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ReportageMonde

Au Mozambique, « Total se substitue à l’État »

À Pemba, TotalÉnergies finance la reconstruction des écoles. Ici, des écolières se baladant dans les rues.

Arrivé dans le nord-est du Mozambique pour exploiter les ressources gazières marines, TotalÉnergies a pris la place d’un État défaillant. Un conflit armé l’ayant forcé à arrêter ses activités, les habitants attendent le retour de leur « sauveur ».

Province de Cabo Delgado (Mozambique), reportage

Bertina Aquisa se souvient avec une précision saisissante de la journée du 24 mars 2021, « le jour où la guerre est entrée à Palma ». L’attente terrible, terrée dans sa maison au cœur d’une ville assiégée. La mort, dans ses bras, de sa nièce de 21 ans, touchée par une balle. La course effrénée vers la forêt derrière l’hôtel Amarula, l’un des établissements qui accueillaient « les Blancs » venus dans le nord du Mozambique pour travailler dans l’exploitation de gaz naturel liquéfié (GNL). Et enfin, au bout d’une semaine et demie, l’arrivée d’un hélicoptère : « Gloire à Dieu, Total est venu nous chercher », sourit-elle.

Dans la province de Cabo Delgado, dans le nord-est du Mozambique, le nom de la multinationale est sur toutes les lèvres. Pourtant, sa seule présence visible sont les kilomètres de murs et de barbelés qui entourent son site, appelé Afungi, à une vingtaine de minutes de la cité côtière Palma. Le géant français est arrivé dans la région en 2020 en achetant 26,5 % des parts de l’immense projet d’exploitation gazière en mer Mozambique LNG. À 16,5 milliards d’euros, c’était alors le plus important investissement étranger sur le continent africain. À cette époque, la province était déjà en proie à une guerre meurtrière contre des insurgés djihadistes, qui a depuis fait plus de 4 000 morts et un million de déplacés. Lors de la prise de Palma le 24 mars 2021, Total a gelé ses activités et a déclaré la force majeure, entraînant le retrait de tout le personnel et la suspension de la construction du complexe de GNL.

© Louise Allain / Reporterre

Deux ans plus tard, le Mozambique est suspendu aux lèvres du PDG de TotalÉnergies, Patrick Pouyanné, lequel a conditionné la reprise du chantier à l’amélioration des conditions sécuritaires et humanitaires. Le 27 avril, il a annoncé que l’entreprise n’était « pas pressée ». En attendant, le gouvernement mozambicain, au côté de Total, mène de vastes campagnes de stabilisation dans la région : reconstruction de routes, d’écoles, de centres de santé, distribution de nourriture, formations... Au point qu’une étude récente parle d’un « Total Land » dans le nord du Cabo Delgado.

Un faux retour à la stabilité

« TotalÉnergies se substitue à l’État dans l’appui humanitaire (assistance alimentaire, construction de points d’eau et transport des populations vers les lieux d’origine), dans la reconstitution du tissu économique, […] la réhabilitation de routes, la reconstruction d’écoles et d’infrastructures sanitaires et même dans le secteur de la justice et de la sécurité », énumère l’étude de l’Observatoire de l’environnement rural. Cette confusion entre les fonctions étatiques et privées soulève « des questions sur le contrat social en place » : l’implication de la multinationale est telle qu’elle est décrite comme « une version postcoloniale de la Compagnie du Niassa (Companhia do Niassa) » — une entreprise autrefois chargée par le colon portugais d’administrer la région pour l’État.

Bertina Aquisa, 28 ans, a fui pour Pemba après la prise de Palma en mars 2021. © Lina Brand / Reporterre

Même le gouverneur de la province, Valige Tauabo, reconnaît allègrement un soutien omniprésent qui, dit-il à Reporterre, « a beaucoup contribué à ce que la population ait confiance dans le projet gazier de Total ». À Palma, l’hôtel Amarula a rouvert ses portes. Les rues et les marchés animés témoignent du retour massif de la population. « Total doit revenir », répètent tous les locaux. À première vue, seules des dizaines d’impacts de balles sur les murs rappellent les récents traumatismes.

Amanzi, pêcheur de 31 ans, est revenu dans sa maison de Palma mais ne se sent pas vraiment en sécurité. © Lina Brand / Reporterre

Mais derrière cet apparent retour à la stabilité, le constat est plus nuancé. Amanzi, 31 ans, ne se sent en sécurité « qu’à 25 % ». Assis sur le porche de sa maison où il fait sécher des petits poissons, il raconte avoir perdu cinq proches lors de l’attaque de Palma. il est revenu à plusieurs reprises pour reprendre sa maigre activité de pêche — avant de fuir à nouveau lorsque les « Shebab » (djihadistes liés à l’État islamique) étaient trop proches. Ceux-ci sont toujours actifs dans la région, même si les attaques sont moins fréquentes. Le 24 avril, cinq soldats rwandais déployés pour stabiliser le secteur ont ainsi été tués au nord-est de Pemba. Aussi, « d’un point de vue économique, cela peut aider que Total revienne, reconnaît Amanzi. Mais il n’y a pas de garantie que cela contribue à la paix. L’emploi, ce n’est pas forcément la paix. »

« Au Cabo Delgado, l’État n’est présent que pour la répression »

« Au Cabo Delgado, l’État n’est présent que pour la répression, et c’est Total qui apporte les prestations sociales », analyse le chercheur Borges Nhamirre, de l’Institut d’études de sécurité. « Les locaux vous diront que le gaz est bienvenu car il crée de l’emploi — pas permanent, mal payé, mais une possibilité de mettre de la nourriture sur la table », explique le spécialiste. Ce sont donc « l’élite de Maputo » (la capitale) et la société civile internationale qui émettent des réserves.

« Total est un pompier pyromane ! » dénonce, quant à elle, Anna-Lena Rebaud, chargée de campagne à l’organisation Amis de la Terre. Le conflit armé est en effet en partie imputable à la découverte du gaz. « On découvre des ressources massives de gaz dans un pays très pauvre, avec des institutions politiques très instables. Là-dessus, des multinationales débarquent, cela accroît la corruption, les inégalités, ça met le feu aux poudres. Et, en définitive, Total arrive derrière, finance de l’aide humanitaire, se présente comme un héros », estime-t-elle, appelant le groupe français à « cesser ce modèle mortifère ».

Quelques travaux ont commencé sur le site de Total, Afungi, entouré de barbelés. © Lina Brand / Reporterre

La fièvre du gaz est par ailleurs clairement visible dans la réponse au conflit. Lors de l’attaque de Palma, 800 soldats d’élite protégeaient Total à Afungi alors que les insurgés entraient dans la ville sans rencontrer de résistance. Et cette priorisation est toujours là. Les « meilleures forces armées » sont déployées dans la région gazière, explique Borges Nhamirre. Par conséquent, les insurgés se sont dispersés dans les districts alentour, où les attaques continuent.

La population abandonnée à son sort

C’est pour cette raison qu’Ibraimo Amada a fui le district de Quissanga, plus au sud, en juillet dernier. Depuis, le leader communautaire loge dans un campement de fortune avec un millier de survivants de son village, à une heure de route de Pemba. Assis dans une chaleur étouffante, à l’ombre de sommaires maisons de terre, les déplacés souffrent de la faim. Ils n’ont reçu « aucune aide du gouvernement », regrette Ibraimo Amada : « Ni des terres, ni de la nourriture, ni même du savon ».

Pas question pourtant de retourner dans une région où il dit n’avoir vu aucun soldat pour protéger les populations. La plupart des déplacés ont perdu des proches, abattus, décapités ou enlevés par les Shebab. « On a peur qu’il y ait d’autres attaques, donc on reste ici à souffrir ».

Certains sont déjà retournés sur leurs terres. Mais seulement « pour prendre de la nourriture et revenir ici », explique le chef communautaire. Parmi les centaines de milliers de retours, brandis comme preuves d’une pacification du Cabo Delgado, beaucoup « ont le choix entre mourir de faim ou être tués par les insurgés », explique Borges Nhamirre.

Ibraimo Amada, leader communautaire de la communauté déplacée de Quissanga, déplore l’inaction de son gouvernement. © Lina Brand / Reporterre

Liberté d’expression menacée

D’autres reviennent sous la contrainte — notamment les fonctionnaires, sous peine de suspension des salaires. « Pourquoi les gens doivent-ils revenir s’ils ne se sentent pas en sécurité ? » interroge une membre de l’ONG locale Justiça Ambiental, qui préfère rester anonyme. « Ils reviendront pour ne pas perdre leur emploi. Mais ils seront aussi là pour participer au recensement des populations, qui est l’une des conditions posées pour la reprise de Total ».

En parallèle, rapporte l’ONG, il est de plus en plus difficile de dénoncer les manquements du projet Mozambique LNG. En cinq ans, le pays a chuté de la 93e à la 116e place sur 180 dans le classement de la liberté de la presse de Reporters sans frontières. « Comment parler librement si je peux me faire arrêter ? Comment savoir quelles organisations défendent les intérêts des communautés si elles reçoivent toutes de l’argent de Total ? » s’inquiète l’activiste.

Les émissions considérables de gaz à effet de serre, le déplacement de 556 familles — dédommagées, mais privées de leurs moyens de subsistance —, les dégâts sur la biodiversité marine… Autant d’enjeux occultés par la déclaration de force majeure, et maintenant par la question sur toutes les lèvres : « Quand Total reviendra-t-il ? » Dans les rues de Pemba, José [*], un chauffeur qui travaillait à Afungi, résume d’un air morose le dilemme du Cabo Delgado. Si Total l’appelle à revenir, il n’hésitera pas. Mais c’est une évidence : « Dans tous les pays où il y a du gaz, la guerre ne manque pas ».


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