Aux États-Unis, la pandémie a transformé une génération de locataires en activistes pour le logement juste

Aux États-Unis, la pandémie a transformé une génération de locataires en activistes pour le logement juste

Demonstrators are arrested by police during a rent strike protest in New York City on 1 October 2020. The US could be on the verge of “the most severe housing crisis in its history” according to the Aspen Institute, with an estimated 30 to 40 million people at risk of eviction.

(Brian Branch Price/ZUMA Wire/Alamy Live News)

Après un long bras de fer fin décembre, le Congrès américain a adopté un second plan de relance pour tenter de soulager les difficultés financières causées par la pandémie de coronavirus. La plupart des Américains adultes recevront un paiement unique de 600 dollars US (494 euros), tandis que le supplément de chômage fédéral sera rétabli à 300 dollars US (247 euros) pendant 11 semaines. Un moratoire national sur les loyers, qui aurait dû expirer le 31 décembre, a également été prolongé jusqu’à la fin janvier. Par ailleurs, le planEn Corée du Sud, la lutte des chauffeurs routiers pour de meilleures conditions de travail et de rémunération de relance réserve 25 milliards de dollars US (20,56 milliards d’euros) aux locataires qui accusent un retard de paiement de leur loyer. Cependant, aucune information claire n’est disponible quant à la façon dont les gouvernements locaux et les États distribueront leurs aides pour les loyers.

En outre, aucune précision n’a été donnée sur ce qui va se passer par la suite. Un vaccin contre le coronavirus promet un retour à certaines parties de la vie qui précédait la pandémie qui sévit dans le monde, mais rien ne garantit que la montagne de loyers impayés sera effacée. Suite à l’éclatement de la bulle immobilière américaine qui avait entraîné la crise financière mondiale de 2008, le nombre d’Américains qui louent est aujourd’hui à son niveau le plus élevé depuis 1956.

Avec un nombre de travailleurs américains touchés par la crise de la Covid-19 estimé à 25,7 millions de personnes (c’est à dire qui ont perdu leur emploi, vu leurs heures de travail ou leur salaire diminuer complètement abandonné la vie active), les États-Unis pourraient être au bord de « la crise du logement la plus grave de leur histoire » selon l’Institut Aspen, avec 30 à 40 millions de personnes risquant d’être expulsées.

En réaction à cette situation, un nombre croissant de personnes se joignent au mouvement qui milite pour la justice en matière de logement et les organisateurs des communautés réagissent aux terribles réalités économiques de la pandémie par des grèves des loyers, des manifestations et l’occupation de logements vacants. Tara Raghuveer, directrice de KC Tenants, un groupe de défense du droit au logement à Kansas City, affirme que les organisateurs de tout le pays « revitalisent une tactique d’organisation qui a fait ses preuves et qui consiste à récupérer ou à libérer des terres et des biens au profit de la population. Ils n’attendent pas que les décideurs prennent conscience de la responsabilité qui leur incombe ». Pour les défenseurs des droits des locataires, cette pandémie n’a fait qu’aggraver le manque de protection des locataires qui existe depuis longtemps. En mai, des milliers de personnes dans tous les États-Unis ont participé à la plus grande grève des loyers depuis des décennies. Elle a été suivie par une vague d’autres grèves locales en raison de l’incapacité du gouvernement fédéral à fournir une aide financière suffisante. Malgré l’instauration d’un moratoire, les expulsions se poursuivent dans tout le pays et pèsent sur ceux qui ne s’acquittent pas de leur loyer.

L’interruption des procédures d’expulsion, en ligne et en personne, est l’un des moyens qu’utilise KC Tenants pour garantir que les locataires gardent leur logement. En octobre, le groupe a organisé une manifestation au tribunal de la ville et s’est enchaîné aux portes pour protester contre les expulsions en cours. Le 5 janvier, le groupe KC Tenants s’est de nouveau rendu au tribunal pour en bloquer l’entrée, un jour où, selon eux, 219 expulsions étaient inscrites au registre. Parallèlement à la manifestation dans le centre-ville, KC Tenants a provoqué des perturbations en ligne en vue de bloquer les procédures virtuelles d’expulsion, selon Mme Raghuveer. « Nous avons mobilisé 80 personnes dans tout le pays. Il y a quatre juges [qui supervisent les expulsions]. Ils disposent d’un registre pour le matin et d’un autre pour l’après-midi », déclare-t-elle à Equal Times, « Nous procédons à des perturbations verbales. Une personne lit un texte jusqu’à ce qu’elle soit éjectée. La personne suivante prend alors le relais ». Elle déclare que les perturbations sont parvenues à causer des retards et même à l’arrêt de certaines procédures d’expulsion.

Stratégies partagées

Par ailleurs, les défenseurs des droits des locataires de différentes villes partagent leurs stratégies entre eux. KC Tenants est en contact avec les activistes de la New Orleans Renters Rights Assembly (assemblée des droits des locataires de La Nouvelle-Orléans) qui ont bloqué l’entrée du First City Court et dissuadé les gens d’accéder au tribunal pour les audiences d’expulsion du 30 juin.

Les activistes de La Nouvelle-Orléans et le groupe d’entraide Southern Solidarity - un groupe d’entraide héritier du mouvement des droits civiques - sont également engagés en faveur de la justice en matière de logement, bien que leur action se concentre sur la mise en avant des besoins du nombre croissant de personnes sans logement dans la ville. Des chercheurs avertissent que le demi-million de personnes sans abri aux États-Unis sont doublement vulnérables face au coronavirus. Jasmine Araujo, membre fondateur de Southern Solidarity, explique à Equal Times que l’un des principes essentiels de leur travail est que ce dernier est guidé par ceux qui ont perdu leur logement plutôt que de le leur imposer. « Je tiens à préciser à tout le monde qu’il ne s’agit pas de charité, mais bien de solidarité ».

Mme Araujo se déclare inquiète, car les conséquences économiques de la pandémie ne sont pas résolues à l’aide des changements politiques nécessaires et urgents. « Nous avons participé à des manifestations et tenté de faire pression sur les responsables municipaux pour qu’ils en fassent plus », indique-t-elle. Malheureusement, les activistes n’ont constaté « rien de permanent, rien de durable ». En lieu et place, elle et d’autres volontaires de Southern Solidarity apportent leur aide en matière de formalités administratives et une assistance médicale aux sans-abri de la ville.

Quelques avancées ont cependant été réalisées : à Philadelphie, des activistes ont remporté une grande victoire en octobre après avoir occupé un certain nombre de maisons vides appartenant à la ville.

Les organisateurs des groupes Philadelphia Housing Action et Occupy PHA (Philadelphia Housing Authority, l’autorité responsable du logement à Philadelphie) ont fait pression sur le gouvernement de la ville pour qu’il négocie la restitution des maisons à 50 familles qui avaient perdu leur logement auparavant. Cette victoire pourrait servir de modèle à d’autres activistes du logement aux États-Unis.

À New York, Cea Weaver est coordinatrice de campagne pour l’association Housing Justice for All (HJfA, droit au logement pour tous) où elle représente des organisations composées de locataires et de New-Yorkais sans abri à travers tout l’État. En 2019, l’alliance a réussi à obtenir une protection accrue des locataires. Mme Weaver, qui décrit ces organisations comme « une grande coalition de personnes d’origines ethniques et générationnelles diverses qui louent leurs maisons partout dans l’État », explique que la HJfA a vu sa liste de diffusion s’allonger de plusieurs milliers de personnes pendant la pandémie.

« Nous avons toujours affirmé qu’une seule paie sépare la plupart des gens d’une expulsion. En mars, les gens ont vu que, ce que ces fous qui s’occupent du logement disaient, est vrai », déclare Mme Weaver. « Personne n’a dit que vous avez le droit de faire du profit pendant une pandémie », poursuit-elle. « Les propriétaires des petites entreprises sont en train de faire faillite. Les seules activités qui n’ont pas fermé leurs portes sont celles des propriétaires. De nombreuses personnes commencent à se rendre compte à quel point c’est affreux ».

Annuler les loyers

Outre les moratoires sur les loyers, la HJfA est l’une des nombreuses organisations associatives qui exhortent le gouvernement à annuler le versement des loyers, des hypothèques et des services publics pendant la durée de la pandémie, avec le soutien d’un fonds de secours gouvernemental qui couvre les pertes encourues suite aux paiements manqués. Un fonds auprès duquel ce sont les propriétaires qui doivent introduire une demande plutôt que les locataires. Compte tenu de la nouvelle administration Biden, Cea Weaver ne voit que peu d’options. « En substance, il y a trois voies à suivre. La première est une vague massive d’expulsions ; ce que la plupart des gens ne veulent pas. La deuxième est un système de chèques-loyers qui serviraient à payer le loyer de tous et à stabiliser le marché. La troisième option consiste en un renflouement partiel. C’est la voie que nous préférons. Bien sûr, [le gouvernement] paiera pour stabiliser votre actif, mais il ne vous versera pas un profit illimité. En échange, il y aura davantage de réglementation en matière de logement ».

Une telle intervention gouvernementale permettrait d’annuler les loyers actuels et de limiter les loyers futurs. Même avant la pandémie, un nombre toujours croissant d’Américains consacraient plus de 30 % de leurs revenus au loyer. À ce jour, ni Biden ni le Congrès ne suggèrent un tel plan, bien que la députée du Minnesota Ilhan Omar s’en soit rapprochée avec une proposition visant à annuler les loyers et les hypothèques qui font appel à un fonds fédéral pour couvrir leurs pertes. Le projet de loi prévoit en outre la création d’un fonds de rachat destiné à freiner la spéculation immobilière.

Mme Weaver rappelle que la crise financière de 2008, les niveaux records d’endettement des étudiants et les taux élevés de sous-emploi et de chômage sont les principaux facteurs qui ont contribué à la multiplication des efforts d’organisation des locataires.

« Ma génération ne deviendra pas propriétaire ; nous voyons donc beaucoup de gens comme moi adhérer à des mouvements de locataires ».

Dans un échange par courriel avec Equal Times, Saskia Sassen, professeure de sociologie et titulaire de la chaire Robert S. Lynd à l’université Columbia de New York, établit également un lien entre l’activisme qui se manifeste actuellement dans le domaine du logement aux États-Unis et la pratique des prêts abusives qui a précédé la crise financière de 2008, ainsi que les normes de prêts et de prix plus élevés qui ont suivi. Les études montrent que six millions de personnes qui auraient pu se permettre d’accéder à la propriété n’ont pas réussi à obtenir un prêt hypothécaire depuis 2008. Simultanément, les prix des logements n’ont cessé d’augmenter. Un article de Bloomberg CityLab estime que cette perte du taux de propriété représente plus de 220 milliards de dollars US (180,9 milliards d’euros) de valeur immobilière transférée des foyers américains aux grandes entreprises. Par ailleurs, le gouvernement fédéral a encouragé les entreprises à racheter les logements vacants après la crise.

Mme Raghuveer constate que ce phénomène d’embourgeoisement se produit à Kansas City, où les entreprises propriétaires de logements situées en dehors de l’État « obtiennent un financement fédéral par l’intermédiaire du HUD [le ministère américain du Logement et du Développement urbain] et d’autres programmes publics tels que le crédit d’impôt pour le logement des personnes à faibles revenus, etc. Ils ont tendance à acheter des propriétés délabrées et ne s’en occupent pratiquement pas ». Les locataires d’origine sont expulsés et les loyers sont augmentés, selon un processus que Mme Raghuveer appelle la « machine à expulser ». Mme Sassen souligne que cette situation se produit dans des villes du monde entier, où des entreprises « opérant à l’échelle mondiale achètent de modestes complexes de logements dans un nombre croissant de pays » poussent les travailleurs à quitter des villes « mondiales » de plus en plus inabordables. Pour Cea Weaver, la seule solution est d’inverser ce processus de marchandisation : un impératif dont l’urgence a été renforcée par la pandémie. « Ce dont nous avons réellement besoin, ce sont des mécanismes permettant de faire entrer davantage de logements dans le bien public. Le moment est venu de le faire », déclare Mme Weaver.