Au cœur des villes, n’oublions pas d’assurer une transition juste aux travailleurs des transports publics

Il existe un consensus général autour du fait que les villes et les transports publics joueront un rôle central dans la reprise postpandémique. D’aucuns vont même jusqu’à parler d’ « opportunité urbaine ». Qu’il s’agisse d’investissements dans la mobilité durable, du renforcement du rôle des transports publics ou de l’électrification du matériel roulant, ces discussions ont souvent été axées sur le potentiel du secteur des transports à générer des emplois verts, à réduire les émissions, à faciliter l’accès et à refaçonner la société sur des bases plus équitables dans le monde de l’après Covid. Dans un rapport récent, l’Organisation internationale du travail (OIT) a attiré l’attention sur le potentiel formidable que renferme l’investissement massif dans les transports publics et l’électrification, en termes de création d’emplois et de réduction des émissions.

Cette analyse, comme d’autres sur le transport durable et les villes intelligentes, tend toutefois à faire l’impasse sur le rôle qu’auront à y jouer les travailleurs et leurs représentants. En particulier, la nécessité d’une transition juste pour les travailleurs du secteur des transports, qui occuperont une place centrale dans notre reprise après Covid, de même que dans toute tentative de réponse à l’urgence climatique. Par ailleurs, le concept tant acclamé de ville « intelligente » n’envisage que trop rarement un rôle clair pour les travailleurs du secteur des transports, si ce n’est celui de bénéficiaires passifs du changement. La planification minutieuse intervenant dans les processus de transition technologique tient rarement compte des répercussions de ces évolutions sur les travailleurs et leurs moyens de subsistance.

Lorsqu’on évoque la situation des travailleurs du secteur des transports dans nos villes, il ne s’agit pas uniquement des conducteurs de transports publics (qui constituent généralement le groupe le plus visible). Il y a aussi le personnel de maintenance, l’administration, la billetterie, les nettoyeurs, les contrôleurs, les travailleurs qui interviennent dans le transport par le biais des plateformes numériques (aussi bien dans le transport de passagers que de marchandises). Dans les villes du Sud, une grande partie de ces travailleurs (parfois jusqu’à 85 %) travaillent dans l’informel, ce qui signifie qu’ils n’ont pas accès à la sécurité sociale, à un salaire stable, à des conditions de travail sûres et à la reconnaissance syndicale. Un rapport commandé par la Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF), en 2018, a identifié plus de 30 professions liées aux services de transport public informels à Nairobi.

Compte tenu de l’urgence climatique, et du rôle essentiel joué par ces travailleurs pendant la pandémie de Covid, les investissements dans le transport devront impliquer la prise en compte, la négociation et l’intégration d’une transition équitable pour les travailleurs susceptibles d’être déplacés par les mesures de transition. Dans le secteur du transport, les travailleurs les plus vulnérables sont souvent les plus touchés par les effets du changement climatique (pollution atmosphérique et phénomènes météorologiques extrêmes). Ils sont aussi les premiers à être déplacés en raison de politiques qui, bien que pétries de bonnes intentions, sont imposées d’en haut, sans négociation à la base.

Les travailleurs du transport en première ligne face à l’urgence climatique

L’introduction de systèmes de transports en commun en l’absence de mesures de transition équitable pour les travailleurs et les communautés figurant au cœur du fonctionnement de ces dispositifs provoque déjà le déplacement et la marginalisation de travailleurs. Ainsi, le programme de modernisation des Jeepneys, aux Philippines, menace les moyens de subsistance de milliers de chauffeurs qui ne disposeront pas des moyens financiers nécessaires pour obtenir de nouveaux permis de véhicules électriques, tel qu’exigé par le gouvernement. Selon deux études d’analyse de l’impact sur les travailleurs commandées par l’ITF, la mise en place de systèmes de bus à haut niveau de service (Bus Rapid Transit, BRT) dans des villes comme Dakar et Nairobi aura pour conséquence de laisser sur le carreau des milliers de travailleurs, principalement dans le secteur informel des transports. Ces travailleurs seront déplacés de leur emploi sans pouvoir bénéficier d’une transition équitable vers un emploi formel et sans pouvoir, non plus, compter sur d’autres moyens de subsistance. À Bogota, l’électrification du système Transmilenio menace directement plus de 6.000 travailleurs du système d’autobus provisoire qui procédera à la suppression progressive de leurs postes de travail d’ici la fin de l’année.

Les travailleurs du transport, a fortiori ceux qui exercent un emploi informel, se trouvent en première ligne face à l’urgence climatique. Du fait de leurs longues heures de travail dans des villes qui n’ont pas encore mis en œuvre de stratégies d’atténuation et d’adaptation effectives, ils se trouvent, en effet, plus exposés à la pollution atmosphérique, aux inondations et aux embouteillages. Indispensables, ces travailleurs sont censés fournir leurs services même lors de phénomènes météorologiques extrêmes, alors que nombre d’entre eux n’ont pas accès à des conditions de travail et à des soins de santé décents.

On entend souvent parler de solutions de transport dans des villes qui ne tiennent pas compte de l’avis des travailleurs qui les font vivre et fonctionner. Or, ces travailleurs méritent une transition juste, une transition qui tienne compte de leurs besoins à court et à moyen terme. Une transition juste pour les travailleurs du transport urbain implique aussi qu’un certain nombre de conditions soient réunies : l’accès à un emploi formel et sûr, la rémunération en cas de conditions météorologiques extrêmes, l’accès à la sécurité sociale, l’amélioration de la santé et de la sécurité dans leurs conditions de travail, la reconnaissance du statut de salarié à part entière pour les travailleurs des plateformes en ligne et la mise en place de dispositions garantissant la formalisation des travailleurs informels au sein du système de transport.

Il conviendra aussi de veiller à ce que les changements technologiques soient bénéfiques pour les travailleurs, avec une attention particulière accordée à la dimension de genre et aux besoins spécifiques des femmes, qui constituent la catégorie de main-d’œuvre la plus touchée par l’informalité et le changement climatique.

Une transition juste implique également de redéfinir pour qui nous organisons le système de transport, qui en bénéficie et comment modifier les conditions structurelles qui ont produit et reproduit les inégalités existantes. Une politique qui intensifie la privatisation, déplace les travailleurs et exacerbe la précarité et l’informalité a beau être considérée écologique et faiblement émettrice de carbone, elle n’est certainement pas équitable pour celles et ceux qui se trouvent au bas de l’échelle.

Enfin, une transition juste implique que des négociations aient lieu avec les syndicats. Un cadre global de transition juste pour les travailleurs du transport soulignera la nécessité de réduire les émissions et de s’attaquer de front à la crise climatique. Pour ce faire, il conviendra de renforcer la légitimité à partir de la base, en accordant une attention particulière aux processus, aux compétences respectives pour les mettre en œuvre et aux personnes ou groupes sociaux qui en bénéficient. Une stratégie globale en matière de transports publics, qui intègre les besoins, la vision et l’expérience des travailleurs du transport dans un cadre de transition juste, constitue une condition sine qua non pour une transformation équitable du point de vue social.

Ces transitions ne seront ni faciles ni bon marché. Non seulement elles exigeront un financement public considérable, mais au vu de la complexité des négociations, les pouvoirs publics devront y jouer un rôle de premier plan. En tant qu’instance régulatrice de l’espace urbain et seule autorité compétente pour mener à bien une transition juste centrée sur la gestion de la crise climatique pour les travailleurs et les communautés, les pouvoirs publics sont appelés à empêcher tout nouvel empiètement privé sur les espaces communs de nos villes et à remunicipaliser les services publics essentiels.