Au Nicaragua, le canal de la discorde

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Près de 450 ans après que le roi Philippe II d’Espagne ne réfléchisse pour la première fois à la création d’un canal reliant les océans Atlantique et Pacifique au Nicaragua, ce dernier devrait devenir réalité d’ici quelques années.

Le 7 mai 2014, le gouvernement le répétait une nouvelle fois : « La construction du canal débutera en décembre prochain. »

Les premières traversées auront lieu dès 2019 assure de son côté Wang Jing, l’entrepreneur chinois à la tête de la société Hong Kong Nicaragua Development (HKND), à la base du projet.

Entre les deux, un chantier pharaonique, « le Grand canal interocéanique du Nicaragua », comme on l’appelle à Managua, la capitale du pays.

Un canal qui ne viendra pas seul. Outre la voie hydraulique, le gouvernement et HKND, créée aux îles Caïman et basée à Hong Kong, ont prévu de construire « deux ports d’eaux profondes à l’entrée et à la sortie du canal, deux aéroports, plusieurs zones franches ainsi qu’un oléoduc et un chemin de fer qui courront le long du canal », détaille la loi votée à ce sujet.

Quant aux dimensions, elles sont gigantesques : près de 300 kilomètres de long, 520 mètres de large et 27 mètres de profondeur. De quoi accueillir des supertankers de 400.000 tonnes transportant du pétrole ou jusqu’à 12.000 conteneurs, ce que ne peut offrir le canal de Panama, même si son élargissement, actuellement à l’arrêt, venait à se conclure.

Le coût de ce méga-projet et de ses sous-projets est tout aussi impressionnant : « La construction devrait coûter 40 milliards USD » - quatre fois le PIB annuel du pays –, chiffre Wang Jing.

Les retombées économiques attendues seront immédiates. « On parle d’un saut de 4,5 % de croissance en 2013 à 15 % en 2016 avant de revenir à 8 % par an par la suite », convenait Jorge Huete-Pérez, directeur du Centre de biologie moléculaire de l’université d’Amérique centrale de Managua, dans un entretien avec National Geographic en février dernier.

 

Risques écologiques

Huete-Pérez dénonce les études d’impacts environnementaux et de faisabilité, que le gouvernement ne mène pas lui-même mais laisse aux soins de l’entreprise chinoise et de ses sous-traitants.

« Nous demandons deux choses », écrit-il conjointement avec le scientifique autrichien Axel Meyer, dans Nature, « qu’une étude d’impacts environnementaux et de faisabilité indépendante soit menée et que celle-ci soit suspensive, s’il s’avère qu’il y a plus à perdre qu’à gagner pour les ressources naturelles, les communautés indigènes et la biodiversité de la région. »

C’est que le contrat actuel permet à HKND de choisir la voie qu’elle trouve la plus appropriée pour le futur canal et qu’elle peut, légalement, exproprier toute personne ou communauté habitant sur le tracé élu et disposer des ressources naturelles qui s’y trouve.

« Le gouvernement a virtuellement offert l’entièreté du territoire national en attendant que HKND décide de la route. Et les tribus autochtones, à qui la constitution avait attribué officiellement des terres, se les verront retirer », s’insurge l’avocate Mónica López Baltonado, qui mène diverses actions légales à ce sujet.

Trois communautés ont d’ailleurs porté l’affaire devant la Cour suprême de justice du pays, mais leur plainte contre cette loi a été rejetée en décembre. Ils entendent maintenant en référer à la Cour internationale des droits de l’homme.

L’autre potentielle victime du futur canal, selon plusieurs scientifiques, c’est le lac Nicaragua, la plus grande réserve d’eau potable d’Amérique centrale.

Chacun des six tracés actuellement étudiés passe par lui. Or sa profondeur moyenne est d’une quinzaine de mètres. Sur la route du futur canal – environ 90 km à travers le lac – elle devra doubler.

« Ce canal ne sera pas une bonne chose pour nous », estime Luis, qui organise des excursions en bateau sur le lac Nicaragua depuis Granada, dans un entretien avec Equal Times. « L’eau du lac devrait baisser or, ici, il n’est que de 4 m de profondeur. Si l’eau baisse, nos bateaux ne pourront plus passer.  »

Une potentielle baisse de l’eau du lac, n’est pas la seule inquiétude des écologistes. « La moindre pollution pétrolière mettra plus de vingt ans à être réparée. Or cette eau potable, nous pourrions la vendre », propose Salvador Montenegro Guillén, directeur du Centre d’investigations des recours aquatiques.

L’arrivée d’eau salée via le jeu des écluses pourrait aussi perturber un biotope unique, où se trouvent notamment les seuls requins d’eau douce recensés au monde. De plus, des espèces invasives ou des bactéries pourraient arriver dans le lac, apportées malencontreusement par les cargos.

Mais ce n’est pas tout, Huete-Pérez et Meyer ont d’autres craintes encore : « Que 400.000 hectares de terres et de forêts humides soient détruits dans la construction ; qu’augmentent les risques d’inondations ou de sécheresse ; que les millions de tonnes de terre creusée ne mettent en péril les endroits où ils seront stockés ; qu’en bord de canal, les tortues de mer perdent d’importants lieux de nidation ; que les animaux ne disposent plus de leur large route de migration sur la côte est du pays et se retrouvent confinés dans des territoires plus petits… »

Les premières conclusions des études commandées par HKND en diront sans doute plus sur ces dangers et la manière dont l’entreprise et le gouvernement décideront d’y faire face. Mais debut mai, Paul Oquist, secrétaire d’État aux Politiques publiques de la Présidence, confiait que les premières conclusions arriveront vers juin 2014.

Un nouveau report pour des rapports attendus depuis début avril. Cela n’a pas empêché la Russie de montrer officiellement son intérêt pour le projet la semaine dernière.

Un intérêt à rajouter à ceux du Royaume-Uni et des États-Unis, qui s’étaient déjà manifesté et un intérêt d’autant plus pressant que, si l’on se tient à l’agenda gouvernemental, les premières pelletées seraient données dans un peu plus de six mois seulement.

Cet article a été traduit de l'anglais.