Au Brésil, les droits des travailleurs subissent une dégradation profonde et continue depuis la réforme du Code du travail de 2017

Au Brésil, les droits des travailleurs subissent une dégradation profonde et continue depuis la réforme du Code du travail de 2017

A mother of five children, Gilvania Reis Gonçalves lost her job as a salesperson in a clothing shop. In order to feed her family, she began selling tapioca pancakes outside a metro station on the outskirts of São Paulo in 2019. She has been the spokesperson for the Movement of Workers Without Rights since its creation in May 2022.

(Gustavo Basso)

La Casa do Trabalhador (la Maison du travailleur) de la ville de São Luís, n’est plus que l’ombre d’elle-même. Le grand bâtiment aux murs jaunes décatis a été déserté par plus de la moitié des 43 syndicats sectoriels de l’état nordestin du Maranhão qui l’occupaient. « Ils ont dû fermer, faute de moyens, après la réforme », explique un bénévole du syndicat des travailleurs de l’hôtellerie-restauration Sindehotéis-MA, l’une des quelques entités qui continuent d’y fonctionner tant bien que mal. « Il reste encore les représentants des travailleuses domestiques, des fonctionnaires, des travailleurs de stations-services… », liste ce retraité qui vient parfois donner un coup de main, avec d’autres, à son ancien syndicat.

Car, aujourd’hui privés de 99% de leurs ressources financières pratiquement du jour au lendemain, la plupart des syndicats de travailleurs brésiliens survivent tout juste grâce à beaucoup de bénévolat. Leurs moyens d’action se sont ainsi trouvés considérablement affectés, alors même que le Code du travail brésilien a été profondément amendé ces cinq dernières années.

Le tournant remonte au mois de juillet 2017, quand un gouvernement sans légitimité démocratique fait voter avec une procédure accélérée un projet de modification de 117 articles et 200 modalités de ce Code (dénommé CLT pour Consolidação das Leis do Trabalho, en portugais), datant de 1943.

Michel Temer, ancien vice-président remplaçant Dilma Rousseff destituée un an plus tôt, souhaitait répondre à la crise économique que traversait alors le pays depuis deux ans en « flexibilisant » le marché du travail et la négociation collective. Il promettait ainsi la création de 6 millions d’emplois sur 10 ans.

À la veille désormais du deuxième tour des élections présidentielles de 2022, le 30 octobre, le tableau du monde du travail et des droits des travailleurs au Brésil n’est pourtant pas des meilleurs. Certes, l’économie du pays a souffert d’une récession et des contrecoups de la crise sanitaire, faisant exploser les chiffres du chômage et ceux du travail informel. Mais de l’avis de nombreux experts, la réforme du Code du travail et les politiques menées ensuite par Jair Bolsonaro ont véritablement miné un grand nombre de droits pour les travailleurs.

En 2022, la Confédération syndicale internationale plaçait ainsi le Brésil parmi les « 10 pires pays pour les travailleurs et les travailleuses ». L’OCDE (l’organisation pour la coopération et le développement économique), pointant elle aussi dans un rapport de janvier de la même année sur les droits des travailleurs et la protection sociale que « le Brésil était loin d’être aligné avec les valeurs, les standards et les obligations » de l’organisation pour prétendre l’intégrer, et ce, entre autres aspects critiques, pour ses « manquements à protéger les droits humains des travailleurs. »

2017-2022 : un sombre tableau

Les conséquences sur le droit du travail de la réforme sont tellement nombreuses, qu’elles sont difficiles à lister de manière exhaustive. Dans la majorité des cas, le droit s’est trouvé affaibli, plutôt que renforcé, si l’on se place du côté des travailleurs : procédures de licenciement facilitées, création d’un contrat intermittent sans garantie de revenu minimum, élargissement de la sous-traitance éloignant les responsabilités des employeurs et morcelant la force de travail, inversion de la hiérarchie des normes dans la négociation collective, accès gratuit à la justice du travail restreint…etc.

La législation actuelle se trouve désormais largement plus favorable aux employeurs, comme le souligne un groupe d’universitaires ayant fondé le Réseau d’études et de suivi de la réforme de travail (REMIR-Trabahlo) dans un rapport d’analyse sur celle-ci datant de 2019, soit avant la pandémie. « Ce que nous avons vu dans notre étude, c’est que ces réformes cherchent toutes plus ou moins la même idée : diminuer la protection de ceux qui travaillent pour diminuer le coût du travail et donner plus de liberté aux employeurs pour définir les règles contractuelles et la rémunération », commente José Dari Krein, économiste du travail et coordinateur du REMIR-Trabalho et membre du Centre des études syndicales et de l’économie du travail (Cesit).

Pourtant, les bénéfices macro-économiques de la réforme à ce jour ne semblent pas être nombreux. Le marché du travail ne s’est pas trouvé dynamisé par la « flexibilisation » et le pays n’a pas amélioré son déficit notoire de productivité du travail. Le revenu moyen des Brésiliens n’a pas augmenté, puisqu’il tourne depuis 5 ans autour de 2.700 réais mensuel, alors même qu’il y a eu 30% d’inflation sur la période. Le Brésil, qui était passé d’une situation de quasi plein emploi en 2014, avec 4,8 % de chômage à 10 % en 2016, plafonnait à près de 14.7 % en 2021, soit un des taux les plus élevés des pays du G20.

« Cela étant, il faut considérer que les chiffres du chômage ne sont pas plus élevés, car un grand nombre d’emplois créés sont, de manière prédominante, informels. Par manque d’alternatives, les personnes se lancent à leur compte, mais à 80 % sans se déclarer », explique M. Dari Krein, qui estime que la réforme a eu l’effet d’ « inciter à plus de précarisation ».

Selon l’Institut brésilien de la statistique (IBGE), le nombre de travailleurs sans contrat de travail ni protection sociale représenterait, en 2022, près de 40% de la population active. Un chiffre national déjà alarmant, mais qui atteint les 60 % dans certains États du Nordeste. Enfin, l’accidentalité au travail, le travail forcé et le travail infantile n’ont pas régressé sur la période, bien au contraire.

Encore au poste de député fédéral, Jair Bolsonaro avait à l’époque approuvé la réforme de Michel Temer. Dans la continuité, son administration (2018-2022), qui comptait dans ses rangs le ministre ultralibéral Paulo Guedes, a poussé nombre de changements législatifs et administratifs dénoncés par les défenseurs des droits des travailleurs. Des normes sur la sécurité et la protection de la santé au travail ont ainsi été assouplies, exposant les travailleurs à plus de dangers, les organes chargés de l’inspection du travail ont souffert de coupes budgétaires drastiques, tandis que diverses exonérations de cotisations pour les employeurs réduisent les ressources du système de sécurité sociale à long terme (Paulo Guedes ne cachant pas ses velléités de privatiser, entre autres, le système des retraites).

Atteinte aux syndicats et à la concertation sociale

Le Brésil a donc modifié très profondément sa législation du travail en peu de temps, mais surtout sans passer par une vraie concertation avec les représentants des travailleurs. Et pour cause, l’une des principales atteintes au monde du travail découlant de la réforme a été la modification du système de financement des syndicats. Le fonctionnement de ceux-ci reposait sur deux sources de financement pérennes : une contribution de l’État, via le reversement d’un impôt, et une contribution des salariés, via un prélèvement obligatoire sur salaire. L’argument des défenseurs de la réforme était d’offrir la liberté aux travailleurs de se syndiquer ou non, de choisir son syndicat et par ailleurs, de pousser les syndicats à ne plus dépendre de l’État en les incitant à aller « décrocher » eux-mêmes les affiliations pour s’autofinancer.

Mais outre le fait que ce changement de paradigme est arrivé sans accompagnement ni phase de transition, la mise en application de l’autofinancement a été rendu pratiquement impossible, par le manque de ressources humaines (puisque les syndicats ont dû se séparer abruptement de nombreux salariés) pour effectuer le travail de terrain. L’appauvrissement de nombreux travailleurs est également un facteur. « Ceux qui ne gagnent déjà pas beaucoup ont du mal à contribuer », explique Luís Henrique Perreira da Silva, président de Sindehotéis-MA. « Sans compter que certaines entreprises ne nous laissent tout simplement pas accéder aux employés pour qu’on puisse les informer de nos actions », déplore le syndicaliste.

« Il y a une intention d’exclure les syndicats de la vie démocratique du pays », estime le professeur José Dari Krein. « La réforme a réduit leur pouvoir, leur retirant le pouvoir d’homologation [des conventions collectives] et réduisant la portée des accords collectifs, et a tenté de les asphyxier financièrement par divers moyens ». Le professeur ajoute que cela arrive dans une période politique dans laquelle le gouvernement rejette le dialogue social et, pire, « est dans une posture de disqualification constante des mouvements sociaux. »

Explosion du travail informel et de la précarisation

Malgré ce contexte difficile, la capacité d’organisation des défenseurs des droits est restée forte. En mai 2022, une coalition de représentants de différentes catégories de travailleurs pauvres a fondé le Mouvement national des travailleurs sans droits (Movimento nacional dos trabalhadores sem direitos, en portugais), un syndicat de base qui réunit des vendeurs ambulants, des livreurs, des recycleurs de déchets, des travailleuses domestiques et à domicile (coiffeuses, manucures), etc. « Il existait avant des petites associations pour ces catégories, mais il manquait une coupole. Évoluant dans l’économie informelle, ce n’est pas possible pour ces gens de se syndiquer dans des cadres traditionnels, en payant une contribution par exemple », explique Maíra Vannuchi, une des coordinatrices.

Ce tout jeune mouvement s’appuie toutefois sur l’expérience de mouvements militants comme ceux du Mouvement des travailleurs sans toit (MTST, Movimento dos trabalhadores sem teto, en portugais) ou l’Union des travailleurs et travailleuses de l’économie populaire (Unión de Trabajadores y Trabajadoras de la Economía Popular, en espagnol), né en Argentine, qui lutte pour les droits des exclus du marché formel par les politiques néolibérales. « Il s’agit de récupérer ce qui a été retiré, car ces travailleurs sont ceux qui permettent à l’économie de tourner », souligne encore Maíra Vannuchi.

Mère de cinq enfants, Gilvania Reis Gonçalves a perdu son emploi de vendeuse dans une boutique de vêtements. Pour nourrir sa famille, elle s’est retrouvée obligée en 2019 de vendre des galettes de tapioca à la sortie d’une station de métro de la périphérie de São Paulo. Impliquée dans le combat pour le droit au logement avec les « sans-toits » depuis 7 ans, Gilvania a naturellement poursuivi son engagement politique en devenant une des porte-paroles des « sans-droits ». « Nous n’avons aucun droit, pourtant on travaille dur. L’État, on ne le voit pas, car on n’a pas de protection sociale. L’État, on le voit seulement quand la police vient nous prendre notre marchandise », déplore-t-elle avant de lister les revendications qu’elle défend pour un travail décent dans sa catégorie : un statut déclaré par une licence de vente, de meilleures infrastructures publiques de transport [les bus et métros étant souvent bondés et chers pour beaucoup, mais indispensables au quotidien] et surtout une couverture maladie. Au nom de tous les travailleurs informels, elle ajoute :

« Il faut que le regard de la société change. Nous sommes des travailleurs et il faut des politiques qui permettent que les droits arrivent jusqu’à nous, et surtout les femmes, car ce sont elles qui souffrent le plus ».

Si le travail « sem carteira assinada », (littéralement « sans signature dans le carnet » qui consigne les droits acquis par le labeur du détenteur) bat des records, les travailleurs déclarés ne sont souvent pas mieux lotis. Surtout depuis qu’une nouvelle disposition législative, permettant d’embaucher une personne et de la payer seulement pour les heures effectuées, mais sans un minimum garanti de revenu et sans planification des horaires, a fait son apparition. Le dénommé « travail intermittent » se trouve particulièrement dans l’industrie, le tourisme, l’événementiel ou dans l’hôtellerie-restauration, surtout depuis que la pandémie a durement affecté ces secteurs, avec des licenciements en masse. « Devant l’incertitude économique, les patrons ont renoncé à reprendre leurs anciens employés sous contrat mensuel et même ‘à l’heure’, qui au moins définit à l’avance un nombre d’heures par semaine », explique M. Perreira da Silva.

Les travailleurs se retrouvent ainsi avec aucune prévisibilité sur leur temps de travail et soutien social entre deux missions. En cas de maladie, ils ne peuvent être considérés en arrêt et indemnisés, car ne faisant pas partie intégrante du personnel de l’entreprise. Ils ne peuvent pas non plus faire grève. « C’est de la pure l’exploitation de la main d’œuvre, comme au siècle dernier », souligne le syndicaliste qui observe cela par exemple chez les employés des bars du littoral de São Luis, un secteur qui est fortement soumis aux fluctuations de la saison touristique dans le Nordeste du pays. « En soumettant le travailleur à des horaires plus flexibles, celui-ci perd un peu du contrôle de l’organisation de sa propre vie. La réforme a fait en sorte de privilégier la thèse de faire primer la vie économique sur la vie sociale », analyse pour sa part le professeur Darin Krein.

Un prochain mandat pour ou contre les droits des travailleurs ?

Le Brésil doit choisir, fin octobre, une direction pour l’avenir. Force est de constater que la campagne pour la présidence n’a pas fait la part belle aux questions sérieuses relatives à l’économie, au travail ou à la protection sociale, mais plutôt aux invectives et aux contre-vérités. L’ex-syndicaliste et ex-président Lula da Silva promet de réviser la réforme du code du travail – mais pas de la révoquer totalement –, notamment sur les points concernant l’accès à la justice du travail et à l’autonomie des syndicats. Par ailleurs, il a fait allusion à la réforme entreprise par le gouvernement socialiste espagnol de Pedro Sanchez comme source d’inspiration. Celle-ci a durci les conditions de recours aux contrats courts et a renforcé la négociation collective. D’après les premiers relevés économiques, le taux de chômage a commencé à baisser, et le nombre d’emplois a augmenté.

De son côté, le candidat à sa réélection Jair Bolsonaro devrait persévérer dans la même voie, celle qui s’appuie sur la rhétorique du choix faussement cornélien « emplois ou droits». Son Chicagoboy de ministre, Paulo Guedes, expliquait encore récemment qu’il est nécessaire de « choisir entre un système avec beaucoup de droits et peu d’emplois, ou un système avec beaucoup d’emplois et des droits choisis ». Leur programme s’appuie sur les propositions d’un rapport d’experts de novembre 2021, dont l’idée principale serait de créer une nouvelle forme de contrat de travail simplifié, ne relavant plus de la CLT (et donc sans les droits afférents), avec l’objectif de favoriser rapidement des embauches, déclarées certes, mais avec des droits non plus garantis par la loi, mais par un accord passé individuellement entre l’employeur et l’employé.

Pour le président de la Centrale unique des travailleurs (CUT), Sérgio Nobre, réagissant à la sortie du rapport, il n’y a pas de doute que ces propositions, élaborées « sans aucune participation des représentants légitimes des travailleurs » visent à « terminer le sale boulot commencé par la réforme de 2017 contre la classe des travailleurs ».

This article has been translated from French.

Note : Ce reportage a pu être réalisé grâce au financement d’"Union to Union" — une initiative des syndicats suédois, LO, TCO, Saco.