Au Japon, les héritiers de la mémoire du tsunami de 2011 ont appris à « protéger la vie »

Au Japon, les héritiers de la mémoire du tsunami de 2011 ont appris à « protéger la vie »

The Ogawa family bid farewell to a visitor to their ryokan (traditional Japanese inn) in Otsuchi, a town hard hit by the 2011 tsunami. Rebuilt in 2012, a wall full of messages of support still accompanies them ten years later.

(Carmen Grau)
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Un drone survole l’océan Pacifique au large des côtes d’Iwate, avant de descendre vers la colonne vermillon du phare d’Otsuchi, un village qui, il y a dix ans, se voyait pour peu rayer de la carte. En arrière-fond se dressent les contreforts luxuriants du parc national de Sanriku. Une digue gigantesque de 14,5 mètres de haut a été érigée sur le pourtour du littoral pour protéger de la mer les 12.531 habitants.

L’aéronef télépiloté franchit une vanne aux proportions pharaoniques. En cas d’alerte tsunami – les riverains étant conscients que « l’événement se répétera » – il faudra quatre minutes pour qu’une structure d’ingénierie de 200 tonnes barre l’entrée de l’océan dans le bras de mer qui traverse la ville par son milieu. Derrière cette nouvelle muraille de béton armé, l’espace qui sépare la gare ferroviaire des habitations reconstruites est parsemé de vides béants. L’un d’eux retient particulièrement l’attention de par son étendue. C’est ici que se dressait autrefois l’hôtel de ville où des dizaines de fonctionnaires, y compris le maire, ont péri sous les eaux, dans ce qui a constitué la pire catastrophe naturelle de l’histoire du Japon.

Le 11 mars 2011, la ville a perdu 1.284 habitants (10 % de sa population), la moitié de ses logements et la quasi-totalité de ses commerces. Cette auberge de style traditionnel nippon a disparu sous les vagues et l’incendie qui a réduit en cendres tout le centre-ville.

Dans l’auberge tenue par la famille Ogawa, le propriétaire exhibe fièrement les images prises par son drone. Son établissement se dresse tel une réclame touristique et un symbole de résilience. Réaménagé en 2012 dans un bâtiment provisoire situé plus en retrait par rapport à son emplacement initial, le ryokan (auberge traditionnelle japonaise), a hébergé des centaines de bénévoles et d’ouvriers de la construction. Fin 2019, un typhon a empêché la venue des spectateurs de la Coupe du monde de rugby expressément organisée dans la région pour soutenir les zones sinistrées.

À présent, dans le contexte de la pandémie, l’auberge s’efforce tant bien que mal de se maintenir à flot. S’il ne déborde pas d’optimisme, M. Ogawa n’est pourtant pas près de jeter l’éponge. À la réception, un mur recouvert de messages de solidarité, des chrysanthèmes blancs et une photo lui tiennent compagnie. La photographie est celle de l’ancienne propriétaire des lieux – la mère de Mme Ogawa, décédée en 2012, avant la réouverture du ryokan. Le portrait endommagé par l’eau et le feu a pu être sauvé grâce à la technique de restauration d’images.

Pas de manuel de survie

Une montagne sépare le noyau urbain d’Otsuchi (préfecture d’Iwate) de Kirikiri, une petite bourgade de pêcheurs de 1.800 habitants. Ceux-ci se considèrent comme les «héritiers de la mémoire du Grand tremblement de terre de l’est du Japon » et ont gravé dans la pierre les enseignements du tsunami : « fuir coûte que coûte », « évacuer vers les hauteurs » et « protéger la vie ». Ils ont perdu 100 des leurs, alors qu’une centaine d’autres ont quitté les lieux pour de bon. Ils ont érigé un monument commémoratif, pour préserver la mémoire et servir d’avertissement aux générations futures. Ils ont, en outre, créé un espace dédié à l’espérance. « Nous avons aménagé un cercle dans la roche pour que les enfants puissent y jouer. Nous ne voulions pas quelque chose de triste ou qui leur inspire la peur de l’océan », explique Toshiaki Fujimoto.

Par un matin de novembre, ce sacerdoce shintoïste de 70 ans arpente les rues d’un pas hardi, un calepin sous le bras. Tous les quelques mètres, il désigne un endroit et ouvre son classeur dont il sort une image de la dévastation et de la transformation subséquente. Il documente ainsi depuis une décennie la reconstruction de cette communauté qui lui est si chère. Ses photographies, exposées dans l’école qui avait servi de refuge à 400 rescapés, rendent hommage à la résilience des survivants.

Ce 11 mars fatidique, à 14h46, tout l’est du Japon a été ébranlé par un séisme durant cinq minutes angoissantes. Immédiatement, une alerte au tsunami a retenti dans chaque ville et dans chaque village côtier du pays. Au cours des vingt minutes qui ont suivi, les messages d’évacuation se sont succédé sans interruption. Des voix fortes et déterminées d’hommes et de femmes luttant contre la montre, tout en gardant les yeux rivés sur la mer. Une détermination à laquelle beaucoup doivent la vie. D’autres n’ont malheureusement pas eu cette chance. Les bilans ont fait état de 20.000 disparus. Une partie de la population qui avait trouvé refuge dans les collines toutes proches et dans les écoles a pu observer, à partir de 15h13, une baisse subite de la marée, présage de l’arrivée prochaine d’un tsunami.

À ce moment, Yukiko Kikuchi, 46 ans, roulait en direction d’Otsuchi : « Ce n’était pas une vague, mais un mur d’un bleu intense, je dirais presque que c’était beau. Quand j’étais petite, on m’avait parlé du tsunami, mais c’était la première fois que j’en voyais un. Il faut le voir pour le croire. Jamais, je ne l’oublierai. » Mme Kikuchi a abandonné sa voiture pour se réfugier sur les hauteurs. Les pêcheurs se sont mis à courir, eux aussi, mais en direction opposée, vers la plage, pour éloigner leurs bateaux du rivage, une pratique courante pour empêcher que leurs embarcations ne soient fracassées par les vagues.

Sauf que cette fois, le tsunami « était pire que tout ce qu’on pouvait imaginer ». Après cinq assauts successifs de la marée, il ne restait plus que deux bateaux sur les 250 qui se trouvaient amarrés dans la baie de Kirikiri.

Des vagues de plus de 10 mètres de haut se sont abattues sur 650 km du littoral nippon, dévastant une étendue de 560 km², principalement dans les provinces d’Iwate, de Miyagi et de Fukushima, dans le nord-est du pays. À 16h15, un hélicoptère a confirmé que la centrale nucléaire de Fukushima était touchée. Le tsunami avait provoqué une troisième catastrophe, nucléaire cette fois, avec des radiations et une évacuation qui laisseraient une marque indélébile sur l’avenir des enfants et des jeunes de la région. Cette nouvelle catastrophe a, en quelque sorte, éclipsé le tsunami lui-même, ainsi que les régions affectées « uniquement » par son impact.

Le Japon a déployé 50.000 soldats des forces d’autodéfense vers les zones affectées. « En cette nuit triste et incertaine, prenons soin les uns des autres et faisons preuve de compassion », était le message relayé en boucle sur les chaînes de télévision. Pendant ce temps, Kirikiri était coupée du monde. Chaque communauté se retrouvait seule face à la catastrophe, dans l’isolement complet, sans même pouvoir faire appel à l’aide du village voisin : tout le monde se voyait affecté et à Otsuchi, de surcroît, la mairie avait été emportée par les flots.

Privés d’eau et d’électricité, des centaines de rescapés se sont rassemblés dans le gymnase de l’école. Dans le parking, les évacués se réchauffaient à la lueur d’un feu allumé à l’aide de branches ramassées dans les bois alentour. L’information arrivait au compte-goutte, les survivants étaient appelés à faire preuve de patience. La sidération du drame se voyait exacerbée par les répliques incessantes qui compliquaient le travail des secouristes et ôtaient toute possibilité de repos : des tremblements de magnitude 5 étaient enregistrés toutes les six minutes.

Pour le prêtre de la localité, M. Fujimoto, qui dirigeait aux côtés d’autres membres de la communauté l’évacuation de Kirikiri, la priorité était à la survie :

« Nous disposions bien d’un manuel de procédure, mais n’étions pas préparés. Nous avons décidé qui était plus apte pour quelle tâche, en fonction des moyens disponibles. Le 12 mars [24 heures après le tsunami], nous étions sur le pied de guerre. Nous savions que les secours arriveraient, mais qu’il leur faudrait du temps. Nous sommes habitués à faire contre mauvaise fortune bon cœur. »

Ils se sont servis de l’eau de la piscine de l’école, située sur le toit du bâtiment. Ils ont divisé les espaces selon les besoins : les personnes âgées plus près des toilettes, les malades à l’écart, et la bibliothèque convertie en espace de jeu pour les enfants. La salle réservée aux cours de cuisine a été convertie en cuisine d’appoint où des rations de riz ont été distribuées à partir des 30 kg de riz de la réserve du sanctuaire. « Même s’il ne s’agissait que d’une petite boule de riz par personne, tout le monde devait manger », affirme M. Fujimoto. Pour l’éclairage, ils se sont débrouillés en se branchant sur la batterie d’un autobus. Et quand il n’y avait plus d’essence, ils se sont risqués à en siphonner de la pompe sinistrée.

Sachiko Azumaya, 75 ans, et Masae Maekawa, 73 ans, ont toutes deux perdu leur maison. « Il n’y avait pas de temps pour penser à nos maisons, il fallait agir », racontent-elles. Elles sont sorties avec ce qu’elles avaient sur le dos et ont géré le refuge pendant plusieurs mois. Infirmière à la retraite, Mme Maekawa n’avait jamais ressenti autant de gratitude pour sa profession qu’en ces temps-là. Elle s’est occupée des morts, des malades et de l’information, un bien extrêmement précieux et sensible dans ces moments de grande incertitude. « Il faut des leaders sur qui nous puissions compter », souligne-t-elle. Mme Azumaya s’occupait de la distribution des espaces et de la nourriture dans l’école refuge : « Un bon leadership, savoir qui fait quoi, communiquer et faire confiance aux personnes, c’est essentiel. »

C’est lorsque la pleine ampleur de la catastrophe est devenue apparente que la communauté a véritablement sombré : « la douleur nous empêchait d’avancer ». Pour M. Fujimoto, il s’agissait de tout faire pour les survivants, célébrer ensemble leur célèbre festival d’été, comme au bon vieux temps : « Il fallait le faire pour se changer les idées. » Il se sont pliés en quatre pour redonner un peu de vie à la communauté. Masahiko Haga, 73 ans, retraité, avait toujours eu le regard tourné vers la mer. Mais depuis ce jour-là, il s’est retourné et a vu les montagnes : « Il ne restait plus qu’elles, et elles m’ont sauvé. » Il a créé une ONG qui s’occupe de trouver du travail pour les pêcheurs désœuvrés et les sans-emploi, en se servant de la seule ressource disponible. Reconvertis en bûcherons, ils se sont mis à protéger les bois centenaires.

Lorsque Mme Kikuchi a finalement réussi à rejoindre Otsuchi à pied, elle a été surprise par l’ampleur du désastre : « On manquait d’information essentielle pour nous, au niveau local, et le peu qui nous parvenait venait de Tokyo. » Malgré sa formation de vétérinaire, elle a décidé de consacrer toute son énergie à la création d’un journal local – Otsuchi Shimbun – et partage aujourd’hui, à travers tout le Japon et jusqu’en Turquie, l’apprentissage de la prévention en matière de catastrophes. « Les enseignements du tsunami sont universels », dit-elle. Pour Sachiko Azumaya, « À Kirikiri, le tsunami de 1928 était pratiquement effacé des mémoires. Quant à ceux qui ont vécu celui de 1960, ils se sont montrés trop sûrs d’eux car il n’avait pas été aussi grave, et certains d’entre eux n’ont pas suffisamment évacué. En fonction de l’impact, c’est toute l’étendue de la catastrophe qui change. » « On ne doit jamais sous-estimer le danger. Il y a de plus en plus de catastrophes à prendre en considération : glissements de terrain, pluies torrentielles et, à présent, le coronavirus », insiste M. Fujimoto.

Comment reconstruire après la catastrophe ?

Le mot reconstruction est omniprésent. Dans les milliers de logements provisoires qui, peu à peu, deviennent permanents. Dans la bouche des 42.000 évacués qui n’ont toujours pas été réinstallés. Dans les plans et les budgets du gouvernement. Dans les 2,1 % d’impôt supplémentaire sur le revenu que chaque contribuable nippon verse (et versera jusqu’en 2037) pour couvrir le coût de la « catastrophe la plus chère de l’histoire », telle que l’a qualifiée la Banque mondiale. Dans les travaux de décontamination et dans l’avenir des centrales nucléaires.

Le tsunami a emporté dans son sillage des êtres aimés, des foyers, des infrastructures et des emplois, mais aussi le sentiment d’appartenance à des communautés qui se trouvaient déjà en proie au dépeuplement. Pour les villages sinistrés du Japon rural, la reconstruction est une question de survie :

« Il fallait procéder rapidement, au risque que les gens se découragent et partent pour ne plus revenir. Nous avons commencé par reconstruire les logements, et ensuite les espaces publics. À présent, c’est au tour de la digue de protection », expliquent les habitants de Kirikiri, fiers de leurs accomplissements.

Le professeur Tatsuto Asakawa, expert en sociologie urbaine, coordonnait le centre des bénévoles de l’université Meiji Gakuin, à Tokyo, lorsqu’est survenue la catastrophe. Ayant lui-même accompagné des dizaines d’étudiants à Kirikiri en renfort aux opérations de secours, il se souvient à quel point il avait été difficile d’y accéder. Il leur avait fallu trois semaines : « On aurait cru qu’une bombe était tombée. Comment reconstruire un monde qui a disparu ? J’ai tenu à enregistrer ce processus. » Dix ans plus tard, il reste en contact avec la communauté. Plutôt que de « reconstruction », cet expert parle de « créer une société durable ». « On ne peut revenir à la société d’avant la catastrophe ; on en voit naître une nouvelle à sa place. Quand bien même les infrastructures seraient achevées, des villes où personne ne vit sont des villes fantômes », affirme-t-il.

« Il est encore trop tôt pour affirmer que Kirikiri est reconstruite. Il n’y a pas beaucoup d’enfants, mais ceux qui s’y trouvent grandissent bien. Si à l’avenir ces enfants deviennent des Fujimoto ou des Azumaya, s’ils soutiennent leur communauté, alors la création d’une société durable aura été une réussite », conclut l’expert. Dit autrement, ce sentiment est néanmoins partagé par des personnes rescapées comme Yukiko Kikuchi : « Nous avons reconstruit l’impossible, mais la vraie reconstruction commence maintenant. »

This article has been translated from Spanish.