Dans un contexte de violence généralisée, la liberté de la presse et la démocratie menacées au Mexique

Dans un contexte de violence généralisée, la liberté de la presse et la démocratie menacées au Mexique

The organisations Data Cívica and México Evalúa have recorded more than 850 murders of candidates or officials from 2018 to date. Perpetrators of this violence seek to influence electoral results, secure protection for their activities, confiscate part of the budget and, above all, to influence the appointment of officials at the municipal level. In the image, vigil for those disappeared in Mexico. Mexico City, 9 May 2024.

(Consuelo Pagaza)

  • Si la tendance de ces dernières années se poursuit, il est à craindre que, d’ici le mois d’octobre, le nombre d’homicides ne franchisse la barre des 200.000 (à compter de décembre 2018, soit le début du mandat du gouvernement actuel), dans une escalade sans précédent de la violence criminelle.
  • Noé Ramos Ferretiz, candidat à la mairie d’une ville du nord du Mexique, a été poignardé à mort le 19 avril 2024. Son meurtre porte à 28 le nombre de candidats assassinés au cours du processus électoral actuel, décrit comme le plus violent de l’histoire.
  • Ciro Gomez Leyva, un éminent journaliste de radio et de télévision, a fait l’objet d’une tentative d’assassinat, mais a heureusement survécu. Il n’en a pas été de même pour les 44 autres journalistes assassinés au cours de ces cinq dernières années.

Ce sont là quelques instantanés des conditions de vie qui prévalent actuellement au Mexique et qui s’inscrivent dans le tragique bilan dressé par des consultants et des experts internationaux de l’état de la démocratie dans ce pays. Parmi les indicateurs pris en compte figurent l’État de droit, la liberté d’expression, mais aussi la qualité de la prestation de services tels que l’éducation et la santé.

À ce tableau s’ajoutent plus de 100.000 personnes disparues en quatre sexennats (40.000 rien qu’au cours des six dernières années), 50 millions de personnes dépourvues de couverture médicale, la militarisation croissante de la sécurité publique et des activités économiques, la vague de terreur criminelle qui domine de vastes régions du pays, une stratégie du gouvernement pour s’attaquer à la criminalité organisée qu’il a lui-même affublée du mot d’ordre « abrazos, no balazos » (littéralement « des embrassades et non de balles »), sans oublier le siège du pouvoir judiciaire et d’autres contre-pouvoirs au pouvoir exécutif. Et tout cela au cours des presque six années du gouvernement du président Andrés Manuel López Obrador.

Il en va de même pour la liberté d’expression, qui est bafouée pratiquement au quotidien par le président de la République.

« Il y a une vingtaine d’années déjà, Mary Robinson, alors Haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, déclarait que la santé d’une démocratie se mesurait à l’aune de deux indicateurs très sensibles : le sort des journalistes et celui des défenseurs des droits humains. Or cela fait maintenant des années que ces deux indicateurs accusent une très forte dégradation au Mexique », a déclaré Emilio Álvarez Icaza, ancien secrétaire exécutif de la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH), lors d’une interview accordée à Equal Times.

Carlos Ramírez, expert en risques politiques, met en garde : « Si le gouvernement se maintient en place à l’issue des élections mexicaines du 2 juin, nous assisterons à la fin de la démocratie mexicaine telle que nous la connaissions. Nous passerions alors à un système d’autoritarisme concurrentiel ou de démocratie de façade où un changement de gouvernement deviendrait impossible. »

Le Mexique, le troisième pays le plus dangereux du monde

Selon Freedom House, The Economist Intelligence Unit et l’International Institute for Democracy (IDEA), le Mexique échoue sur les principaux indicateurs de démocratie. En outre, plusieurs analystes interrogés par Equal Times mettent en garde contre le risque de voir le Mexique sombrer au statut d’État autocratique.

Par ailleurs, le Mexique figure au 95e rang du classement Human Freedom Index 2023, (ne dépassant au niveau de la région que des voisins comme Haïti, le Nicaragua et le Venezuela), échouant dans les domaines de l’État de droit, de la sécurité et du système juridique, ainsi que de la liberté d’expression et de l’information.

Le Democracy Index 2023 publié par The Economist Intelligence Unit décrit le Mexique comme un régime hybride et explique le sens de cette définition en relevant que les élections peuvent être irrégulières et que les pressions exercées par le gouvernement sur les partis et les candidats de l’opposition peuvent être courantes. Par ailleurs, la corruption est très répandue et l’État de droit est faible. « Les journalistes font généralement l’objet de harcèlement et de pressions », est-il signalé dans le rapport, qui classe le Mexique au troisième rang des pays les plus dangereux du monde.

L’étude de l’International IDEA intitulée The Global State of Democracy 2023 – The New Checks and BalancesL’état de la démocratie dans le monde 2023 – Les nouveaux contre-pouvoirs ») est plus explicite : elle fait référence au soi-disant « plan B » de l’actuel président mexicain, Andrés Manuel López Obrador, qui cherchait à réduire le financement de l’organisme électoral national au cours d’une année qui verra les élections les plus importantes de l’histoire du pays (en raison de la multiplicité des scrutins).

Elle souligne que ce « plan B » a mis à l’épreuve la résilience des contre-pouvoirs et leur rôle de garants d’élections crédibles. Le rapport attire en outre l’attention sur la mobilisation de la société pour défendre l’organe responsable des élections et pour empêcher les réformes voulues par le président.

De son côté, Carlos Ramírez, codirecteur de la société de conseil en risques politiques Integralia, pointe le clair-obscur de la démocratie mexicaine. Tout en reconnaissant qu’une partie de la société se sent représentée par le gouvernement, il estime que « les aspects négatifs » sont « nombreux ».

« Nous assistons à un recul majeur de l’État de droit. En termes d’efficacité, ce gouvernement a failli à la tâche sur de nombreux fronts, notamment dans l’éducation, la sécurité et la santé. Et bien qu’il ne s’agisse pas d’un gouvernement autoritaire dur, il présente indéniablement des lacunes considérables. »

Et de préciser : « Ce gouvernement va conclure son mandat avec 200.000 homicides. On peut donc difficilement affirmer qu’il a été couronné de succès, même s’il veut nous faire croire que ces tendances sont à la baisse. Il faut ajouter à cela un nombre très important de disparus » (111.000, selon les organisations de la société civile).

Sans parler de l’extorsion que des millions de Mexicains subissent au quotidien, de la mainmise du crime organisé dans diverses régions du pays et du fait que les Mexicains vivent tout simplement le cycle politique le plus violent de l’histoire du pays, selon M. Ramírez.

Les organisations Data Cívica et México Evalúa ont recensé plus de 850 assassinats de candidats ou de fonctionnaires depuis 2018. Cette violence vise, avant tout, à influencer les résultats électoraux, à protéger leurs activités, à confisquer une partie du budget et à influencer la nomination des fonctionnaires au niveau municipal.

Le cabinet de conseil en risques politiques Integralia a signalé que dans 15 États – sur 32 – le risque d’ingérence des narcotrafiquants dans les processus électoraux est élevé, voire très élevé.

Pas plus tard que le 17 avril dernier, des transporteurs et des chefs d’entreprise ont signalé que la criminalité organisée avait étendu son emprise sur les activités économiques et qu’elle contrôlait désormais les flux de marchandises à travers les villes d’au moins 10 des 32 États du pays. Dans les zones rurales, les narcotrafiquants décident des cultures et des volumes distribués et prélèvent une part des ventes.

Cumul des pouvoirs

Le président mexicain n’aime pas que ses décisions soient contestées, et encore moins remises en cause par d’autres instances de l’État mexicain. Ainsi, il a soumis au Congrès un ensemble de propositions de réforme constitutionnelle afin que, par exemple, les membres de la Cour suprême de justice soient élus au suffrage universel, au même titre que les membres des autorités électorales, et que les organes autonomes créés pour faire contrepoids au pouvoir soient supprimés.

Le président mexicain entretient une confrontation constante avec la présidente de la Cour suprême, Norma Piña, une situation qui a été critiquée par le département d’État des États-Unis dans son rapport sur les droits humains de cette année.

Le 25 avril, le Congrès a approuvé une réforme juridique visant à éliminer la possibilité pour les juges de prononcer des suspensions avec effet général lorsque des recours d’amparo sont déposés. Cette décision est intervenue après que plusieurs décisions du président ont été contestées au moyen de ce mécanisme de requête de contrôle en constitutionnalité. L’amparo constitue le principal recours juridique contre les violations des droits humains.

« Une régression est également observée du fait de la militarisation du pays. Celle-ci représente un risque énorme non seulement en termes de sécurité publique, mais aussi parce que les forces armées se sont vu confier de nombreuses responsabilités au détriment des autorités civiles », a déclaré Emilio Álvarez Icaza.

Cinq années de persécution des journalistes par la présidence

Ciro Gómez Leyva est un journaliste important au Mexique. Il est l’animateur de la matinale radio la plus écoutée du pays. Il dirige et anime également un programme d’information sur une chaîne de télévision. Le 15 décembre 2022, il a été victime d’une tentative d’assassinat alors qu’il quittait les studios. Il a survécu parce que sa camionnette était blindée. Son nom vient désormais grossir la liste déjà longue de journalistes ou médias qui sont attaqués chaque année au Mexique.

En 2023, l’organisation Artículo 19 a recensé 561 agressions dont l’État mexicain est resté le principal responsable, avec 287 cas de violence documentés (51,16 % du total). Selon un rapport sur la violence contre la presse intitulé Violencia contra la Prensa en México en 2023, ¿cambio o continuidad, « au Mexique, en moyenne, un journaliste ou un média fait l’objet d’une agression toutes les 16 heures ». Depuis 2019, 44 journalistes ont été assassinés.

M. Gómez Leyva affirme qu’il ne possède aucune preuve lui permettant d’affirmer que l’agression dont il a été victime a été orchestrée par les « pouvoirs en place » au Mexique. Il reconnait toutefois que la présidence de la République se livre chaque matin à des diatribes contre la presse lors de la conférence de presse quotidienne animée par nul autre que le président mexicain lui-même.

« D’après mon expérience ou celle des groupes [de médias] avec lesquels je travaille, je dirais que nous sommes confrontés à une hostilité constante, incessante. Cela fait cinq ans et demi que les attaques de toutes sortes se succèdent, à commencer par la diffamation », confie-t-il.

« Nous avons été harcelés, menacés, persécutés, y compris sur le plan fiscal ; nous avons été lynchés par le pouvoir et j’ai l’impression que ce lynchage aurait suscité un accueil favorable s’il s’était poursuivi dans la rue. Il s’agit d’une agression systématique de la part des pouvoirs en place », a-t-il déclaré.

Quoi qu’il en soit, « au cours de ces mêmes cinq années et demie, nous avons su faire notre travail. Et nous nous trouvons dans une position comparable, voire meilleure [en termes d’audience et de diffusion des informations] que lorsque ce gouvernement est entré en fonction », souligne-t-il. Sans vouloir se poser en victime, M. Gómez Leyva reconnaît avoir vécu une confrontation très forte « avec d’énormes avantages pour ceux qui détiennent le pouvoir en raison de leur capacité de pression, d’intimidation et d’action ».

Le harcèlement opéré par le président n’est pas passé inaperçu auprès des organisations internationales de défense des journalistes.

« Le président López Obrador et d’autres figures influentes de l’appareil d’État ont adopté une rhétorique aussi violente que stigmatisante à l’égard des journalistes, les accusant régulièrement de soutenir l’opposition », a déclaré Reporters sans frontières à l’occasion de la publication du Classement mondial de la liberté de la presse 2023. Le Mexique se classe actuellement au 121e rang mondial en termes de liberté de la presse.

Les attaques lancées depuis « La mañanera », la conférence de presse matinale quotidienne du président, se sont multipliées sous la rubrique « Les menteurs de la semaine », qui cherche à discréditer les journalistes critiques.

Le rapporteur de la Commission interaméricaine des droits de l’homme pour la liberté d’expression, Pedro Vaca, a exhorté l’État mexicain à reconsidérer le maintien de cette rubrique, estimant qu’elle était susceptible de porter atteinte aux garanties d’un débat libre et éclairé, selon le journal Proceso. Cette pratique a également été condamnée par les États-Unis dans leur rapport annuel sur les droits humains.

Le président López Obrador s’est servi de sa tribune télévisée matinale pour exposer les détails personnels d’un correspondant du New York Times qui avait publié un article où il était question d’argent versé aux fils du président par des trafiquants de drogue dans le contexte de la campagne électorale de 2018.

Le bureau de la fondation SPIN Taller de Comunicación Polític a recense les mentions faites par M. López Obrador à des journalistes : au 6 mars, Carlos Loret, Ciro Gómez Leyva et Joaquín López Dóriga avaient fait l’objet de 590, 272 et 240 mentions négatives respectivement. Le journaliste Raymundo Riva Palacio a précisé que dans les 35 jours qui ont suivi la publication de ces chiffres, « Loret a fait l’objet de 42 nouvelles attaques et diffamations, Gómez Leyva de 32 et López Dóriga de 17 ».

Sans pouvoir nommer le journaliste concerné, M. Álvarez Icaza, de la CIDH, affirme avoir une connaissance de première main de la façon dont la vie a changé pour l’une des personnes contre lesquelles M. López Obrador vitupère depuis sa tribune matinale. Désormais, il ne peut plus se rendre au supermarché sans être attaqué par des partisans du président, tandis que sa femme et ses enfants sont contraints de se déplacer dans des véhicules blindés.

This article has been translated from Spanish by Salman Yunus