. « Ils ont refusé de payer les droits des travailleurs et ont demandé à l’État de régler la note. Ils n’ont même pas engagé de dialogue avec leurs employés et n’ont pas cherché d’alternative. »

Cette fois, la justice est plus lente. Si en première instance, la chaîne de restaurants a perdu, le recours doit être encore jugé. En attendant, les anciens salariés n’ont toujours rien reçu. « La pandémie a été dramatiquement marquée par de nombreux licenciements collectifs », se désole Viviann Mattos.

Une institution menacée par ses détracteurs

La crise sanitaire a contribué à dégrader encore davantage les conditions de travail des Brésiliens déjà fragilisés par une grande réforme de la législation du travail en 2017, sous la présidence de Michel Temer. Ces changements ont globalement précarisé les conditions de travail des employés, compliquant ainsi les actions des procureurs du MPT, qui ont plus de mal à faire valoir les droits des travailleurs. Fin octobre 2021, après quatre ans de lutte judiciaire, la Tribunal Suprême Fédéral est revenue sur une partie de cette réforme qui limitait l’accès gratuit à la justice du travail.

Malgré cette victoire récente, Viviann Mattos regrette « qu’en ce moment, la protection des travailleurs est mal vue dans le pays, perçue comme inutile et chère ». Avec la grave crise économique et sociale qui touche le pays, les populations les plus fragiles se retrouvent à travailler dans des conditions de plus en plus difficiles, et où de nombreux droits ne sont plus respectés. « Le travail forcé a augmenté », dénonce Viviann. Il y a presque autant de cas enregistrés durant les six premiers mois de 2021, que durant toute l’année 2020. « Dans le cas du travail domestique, c’est dramatique. Comme certains manquent de travail, d’autres sont prêts à en profiter... »

La gestion de la crise sanitaire par Jair Bolsonaro a également compliqué la tâche des procureurs. Le président brésilien a été accusé, fin octobre, par une commission parlementaire d’avoir « délibérément exposé » les Brésiliens à une « contamination de masse ». La commission a demandé son inculpation pour, entre autres, « charlatanisme, prévarication et crimes contre l’humanité ». Des patrons d’entreprises ont été encouragés par le Président lui-même à ne pas respecter les règles (édictées par les gouverneurs locaux, notamment) ou se sont retrouvées perdus, confrontés à une avalanche de fausses informations. Depuis quelques mois, la situation revient peu à peu à la normale au sein du MPT, à mesure que la couverture vaccinale s’intensifie et que les restrictions sont levées.

Mais son action est encore perturbée par des déclarations de Jair Bolsonaro. Avant même son élection, il avait accusé le MPT « d’empêcher le pays d’aller de l’avant » à cause d’une supposée persécution à l’encontre des chefs d’entreprise.

« Venant de la plus haute autorité de l’État et de ses alliés, cela a des conséquences et alimente une agressivité déjà existante », soupire Viviann Mattos. « D’une manière générale, l’hostilité envers les institutions de contrôle a augmenté au Brésil. Le MPT ne fait pas exception, notamment via des attaques sur les réseaux sociaux. »

Lors des opérations de contrôle les plus tendues, comme lorsqu’il s’agit de travail esclave ou sur des terrains conflictuels, les procureurs peuvent disposer d’une escorte policière. Durant son dernier déplacement dans un quartier contrôlé par une milice armée, Viviann Mattos est arrivée avec pas moins de 35 policiers.

Au-delà des menaces physiques, le MPT tente de protéger ses membres des pressions internes, politiques ou économiques. « Après la catastrophe de Brumadinho, lorsque l’effondrement d’un barrage minier a fait des centaines de victimes (dont une bonne part d’employés), on a choisi de dépersonnaliser l’affaire, vu la puissance de Vale, la multinationale impliquée », précise Lydiane Machado, de l’ANPT (Association Nationale des Procureurs du Travail). « C’est alors l’institution qui se manifeste, et non plus un procureur spécifique. » Une technique utilisée également en cas de menaces de mort avérées, comme ce fut le cas à Recife (nord-est du pays), après l’action d’un procureur auprès d’une entreprise de vêtements.

Garantir l’indépendance de la justice

Reste que cette indépendance irrite certains. Depuis l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro, diverses tentatives de revenir sur leurs prérogatives ont été lancées. « On craint un changement dans la législation fédérale qui pourrait tout remettre en cause, on vit un peu avec une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes », raconte Viviann Mattos.

Leur budget, garanti dans les textes, ne souffre d’aucune coupe, mais récemment la PEC5, une proposition de modification de la Constitution, a tourmenté les procureurs. « C’était une menace pour l’ensemble des Ministères publics », assure Lydiane Machado. Ils craignaient notamment une interférence politique avec la nomination d’un contrôleur en interne, chargé de sanctionner d’éventuels abus du MP. Si ce dernier était lié à des intérêts politiques, il pourrait mettre facilement un terme à certaines enquêtes sensibles.

« Il arrive régulièrement que des hommes politiques [souvent entrepreneurs par ailleurs, ndlr] soient accusés de travail esclave. La même accusation concerne les géants de la viande par exemple, très liés à un puissant groupe parlementaire du lobby de l’agro-industrie », détaille Lydiane Machado.

Beaucoup de détracteurs de la PEC5 reconnaissent que des abus ont été commis par certains procureurs, surtout par un groupe du ministère public fédéral lors de Lava Jato, cette immense opération anti-corruption qui a bouleversé la vie politique brésilienne. Selon eux, le contrôle sur le ministère public peut être effectivement repensé, mais il doit l’être de manière concertée, et non comme un moyen de mettre fin à une indépendance indispensable.

Finalement, la PEC5, trop polémique, n’a pas été votée. « Par contre elle n’est pas enterrée », souligne Isabela Miranda. « Il nous faut rester attentifs. La situation actuelle n’est pas de bon augure. »

This article has been translated from French.

Note : Ce reportage a pu être réalisé grâce au financement d’"Union to Union" — une initiative des syndicats suédois, LO, TCO, Saco.