Banque interaméricaine de développement : le « choc des investissements » ne profitera pas aux travailleurs d’Amérique centrale

Pendant la campagne présidentielle américaine, Donald Trump s’en était pris au Mexique et avait promis de construire un mur pour refouler les migrants – qui fuyaient la violence et l’extrême pauvreté. Bien que la construction du mur à la frontière entre les deux pays ne progresse plus, la nouvelle administration américaine durcit la stratégie existante, qui consiste à empêcher les migrants d’Amérique centrale d’atteindre la frontière entre le Mexique et les États-Unis.

Le processus de coopération régionale mené par les États-Unis a été officiellement relancé à Miami en juin dernier pendant les trois jours de la Conférence sur la prospérité et la sécurité en Amérique centrale, organisée par le Département d’État des États-Unis et le ministère américain de la Sécurité nationale. Cependant, c’est la Banque interaméricaine de développement (BID) et la Chambre de commerce des États-Unis qui sont à l’initiative des actions destinées à améliorer la situation économique de la région, en promettant un « choc des investissements » afin de créer des emplois pour les candidats à la migration originaires d’Amérique centrale.

Dans une région marquée par la violence contre les travailleurs et les séquelles de l’exploitation économique sans développement, il est à craindre que la BID soit mal préparée à garantir la croissance économique et les droits fondamentaux pour tous. La BID est en retard par rapport à d’autres institutions du même ordre qui ont pris des mesures pour protéger les travailleurs.

Quelques mois seulement après un afflux de migrants mineurs, qui a fait la une des journaux en 2014, les dirigeants du Guatemala, du Honduras et du Salvador ont rejoint le vice-président américain d’alors, Joe Biden, au siège de la BID pour mettre au point le Projet d’Alliance pour la prospérité dans le Triangle du Nord. Bien que ce projet soit officiellement dirigé par le gouvernement des trois pays d’Amérique centrale (formant le « Triangle du Nord »), et que la BID en assume le secrétariat, le gouvernement américain y joue un rôle dominant. Les États-Unis sont l’actionnaire le plus important de la BID, étant donné qu’ils disposent de 30 % des voix au conseil d’administration.

L’Alliance pour la prospérité s’ajoute à la longue liste des efforts déployés par les États-Unis en Amérique centrale et en Amérique latine, tels que le « Plan Puebla Panama », qui a reculé face à la résistance locale contre les mégaprojets conçus pour faciliter le libre-échange.

Comme d’autres mesures comparables, le projet d’Alliance pour la prospérité prévoit des zones économiques spéciales et des partenariats public-privé, qui vont souvent de pair avec les violations des droits du travail dans les chaînes d’approvisionnement et l’exploitation des biens publics au profit du privé. Les syndicats et la société civile ont critiqué le projet, considérant qu’il renforçait « les politiques économiques qui avaient entraîné une explosion des inégalités, une violation généralisée des droits des travailleurs et une augmentation de la violence à l’encontre les dirigeants syndicaux, et qu’il favorisait le déplacement forcé des populations dans toute la Mésoamérique ».

Dans un éditorial publié pendant la Conférence de Miami, le secrétaire d’État américain Rex Tillerson, le ministre de la Sécurité nationale John Kelly et le président de la BID Luis Moreno ont qualifié le « Plan Colombie » de modèle pour le Triangle du Nord. Mais le Plan Colombie a utilisé des milliards de dollars issus la guerre de la drogue pour financer un projet qui encourageait le déplacement forcé des personnes et les violations des droits humains généralisées perpétrées par les forces de sécurité.

Militarisation croissante de la sécurité aux frontières

La Conférence faisait suite aux réunions tenues depuis février 2017 entre Tillerson, Kelly et les responsables du gouvernement mexicain. S’efforçant d’oublier les propos amers de la période électorale, les deux gouvernements se sont trouvé une cause commune : la sécurité en Amérique centrale. La Conférence était officiellement co-organisée par le gouvernement mexicain, et la dernière journée de discussion a eu lieu au siège du centre de commandement militaire des États-Unis.

Cette entente témoignait de la volonté de faire disparaître les migrants de la vue et de la pensée de la population à la frontière mexicaine et de mettre l’accent sur les mesures de sécurité dans le Triangle du Nord. La militarisation de la frontière entre le Mexique et le Guatemala avait été préconisée par le gouvernement d’Obama, qui la considérait comme une solution à la crise des migrants.

Parallèlement aux initiatives dans le domaine des infrastructures et de l’énergie, la BID promeut actuellement 35 projets de gestion des frontières dans le cadre de la nouvelle Alliance pour la prospérité, qui vont dans le sens des intérêts des gouvernements américain et mexicain pour fermer la frontière entre le Mexique et le Guatemala et multiplier les contrôles en Amérique centrale. Ces projets limitent la liberté de mouvement des personnes, mais visent à faciliter la circulation des marchandises.

Les forces de sécurité du Triangle du Nord ne sont pas étrangères aux violences contre les défenseurs des droits humains, comme la dirigeante indigène Berta Cáceres, qui a été tuée en 2016 pour avoir organisé la résistance contre un barrage hydroélectrique. Deux des suspects impliqués dans sa mort avaient suivi un entraînement militaire aux États-Unis.

Le réseau jésuite pour les migrants de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Nord craint que la Conférence « traite la prospérité sous un aspect purement économique et dicté par le secteur privé », en adoptant une approche de la sécurité qui « ne se soucie pas des droits humains et militarise encore plus les frontières ». L’intérêt accru pour la sécurité et le secteur privé est dû au fait que l’administration Trump cherche à diminuer l’aide à l’Amérique centrale.

Juste avant les deux jours de réunions gouvernementales à Miami, la BID et la Chambre de commerce des États-Unis avaient organisé une réunion à laquelle ils avaient convié des représentants d’entreprises telles que Walmart, Monsanto et Coca-Cola.

La Chambre de commerce, qui est loin de faire l’unanimité, intervient souvent dans le reste du monde où elle n’hésite pas à affaiblir les normes du travail ; aux États-Unis, avec le programme politique qu’elle suit, elle s’est aliéné certaines sociétés, notamment Unilever et Apple. Plusieurs entreprises ont ouvertement quitté la Chambre de commerce en raison de son hostilité à l’égard de la lutte contre le changement climatique.

Dans sa logique intransigeante, la Chambre de commerce critique les gouvernements du Triangle du Nord parce qu’ils n’ont pas su rendre la région plus attractive aux yeux des investisseurs étrangers.

Bien qu’elle prétende le contraire, la Chambre de commerce approuve le point de vue selon lequel le secteur privé devrait encourager ce que le président de la BID, Moreno, qualifie de « choc fondamental des investissements si important qu’il devrait inciter les nombreuses personnes qui quittent leur pays à y rester ». Cette approche n’est pas sans rappeler la « thérapie de choc » du Chili de Pinochet et de l’Europe de l’Est de l’ère post-soviétique, qui ont rapidement institué l’ajustement structurel, à commencer par la privatisation.

À Miami, le secrétaire d’État Tillerson a souligné à plusieurs reprises la volonté de l’administration Trump de développer les exports américains et les intérêts économiques en s’appuyant sur l’Alliance pour la prospérité. Depuis longtemps, la politique étrangère américaine en Amérique latine a pour objectif de protéger ses intérêts commerciaux, ce qui justifie à ses yeux l’intervention contre des gouvernements élus démocratiquement.

Plus de finances privées et moins de droits des travailleurs

La réunion de Miami a marqué le début d’une nouvelle approche de la BID, qui a prêté 850 millions USD aux gouvernements du Triangle du Nord pour soutenir le Plan 2014.

Maintenant, la BID va travailler avec les trois gouvernements pour élaborer des instruments d’investissement, tels que les fonds d’investissement privés. La BID va aider à mettre sur pied des projets liés à l’énergie, au transport et aux frontières qui soient attrayants pour les capitaux privés, et elle va apporter 750 millions USD de financement initial. Cet argent viendra en grande partie d’investisseurs privés et des gouvernements qui ont promis, lors de la Conférence de Miami, de verser un total de 1,75 milliard USD.

Le fait de mettre l’accent sur la conception du projet et le financement initial, plutôt que sur un considérable investissement public et multilatéral, s’inscrit dans la logique du recours au secteur privé pour le financement du développement fondé sur le « système en cascade » et le « financement mixte ».

L’initiative de la BID « Americas Business Dialogue », à laquelle participent la Chambre de commerce des États-Unis et d’autres instances, a consenti à Miami à organiser un groupe de travail du Triangle du Nord. Le programme du secteur privé pour le Triangle du Nord va continuer de se mettre en place en septembre pendant le Forum des Amériques sur la compétitivité qui aura pour thème « l’ajustement structurel et l’entrepreneuriat ».

Les différents types de mégaprojets proposés dans le cadre de la nouvelle Alliance pour la prospérité sont parfois à l’origine de chantiers de construction sur lesquels les travailleurs sont exposés à des conditions de travail dangereuses sans avoir le droit de fonder un syndicat.

Contrairement à d’autres banques multilatérales de développement, la BID n’a pas pris de mesures pour s’assurer que les projets qu’elle finance protègent les droits fondamentaux des travailleurs. En 2006, la Société financière internationale a mis en place la Norme de performance 2 pour garantir le respect des normes de santé et de sécurité, la liberté syndicale, l’interdiction du travail des enfants et d’autres normes universelles. La Banque européenne pour la reconstruction et le développement en a fait de même en 2008, ainsi que la Banque africaine de développement, en 2013, et la Banque mondiale, en 2016.

Les travailleurs ont utilisé ces politiques avec succès pour lutter contre les problèmes de sécurité au travail, faire valoir leur droit fondamental de créer un syndicat et veiller à ce que les fonds publics dédiés au développement ne servent pas à enrichir des entreprises irresponsables. En 2006, la BID a rédigé des conseils à l’intention de son personnel sur le travail dans les projets d’infrastructures, mais elle a refusé de définir des obligations ou d’adopter une position officielle.

La violence contre les syndicalistes et les travailleurs dans le Triangle du Nord est l’une des pires au monde. En 2013, à la veille de la crise des migrants, le Guatemala était considéré comme le pays le plus dangereux du monde pour les syndicalistes. Au moins 62 militants syndicaux y ont été tués entre 2008 et 2016. Au Honduras, 20 syndicalistes ont été tués ou menacés de mort en 2016. Au Salvador, les menaces contre les dirigeants syndicaux contribuent à perpétuer les conditions de travail déplorables qui existent dans les zones économiques spéciales.

Face à la pression générée par les réunions tenues en secret à Miami, la Banque interaméricaine de développement a promis de solliciter davantage la société civile, mais n’a pas mentionné l’élaboration d’une norme sur le travail. La militarisation et la série de mégaprojets figurant dans la prochaine étape de l’Alliance pour la prospérité présentent un danger pour la vie et les droits des travailleurs. Il est temps que la BID aligne sa position sur celle de ses pairs en ce qui concerne la protection des travailleurs.