Au Maroc, la liberté syndicale reste plus une aspiration qu’un droit

Au Maroc, la liberté syndicale reste plus une aspiration qu'un droit

Pictured here, the headquarters of American multinational Sitel in Rabat, Morocco.

(Ricard González)

Au Maroc, les apparences sont souvent trompeuses, surtout en matière de droits. La constitution et les lois dessinent un système démocratique qui garantit les libertés individuelles et les droits sociaux. Pourtant, lorsque ceux-ci se heurtent à la volonté du makhzen — l’État profond noué autour du Palais — ou à de puissants intérêts économiques, ceux-ci restent lettre morte. C’est le cas, par exemple, de la liberté syndicale, ce qui explique pourquoi seuls 6 % des travailleurs sous contrat sont syndiqués dans le pays.

« Quand il y a un groupe de travailleurs qui est combatif, soit dans une compagnie soit dans un syndicat, on s’en débarrasse », explique Mohamed Hakech, syndicaliste aguerri et ancien secrétaire général de la Fédération nationale du secteur agricole. Les outils les plus couramment employés sont la menace, le licenciement et, pour les plus récalcitrants, la prison. Mais il existe d’autres mesures plus sibyllines, telles que la fragmentation du mouvement syndical en d’innombrables syndicats ou la promotion de syndicats « jaunes ».

Cette atmosphère hostile a conduit à la création, dans certaines professions, de ce que l’on appelle la « Tansikiya » ou la Coordination, des structures informelles de travailleurs qui tentent de défendre leurs droits en dehors des syndicats.

Le patronat a toujours exercé une forte influence sur les dirigeants du pays, mais l’impression qui prévaut aujourd’hui est qu’il n’a jamais eu autant de pouvoir. Dans les sphères politiques du pays, on parle d’un véritable « mariage entre la politique et les affaires », notamment parce que l’actuel premier ministre, Aziz Akhanouch, est le magnat le plus riche du pays.

La précarité se fait particulièrement sentir dans le secteur agricole, l’un des piliers de l’économie du pays, qui emploie un tiers de la main-d’œuvre. En effet, seul un quart du million de travailleurs bénéficie d’un contrat et d’une couverture sociale, ce qui est encore plus grave dans le cas des femmes. Selon M. Hakech, la discrimination à l’égard des agriculteurs est tellement patente qu’elle est inscrite dans la loi. « Le SMIG [salaire minimum interprofessionnel garanti] avoisine les 2.900 dirhams [environ 265 euros], mais dans le secteur agricole, il n’est que de 2.100 dirhams [environ 190 euros]. Et en plus, la journée de travail est légalement plus longue avec 48 heures par semaine, contre 44 pour les autres travailleurs », se plaint M. Hakech, qui rappelle qu’au cours des vingt dernières années, le gouvernement a promis à plusieurs reprises de mettre un terme à cette discrimination, mais ne l’a jamais fait. Selon la dernière promesse en date, l’échéance est fixée à 2028.

Cependant, le secteur qui a causé le plus de tracas au gouvernement marocain ces derniers temps est celui de l’éducation. En 2023, les représentants de plus de 100.000 enseignants et intérimaires du ministère de l’Éducation ont organisé plusieurs jours de grève pour obtenir la reconnaissance de leur statut de fonctionnaire, provoquant l’arrêt des cours dans la plupart des écoles et instituts publics. « Les intérimaires représentent environ 40 % des travailleurs du ministère. Certains sont dans cette situation depuis plus de 15 ans », déplore le syndicaliste Moulay Taj, enseignant et responsable du site Web annakaba.com (nakaba signifie syndicat en arabe).

Comme beaucoup d’autres travailleurs, M. Taj a décidé de mener son combat en dehors des syndicats traditionnels, qu’il considère comme des auxiliaires du régime plutôt que des défenseurs des droits des travailleurs. Il affirme :

« Dans les années 1970, ils étaient le fer de lance de l’opposition. Mais le régime les a sapés de l’intérieur par le chantage économique [la plupart de leurs ressources sont des subventions publiques], le harcèlement de leurs cadres les plus combatifs, l’absence de démocratie interne, etc. Leur rôle actuel consiste à domestiquer les travailleurs ».

Il cite en exemple la situation des revendications dans le secteur de l’éducation. Le 14 janvier, les principaux syndicats sont parvenus à un accord avec le ministère. Selon M. Taj, cet accord ne répond pas aux aspirations de la majorité des travailleurs et c’est la raison pour laquelle beaucoup d’entre eux continuent à se battre.

C’est aussi pourquoi c’est désormais la Coordination, ou Tansikiya, qui appelle à de nouvelles mobilisations. « La Coordination est beaucoup plus populaire parmi les travailleurs intérimaires que les syndicats traditionnels. Je pense qu’environ la moitié des 250.000 travailleurs du ministère de l’Éducation se sentent représentés par celle-ci », estime M. Taj. Du fait de leur statut de groupe informel, les Tansikiyas jouissent d’une plus grande flexibilité, mais cela ne les met pas à l’abri de la répression. Leurs dirigeants font l’objet de menaces et d’arrestations s’ils décident de lancer des campagnes de mobilisation, en particulier des grèves.

Droits syndicaux : reconnus, mais sans effet pour les multinationales et l’État

« Au Maroc, le droit à la grève est reconnu par la Constitution, mais il n’est pas respecté. L’article 288 du Code pénal punit de peines de prison “l’obstruction du travail” d’une façon vague, qui sert à arrêter les membres des piquets de grève », explique Khadija Riady, ancienne présidente de l’Association marocaine des droits humains. Parfois, en raison de leurs activités politiques d’opposition, les travailleurs subissent des représailles mineures, par exemple des licenciements ou des déclassements de leur poste ou de leurs conditions de travail. « Dans le secteur de l’éducation, ces dernières années, j’estime que quelque 300 personnes ont subi des représailles en raison de leurs activités au sein de partis de gauche engagés, tels que la Voie démocratique ou Justice et bienfaisance [un mouvement islamiste illégal, mais toléré] », note M. Taj.

Un autre secteur connaissant une effervescence syndicale, bien qu’il ait moins d’impact sur la vie des Marocains, est celui des centres d’appel. Depuis plus d’une décennie, le Maroc est devenu un pôle d’attraction pour les multinationales qui offrent des services à la clientèle, principalement en français, mais aussi en espagnol. Au total, le secteur emploie environ 120.000 personnes.

Même si les multinationales sont parfaitement au courant des droits syndicaux inscrits dans les conventions internationales et les appliquent scrupuleusement dans leurs pays d’origine, elles s’obstinent à les ignorer au Maroc.

Benabdallah Badreddine, employé de la multinationale américaine SITEL, en a fait l’expérience. « Lorsque nous avons informé les responsables du siège de Rabat de notre volonté de créer une section syndicale, les représailles ont commencé. Sur les 18 d’entre nous qui nous sommes portés candidats, 15 ont été progressivement virés sans passer par le Conseil de discipline. On ne leur a pas donné d’explication et ils n’ont pas pu se défendre », raconte ce diplômé en informatique de 40 ans. Badreddine est l’un des trois employés du « groupe des 18 » qui sont toujours en poste. La répression syndicale exercée par SITEL au Maroc figure dans l’Indice 2022 mondial des droits dans le monde de la Confédération syndicale internationale (CSI).

Bien qu’il n’ait pas perdu son emploi, M. Badreddine est harcelé depuis des mois par ses supérieurs, qui ont d’abord tenté de l’acheter en lui offrant une promotion s’il renonçait à ses aspirations syndicales. Il a refusé, préférant lancer une campagne pour la réintégration de ses collègues. « Nous avons organisé deux “sit-ins” devant le siège de la compagnie, et nous avons cherché la médiation de plusieurs institutions publiques. Dans une des réunions, les représentants de SITEL ne sont même pas venus », raconte cet homme aux cheveux courts et aux yeux clairs. La perspective d’être finalement licencié ne l’inquiète pas. Dans le secteur, les salaires de base ne dépassent guère le salaire minimum — environ 4.000 dirhams, soit 365 euros ou 396 dollars US — et les primes d’objectifs représentent souvent un tiers du salaire final.

« Les actions des multinationales violent souvent le statut du travailleur marocain, elles sont clairement illégales, mais l’État est incapable de les faire respecter », dénonce Ayoub Saoud, 36 ans, qui a plus de dix ans d’expérience dans les centres d’appel. Le nombre et l’autorité des inspecteurs du travail sont nettement insuffisants, si bien que les actions en justice n’arrivent souvent même pas jusqu’au tribunal. Et lorsque c’est le cas, la compagnie préfère payer les amendes dérisoires qui lui sont infligées plutôt que de réintégrer les salariés. « C’est quoi une amende de 30.000 dirhams [environ 2.800 euros ou 3.036 dollars US] pour ces compagnies ? Rien du tout ! », s’exclame-t-il avec virulence.

De plus, il soutient que les compagnies du secteur se coordonnent, et que des « listes noires » de travailleurs licenciés pour activisme syndical circulent entre elles. Il est surprenant que le Maroc, un État si puissant lorsqu’il s’agit de contrôler et d’étouffer sa société civile, soit incapable d’appliquer sa propre loi contre les multinationales.

Pour M. Saoud, un élément clé des différentes victoires remportées par les syndicats du secteur a été la coordination et le soutien de leurs homologues dans les pays occidentaux, en particulier ceux où sont établis les sièges des entreprises qui sous-traitent les services de centres d’appel aux multinationales du secteur, à l’instar de SITEL. Il tente à présent de faire de même avec les syndicats des pays encore plus au sud, comme Madagascar, où les entreprises brandissent la menace d’une délocalisation chaque fois qu’un conflit syndical éclate.

« Ce qu’elles ont fait avec le Maroc avant, maintenant elles le font avec les pays de l’Afrique subsaharienne. Elles vont là-bas à la recherche de salaires encore plus bas et d’encore moins de droits pour les travailleurs. Quand nous demandons nos droits, ils nous répondent avec ces menaces », déclare M. Saoud, « C’est de cela qu’ils nous menacent lorsque nous revendiquons des droits », déclare M. Saoud, qui se demande avec humour quelle sera la prochaine étape de la mondialisation : « Et après, qu’est-ce qu’ils feront ? Partir en Antarctique ? »

This article has been translated from Spanish by Charles Katsidonis