Changement des routes migratoires : encore plus de morts en Méditerranée

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C’est un tableau surréaliste, mais il est devenu très familier en Sicile : des navires de guerre battant pavillon international, un équipage vêtu de combinaisons de protection blanches, des passagers accroupis côte à côte sous un filet kaki de l’armée en attendant d’être passés au crible. Et ces migrants-là sont ceux qui ont de la chance.

La dernière semaine de mai fut la plus mortelle depuis le début de l’année en Méditerranée : d’après les estimations, au moins neuf naufrages distincts auraient coûté la vie ou provoqué la disparition de plus de 1100 migrants, tandis que les routes migratoires évoluent pour éviter les contrôles aux frontières devenus plus stricts.

Valeria Calandra, la directrice italienne de l’association citoyenne de sauvetage en mer SOS Méditerranée, déclare à Equal Times que ces chiffres déjà inacceptables sont souvent sous-estimés en raison de la difficulté de recueillir des données fiables en dehors des eaux internationales.

« Nous ne pouvons rien faire pour les migrants tant qu’ils n’ont pas atteint la zone internationale », explique Calandra. « Parfois je me demande combien il peut y avoir de canots pneumatiques au fond de la Méditerranée »

Après la fermeture des frontières au niveau des Balkans et de l’Europe centrale, et suite à l’accord passé entre l’UE et Ankara pour renvoyer en Turquie tous les migrants arrivant en Grèce, le nombre de personnes qui débarquent sur les côtes grecques a diminué de plus de 80 %.

Depuis, les observateurs internationaux constatent que les trajectoires maritimes en provenance de Libye et d’Égypte sont les plus empruntées par les demandeurs d’asile qui cherchent à aller en l’Europe. D’après Flavio Di Giacomo, le porte-parole à Rome de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), des indices révèlent l’apparition d’un autre itinéraire depuis l’Égypte.

Certes, depuis des années, des bateaux chargés de migrants quittent les côtes égyptiennes, mais cette année il s’est produit une nette augmentation des départs depuis l’Égypte. En effet, l’OIM signale que dix fois plus de migrants sont partis d’Égypte au cours des quatre premiers mois de cette année, comparé à la même période en 2015.

 
« Complètement imprévisible »

Malgré cette tendance, Di Giacomo dit à Equal Times que l’extrême complexité de ces trajectoires les rend pratiquement impossibles à prévoir.

« À la même période l’année dernière, personne n’aurait imaginé qu’un million de réfugiés traverseraient la mer Égée depuis la Turquie », souligne Di Giacomo en faisant allusion au pic de migration de réfugiés en Europe atteint en juin 2015, composé essentiellement de Syriens, d’Irakiens et d’Afghans. « Ces flux sont complètement imprévisibles ».

Sara Tesorieri, conseillère politique de l’UE sur la migration pour Oxfam International, établie à Bruxelles, convient que les itinéraires changent rapidement et fréquemment mais elle note que le flux migratoire global reste constant.

Bien qu’il soit trop tôt pour constater l’émergence d’une nouvelle trajectoire, Tesorieri indique que, d’après les observations faites sur le terrain, suite à la fermeture de la route des Balkans, davantage de personnes sont victimes de la traite des humains et franchissent les frontières européennes dans la clandestinité.

« Ces itinéraires viennent de passer dans la clandestinité, et il est difficile de vérifier si les migrants et les réfugiés abandonnent ou s’ils prennent d’autres chemins plus dangereux et moins visibles », précise Tesorieri. « Quand les migrants se tournent vers des passeurs au lieu de suivre les voies ou les systèmes officiels, ils s’exposent à une vulnérabilité encore plus importante ».

Elle aussi estime qu’il est impossible de prévoir les changements de trajectoires avec précision, mais elle confirme que des organisations comme Oxfam se préparent à la formation de nouveaux itinéraires cet été.

« En examinant les routes migratoires des années passées, il apparaît clairement que les caractéristiques sont extrêmement irrégulières et que les directions varient beaucoup », fait remarquer Tesorieri.

« Mais ce qui ne change pas, c’est le flux migratoire global. Les facteurs qui incitent les migrants à quitter leur pays et ceux qui les attirent dans un autre pays ne changent pas et, dans les faits, les personnes continuent d’affluer ».

Les chemins de la Méditerranée mènent à une même destination, mais le départ depuis l’Égypte est tout à fait différent de celui de Libye. Tesorieri remarque qu’il peut y avoir plus de trafic de personnes sur le chemin libyen parce que ce sont les passeurs qui gèrent la côte en toute impunité en Libye, profitant de l’effondrement du gouvernement et de la criminalité généralisée.

Il existe un net contraste avec l’Égypte, où le gouvernement et les autorités surveillent de plus près la migration irrégulière, en partie pour entretenir de bonnes relations avec les pays occidentaux.

 
Objectif : les eaux internationales

Les canots pneumatiques qui partent de Libye, souvent surchargés au point de doubler leur capacité, cherchent à atteindre les eaux internationales, à une quinzaine de kilomètres de la côte libyenne. S’ils parviennent à franchir la frontière, ils envoient un signal de détresse pour que les bateaux de sauvetage qui sillonnent la mer puissent les retrouver.

D’après les associations militantes, en plus du danger que présentent ces traversées, les personnes qui arrivent en Italie en provenance de Libye sont soumises à un niveau alarmant de violences et de traumatismes.

Un rapport de Human Rights Watch fait état d’actes de torture généralisés dans les centres de détention libyens, où les gardiens frappent les détenus avec des barres métalliques, des bâtons, des crosses de fusil, des câbles, des tuyaux ou des fouets de caoutchouc fabriqués à l’aide de pneus ou de tubes en plastique, parfois sur des périodes prolongées.

« Dans un centre de détention, cinq personnes ont signalé que des gardiens les avaient suspendus à un arbre la tête en bas pour les fouetter », a récemment écrit Judith Sunderland, la directrice associée de la division de Human Rights Watch en Europe et Asie centrale.

« En mai 2015, les migrants et les demandeurs d’asile que j’ai rencontrés disaient qu’ils vivaient dans la peur en Libye, qu’ils étaient volés et frappés par leurs employeurs, par des délinquants de droit commun, les forces de sécurité ou les milices » rapporte-t-elle.

Di Giacomo pense qu’une grande partie des migrants africains ne quittent pas leur pays dans le but d’atteindre l’Europe, mais que ce sont les passeurs qui les y obligent une fois qu’ils ont commencé leur voyage. Livrés aux mains de multiples passeurs, ils finissent certainement par croire qu’ils n’ont plus d’autre option.

C’est ce que confirme à Equal Times un groupe de marins irlandais qui travaillaient sur la Méditerranée la semaine dernière : ils ont secouru un homme qui avait de telles brûlures sur tout un côté du corps qu’il a fallu le transférer d’urgence sur un bateau disposant de matériel médical plus adapté.

« Il est impossible qu’il ait pu se faire ce genre de blessure sur l’eau », confie un des marins. Ils n’ont pas d’autres renseignements sur la situation de cet homme, mais ils savent qu’il est parti de Libye.

« D’après nos estimations, 70-80 % des migrants ne veulent pas aller en Europe, mais ils deviennent tellement vulnérables en Libye qu’ils veulent absolument en partir, alors ils prennent le bateau qui va en Europe », indique Di Giacomo.

Les experts affirment que le risque est moindre pour les migrants en provenance d’Égypte mais qu’ils doivent survivre à un voyage beaucoup plus long, qui dure parfois plus d’une dizaine de jours, pendant lequel ils sont déplacés à maintes reprises sur des bateaux de pêche en bois ou des embarcations plus petites, ce qui signifie qu’au final, ils passent moins de temps sur des bateaux pneumatiques dangereux.

Début mai, autour de 31.000 migrants étaient arrivés dans le pays par ces voies maritimes, un nombre légèrement inférieur au niveau de 2015. Le nombre de nouveaux arrivants a augmenté récemment, vraisemblablement en raison des conditions météorologiques plus clémentes.

La route méditerranéenne représente actuellement presque 90 % des décès de migrants recensés dans le monde cette année. Si les migrants empruntent des chemins plus risqués, les voyages risquent de faire encore plus de victimes.

 
Cet article a été traduit de l’anglais.

Cet article a été traduit de l'anglais.