Au Portugal, le meurtre de Bruno Candé a braqué l’attention sur le racisme – et l’amnésie coloniale

Au Portugal, le meurtre de Bruno Candé a braqué l'attention sur le racisme – et l'amnésie coloniale

A lone protester stands opposite a massive image of Bruno Candé at a rally held in his honour on 31 July 2020 in Lisbon, Portugal. Candé was murdered on 25 July by a man who shouted racist insults before shooting the 39-year-old actor four times. One week later, hundreds of protesters gathered in the Portuguese capital to demand ‘Justiça para Bruno Candé’.

(Marlene Nobre)

Par un samedi ensoleillé de juillet, Bruno Candé, flanqué de son fidèle labrador, avait pris place comme chaque jour sur un banc public situé dans une rue animée du quartier de Moscavide, dans la banlieue de Lisbonne. Vers une heure de l’après-midi, Evaristo Marinho, 76 ans, s’est approché de lui un pistolet à la main et a ouvert le feu à quatre reprises et à bout portant, lui donnant la mort au même endroit ou quelques jours plus tôt, il avait interpellé M. Candé en lui lançant : « Retourne dans ton pays ».

Né à Lisbonne de parents bissau-guinéens, Bruno Candé, 39 ans, se « trouvait » effectivement dans le pays d’où il venait. Père de trois jeunes enfants, il était passionné de théâtre et faisait partie d’une troupe de Lisbonne. Il avait récemment fait part de son intention d’écrire un livre. Mais rien de tout cela n’avait d’importance aux yeux d’Evaristo Marinho, un vétéran des guerres coloniales et aide-soignant à la retraite. Quelques jours avant l’attaque, plusieurs témoins affirment l’avoir entendu proférer des insultes racistes à l’encontre de M. Candé : il lui aurait notamment dit de « retourner aux senzalas [quartiers des esclaves] », avant de déverser un flot d’injures contre sa mère et les femmes noires en général.

Le harcèlement aurait vraisemblablement été récurrent et persistant : « Quelques semaines avant, il s’était plaint à un ami d’avoir été insulté et menacé », confie la nièce de la victime, Andreia Araújo. « Mais il sentait qu’il ne pouvait rien y faire parce que l’homme en question était d’âge avancé. » Selon des témoins, le 25 juillet, soit trois jours avant le meurtre, M. Marinho aurait menacé de tuer Bruno Candé avec des « armes des colonies », après une altercation au sujet du chien de la vicitme. « Mais il ne s’agissait pas seulement du chien », explique Mme Araújo à Equal Times. Elle est persuadée que son oncle a été assassiné à cause de la couleur de sa peau.

« Ce qui est arrivé à Bruno est arrivé à beaucoup d’autres avant lui. Et si nous ne faisons rien, cela continuera à arriver. Nous voulons que justice soit faite », dit-elle avec fermeté.

Bien que le meurtre de Bruno Candé ait soulevé un vaste débat sur le racisme et l’après-colonialisme au Portugal, tout le monde ne semble pas convaincu des motifs derrière le meurtre d’un Noir par un Blanc qui avait auparavant proféré des insultes à caractère raciste à son encontre. Le déni a été généralisé. Un porte-parole de la police a initialement démenti la possibilité d’un mobile raciste, en déclarant qu’aucun des témoins n’avait mentionné d’insultes à caractère raciste. La police a été contrainte de retirer cette déclaration après que des journalistes et des activistes ont recueilli une multitude de témoignages attestant du contraire. L’un des quotidiens les plus respectés du Portugal, Espresso, a publié un portrait du suspect dépeignant celui-ci comme un retraité grincheux qui avait tendance à se quereller « avec tout le monde », comme une personne qui souffrait de stress post-traumatique depuis son retour des guerres coloniales du Portugal contre les mouvements pour l’indépendance africaine, il y a plus de quatre décennies.

Selon Mamadou Ba, éminent défenseur des droits humains et directeur de SOS Racismo, l’une des principales organisations de lutte contre le racisme au Portugal, après le meurtre, les médias ont, comme on pouvait s’y attendre, tenté de jeter le discrédit sur M. Candé, en fouillant dans son passé et en le dépeignant comme un personnage trouble, rabâchant le vieux trope « ce n’était pas un ange » si souvent utilisé par les médias officiels pour justifier des meurtres racistes. M. Ba a, en outre, attiré l’attention sur la tendance chez les journalistes à sous-estimer la motivation raciste du crime, notamment du fait du mythe national persistant selon lequel le racisme n’est pas un problème au Portugal. « Ce qui est arrivé [à Bruno Candé] est attribué à un supposé traumatisme [individuel], à un trouble pathologique », dit-il. « C’est comme si cette personne vivait dans l’isolement et ne faisait pas partie d’une société qui engendre ce genre de comportement », explique-t-il à Equal Times. « Pourtant, le traumatisme individuel [d’Evaristo Marinho] participe d’un traumatisme collectif. Et tant que nous ne serons pas en mesure de faire face au traumatisme colonial, nous serons incapables de traiter les questions raciales. »

Le sombre héritage du passé colonial du Portugal

Lorsque le Portugal a commencé à explorer de nouvelles routes commerciales au début du XVe siècle, ouvrant ce qui a été nommé l’ « ère de la découverte », ce pays est devenu la principale puissance coloniale de l’Europe, talonné de près par ses rivaux, l’Espagne, les Pays-Bas, la France, l’Angleterre et plus tard l’Allemagne, qui ont tous conquis et exploité des terres et des peuples dans le monde entier. Comme le souligne l’historien Francisco Bethencourt dans son ouvrage Racismos, paru en 2014, les Portugais sont à l’origine de la traite esclavagiste transatlantique et sont responsables de l’acheminement de plus de 5,8 millions de personnes réduites en esclavage, soit près de la moitié des quelque 12,5 millions d’Africains enlevés et transportés à fond de cale pour être exploités dans le continent américain entre le XVe et le XIXe siècle. Le Portugal a été responsable de l’asservissement de plus de personnes que n’importe quelle autre puissance coloniale. Même après l’abolition de l’esclavage en 1878, le recours au travail forcé, la ségrégation et les hiérarchies raciales ont continué d’avoir cours dans les colonies portugaises jusqu’aux années 1960.

À partir de 1933, le Portugal a été gouverné par la dictature autoritaire d’António de Oliveira Salazar et son Estado Novo (Nouvel État). Entre 1961 et 1974, le régime d’extrême droite de Salazar a combattu les mouvements de libération en Angola, au Mozambique et en Guinée-Bissau pour tenter de conserver ses colonies africaines à un moment où toutes les autres puissances africaines entraient dans une période de décolonisation. Evaristo Marinho faisait partie des centaines de milliers de Portugais enrôlés pour combattre dans les « Guerres coloniales ». En prison, M. Marinho (qui est en détention préventive et est jusqu’à présent accusé d’homicide qualifié et de possession d’une arme illégale) se serait vanté en affirmant : « En Angola, j’en ai tué plusieurs comme celui-là [faisant allusion à Bruno Candé]. »

En avril 1974, un groupe d’officiers subalternes s’est insurgé contre la dictature portugaise pour mettre fin à la campagne militaire en Afrique et instaurer un système démocratique, déclenchant la désormais historique « Révolution des Œillets ». La lutte des mouvements de libération africains et le coup d’État militaire à Lisbonne ont sonné le glas d’un empire colonial qui s’étendait sur cinq siècles et trois continents. Aux yeux d’une grande partie de l’opinion, toutefois, l’histoire et les récits nationaux sont encore loin d’être décolonisés.

« La glorification des prétendues “découvertes” reste ancrée dans le mythe qui se trouve au cœur de l’identité nationale du Portugal », selon Beatriz Gomes Dias.

Ancienne professeure de biologie, elle est actuellement députée du Bloco de Esquerda (Bloc de gauche) qui, en octobre 2019, est devenue l’une des trois femmes d’ascendance africaine élues pour la première fois au parlement du Portugal. Les expéditions outre-mer du Portugal et l’établissement de son empire colonial sont encore aujourd’hui considérés comme une source de fierté nationale et sont décrits dans les manuels scolaires comme un âge d’or des grands voyages d’aventure, avec pratiquement aucune mention des crimes perpétrés par l’empire – des massacres à l’esclavage et au travail forcé, en passant par le pillage et l’appropriation des terres et des ressources.

Si l’on parle rarement de ce phénomène, selon Mme Gomes Dias, c’est parce que l’on ne tient pas à affronter les crimes du passé, souvent occultés par le mythe selon lequel le colonialisme portugais était moins brutal et plus tolérant que celui des autres puissances européennes (une notion synthétisée dans la théorie du « Lusotropicalisme » du sociologue brésilien Gilberto Freyre). « Il existe un fantasme national [de l’exception portugaise], qui est entretenu par le silence et l’omission », explique-t-elle. « Nous devons cependant démonter ces mythes qui nourrissent le racisme et légitiment l’exploitation et les idées suprémacistes. »

Des inégalités structurelles profondément enracinées dans l’Empire

Pour Mme Gomes Dias, le meurtre de Bruno Candé met en évidence les liens profonds entre le passé colonial du Portugal et le racisme structurel qui fait partie intégrante de son héritage. Bien que la législation portugaise interdise la collecte de données relatives à la race et à l’identité ethnique, plusieurs études ont montré que les personnes d’ascendance africaine gagnent moins, ont un taux de chômage plus élevé et sont deux fois moins susceptibles d’aller à l’université. En outre, selon certaines estimations, le taux d’incarcération serait au moins dix fois plus élevé chez les personnes d’ascendance africaine. Les communautés roms, qui vivent au Portugal depuis le XVe siècle, sont, elles-aussi, fortement marginalisées. Cependant, vu l’impossibilité de recueillir des données ethniques et raciales, il est difficile de prouver l’ampleur et la gravité de la discrimination raciale, ce qui a pour effet de perpétuer le déni de son existence.

Une enquête de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA) sur les personnes d’ascendance africaine a révélé que près d’un tiers des répondants au Portugal ont été victimes de harcèlement à caractère raciste. Les taux de victimisation à caractère raciste étaient, toutefois, encore plus élevés dans d’autres pays membres de l’UE inclus dans l’enquête. Dans le même temps, il convient de noter que le Portugal affiche l’un des niveaux les plus élevés de préjugés racistes (62 %) en Europe, selon la dernière Enquête sociale européenne (European Social Survey).

Lorsque Evaristo Marinho a dit à Bruno Candé de « retourner » dans son pays, il ressassait un trope raciste employé pour priver une personne de son sentiment d’appartenance. « Toutes les personnes racialisées ont dû un jour affronter de tels propos », indique Mme Gomes Dias – comme ceux tenus par le chef de file du parti d’extrême droite portugais Chega (Assez) à l’encontre de la députée noire indépendante Joacine Katar Moreira. Alors que le Portugal a élu ses trois premières députées noires (Romualda Fernandes du Parti socialiste du Premier ministre, en plus de Joacine Katar Moreira et de Beatriz Gomes Dias), l’extrême droite a également obtenu son premier siège parlementaire depuis la fin de la dictature en 1974.

Ancien commentateur de football, le leader du parti d’extrême droite Chega, André Ventura, est connu pour tenir des propos vexants à l’égard des minorités ethniques et nier l’existence du racisme au Portugal : à la suite d’une manifestation d’activistes réclamant justice pour Bruno Candé le 31 juillet, le parti d’extrême droite a décidé d’organiser une contre-manifestation pour affirmer que ce meurtre n’avait aucun rapport avec le racisme. Des centaines de partisans du Chega se sont rassemblés à Lisbonne brandissant des pancartes où était écrit : « Le Portugal n’est pas raciste. » Ce n’était pas la première fois qu’ils défilaient contre les mouvements antiracistes.

En juin, l’extrême droite avait brandi les mêmes pancartes pour dénoncer un rassemblement antérieur organisé par les partisans du mouvement "Black Lives Matter" au lendemain du meurtre de George Floyd aux États-Unis. Il s’agirait de la plus grande manifestation antiraciste jamais organisée au Portugal.

André Ventura a menacé d’organiser des contre-manifestations pour nier le racisme chaque fois que des groupes antiracistes descendraient dans la rue. Si ce déni farouche remonte à l’époque coloniale, sa réaffirmation est surtout une réaction à la forte mobilisation des militants antiracistes ces derniers mois. Il existe également un lien avec l’élection de Romualda Fernandes, de Joacine Katar Moreira et de Beatriz Gomes Dias, démontrant par-là même que lorsque les voix contre le racisme se font plus fortes, les tentatives pour les réduire au silence aussi. Les réactions publiques aux mobilisations contre le racisme ont pris une tournure encore plus sinistre au cours de ces dernières semaines. Le 8 août, des membres de mouvements d’extrême droite et néo-nazis portant des masques blancs et des torches ont encerclé le bâtiment de SOS Racismo. Quelques semaines plus tôt, les mots « guerre aux ennemis de ma nation » ont été peints à la bombe sur les murs de l’organisation.

Selon SOS Racismo, qui a recueilli des données sur plus de 700 crimes à motivation raciale depuis 2012, la brutalité et la fréquence des discours de haine, des menaces et de la violence raciste vont croissant. La semaine dernière, plusieurs organisations de la société civile dont le Réseau européen contre le racisme ont dénoncé les attaques contre les minorités racialisées et les défenseurs des droits humains antiracistes ; elles ont également appelé à une « réponse institutionnelle urgente » des autorités portugaises et européennes.

Des militants antiracistes comme Mamadou Ba et des députés de gauche comme Joacine Katar Moreira et Beatriz Gomes Dias ont reçu des menaces de mort, notamment des courriels leur disant qu’ils avaient 48 heures pour quitter le Portugal, sans quoi eux-mêmes et leurs familles en subiraient les conséquences. « Ils cherchent à nous faire peur, à nous maintenir dans une position de subalternité et à nous ôter toute capacité d’action », explique Mme Gomes Dias. « Mais nous ne nous laisserons pas intimider par eux », ajoute-t-elle d’un ton résolu. « Nous sommes déterminés à lutter pour l’égalité, afin que des meurtres comme celui de Bruno Candé ne se reproduisent plus jamais. »