Comment l’aide humanitaire a affaibli Haïti après le séisme

Plus de quatre ans après que la ville de Port-au-Prince fut réduite en décombres, la conférence du mois dernier en présence d’une délégation de la Chambre du commerce des États-Unis semblait résolument marquer un nouveau départ pour Haïti sur la voie de la reconstruction.

L’élite du monde des affaires posait pour les caméras et affirmait l’objectif du président Michel Martelly de « faire d’Haïti un pays émergent à l’horizon 2030 ».

Ailleurs dans l’île, des dizaines de milliers d’Haïtiens amassés dans des campements de fortune et toujours transis par la magnitude de la catastrophe devaient encore émerger des ruines du séisme de 2010.

C’est pour défendre la cause de ces Haïtiens que le militant des droits humains Antonal Mortime s’est rendu à Washington au même moment où la Chambre de commerce américaine faisait ses jeux dans la capitale haïtienne.

Dans le cadre de sa visite organisée avec le concours de l’American Jewish World Service, il est venu informer les activistes américains que l’aide humanitaire a fait beaucoup plus de tort que de bien.

Plus de quatre ans après l’afflux de fonds d’aide humanitaire vers Haïti, les efforts de reconstruction chaotiques ont creusé la brèche sociale dans le pays, plaçant la première République noire émancipée sous le joug d’un nouvel impérialisme.

Dans une interview avec The Nation, Antonal Mortime, secrétaire exécutif de la Plate-forme des organisations haïtiennes des droits humains (POHDH), a évoqué la catastrophe sociale qui a vu le jour sous la bannière de l’aide humanitaire.

Ce qu’il restait des fonds d’aide a été accaparé en grande partie par une phalange d’ONG jouant frénétiquement des coudes pour accéder aux fonds d’aide internationaux.

Hormis certaines bonnes intentions, la plupart de ces groupes, selon Mortime, ont siphonné les fonds vers des projets mal planifiés et dépourvus d’une supervision et d’une comptabilité adéquates, entraînant des pertes et des malversations qui sont susceptibles de nuire au développement à long terme du pays.

S’agissant du véritable foisonnement d’ONG sur le terrain au lendemain de la catastrophe, Mortime estime que dans beaucoup de cas « il était important qu’elles se portent à l’aide d’Haïti. Cependant, leur approche n’a pas été la bonne. »

À cause de la façon désordonnée dont certaines ONG ont fourni leurs services, entraînant par-là la supplantation des institutions et des services locaux, il ajoute que « l’aide humanitaire a en réalité contribué à affaiblir l’État et les organisations locales ».

 

Promesses trahies

Des audits indépendants ont révélé que le déploiement massif d’efforts humanitaires internationaux allant d’entreprises d’aide missionnaires à des projets ponctuels de construction de logements s’est fait pratiquement sans coordination, et ce en dépit des efforts du Haut-commissariat des Nations unies pour les droits de l’homme et de l’encadrement d’un organe de coordination international, la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti coprésidée par Bill Clinton et chargée de centraliser la distribution et le déploiement des fonds pour la reconstruction.

Les « partenariats » internationaux ont périclité sous l’effet combiné de dépassements budgétaires et d’une gestion désastreuse.

Le gouvernement haïtien, quant à lui, historiquement tributaire des flux d’aide et de dette extérieure et des exportations à bas prix reste affublé d’une infrastructure et de services publics en haillons.

À l’heure qu’il est, près de 100.000 Haïtiens vivent toujours en tant que « déplacés internes », avec pour tout abri des masures bringuebalantes qui se dressent telles de tristes épitaphes aux promesses trahies.

Interrogé sur les complications qui surviennent lorsque l’argent tombe aux mains d’agences corrompues, Mortime reconnait : « Il est vrai que les structures de l’État sont extrêmement faibles » et les donateurs étrangers avaient des raisons légitimes de vouloir contourner le gouvernement.

À long terme, toutefois, il estime qu’Haïti pourra uniquement développer son autonomie si ses propres agences publiques sont investies dans la reconstruction.

Il est probable que plus de progrès auraient été accomplis dans le cadre des efforts de reconstruction si les ONG avaient privilégié la collaboration avec les institutions existantes basées en Haïti « pour aider l’État à reconstruire ses propres structures en passant par les agences du gouvernement qui étaient déjà en place pour ces objectifs spécifiques ».

Conscient de l’histoire d’Haïti en tant que république noire insurrectionnelle, Mortime croit en la durabilité des « institutions républicaines de l’État », y compris, dans l’idéal, le modèle de démocratie électorale ouverte et de gouvernement responsable pour lequel milite son groupe.

Dans le contexte actuel d’un pouvoir gangréné par la corruption, « le gouvernement lui-même ne survivra pas. Cependant l’État et ses structures constituent quelque chose de permanent. »

Confronté à une série de projets bâclés et de scandales liés à des bénéfices excessifs, le Congrès américain a récemment adopté une législation qui vise à étendre la surveillance des fonds de reconstruction de l’USAID et à améliorer la coordination avec les agences haïtiennes.

Bien que la mesure ait été saluée par les organismes de surveillance, les dommages causés par la mauvaise gestion du passé pourraient s’avérer irréversibles.

D’après le Center for Economic and Policy Research (CEPR), sur un apport de fonds total de l’USAID de 1,38 milliards de dollars depuis Washington destinés à la reconstruction, « à peine 0,9% est parvenu aux mains d’organisations haïtiennes, alors que 56,6% sont allés à des firmes basées à l’intérieur du Beltway (Washington, Virginie et Maryland) ».

USAID a, pour sa part, affirmé que les sous-traitants des firmes contractantes fédérales sont, pour la plupart, des entreprises locales et que, pour autant, la participation locale est nettement plus importante.

L’agence a cependant systématiquement refusé de divulguer des renseignements concernant les sous-traitants locaux sous prétexte de « confidentialité ».

En l’absence d’une pleine transparence, conclut le CEPR, « impossible de déterminer sur la base des informations actuellement disponibles la vraie ampleur de la participation locale dans les programmes d’aide américains ».

 

Les travailleuses paient le prix fort

Les militants haïtiens sont nombreux à reconnaître la défaillance des efforts de reconstruction mais ils considèrent aussi que ces échecs sont le fait d’un agenda international corrompu.

Dans un rapport paru récemment dans la Boston Review, Jake Johnston, chercheur auprès du CEPR, a décrit le Parc Industriel Caracol, une zone franche de production pour l’exportation financée grâce à des fonds provenant de la Clinton Foundation comme un parfait exemple d’une action humanitaire bâclée.

Les projets de construction de ports et d’infrastructures attenants « ont été minés par les retards et les dépassements budgétaires », tandis que les conditions de travail inhumaines n’ont fait que reproduire le système d’exploitation en place avant le séisme.

Et Johnston de conclure : « Un tourniquet entre les ONG, les sociétés de développement et le gouvernement des États-Unis a contribué à ancrer ce système si profondément que tout mouvement pour le changement risque de s’avérer long et difficile. »

Les femmes employées à Caracol ont payé le prix fort.

Selon un récent rapport publié par la POHDH, basé sur des sondages effectués auprès des travailleurs du parc Caracol à la fin de 2013, les femmes employées dans le secteur de l’habillement sont soumises à des « conditions extrêmement éprouvantes, une rémunération inadéquate et sont dépourvues de toute protection sociale effective ».

Qui plus est, leur représentation syndicale était minimale et elles se voyaient exposées au vol salarial et au harcèlement sexuel au travail – reflétant, par-là même, le climat général de violence sexuelle qui s’est emparé d’Haïti après le séisme.

Malgré les augmentations récentes des salaires minimums, le salaire d’une travailleuse de l’habillement se situe habituellement entre 5 et 7 USD par jour, ce qui est nettement inférieur au minimum nécessaire pour subvenir aux besoins essentiels d’une famille à Port-au-Prince.

Pour Mortime et d’autres militants en Haïti, sortir le pays du cercle vicieux de l’aide et de la pauvreté implique une remise en cause de la relation entre les droits humains et la sécurité économique.

Tant les législateurs américains que le gouvernement haïtien attirent l’attention sur la prévalence de la criminalité et du désordre et insistent sans cesse sur la nécessité d’instaurer la « sécurité » dans les rues d’Haïti.

Pour la POHDH, toutefois, la vraie sécurité participe d’un projet de gouvernance démocratique et non de la brutalité et de l’agression qui caractérisent le dispositif sécuritaire actuellement en place en Haïti.

Outre un appareil judiciaire dont la corruption est notoire, l’opération MINUSTAH de l’ONU qui a pour mission de veiller à la sécurité en Haïti continue de patrouiller les communautés haïtiennes et est largement considérée comme une force d’occupation.

Le ressentiment public va croissant alors que l’ONU continue de fermer les yeux sur les preuves accablantes du rôle joué par ses troupes dans l’introduction de l’épidémie massive de choléra en 2010 et 2011.

Une approche humaine de la sûreté publique, selon Mortime, commence par le renforcement en amont de la société civile.

La promotion de l’accès à l’éducation est fondamentale, au même titre que l’instauration d’un appareil judiciaire indépendant et d’élections transparentes, comme moyens de contrôle vis-à-vis des classes politiques dirigeantes.

Mais au-delà du maintien de l’ordre public, ajoute-t-il, « je tiens aussi à attirer l’attention sur la justice sociale. Il nous revient de créer la stabilité à l’intérieur du pays. Si nous ne réglons pas le problème de l’instabilité politique, nous ne pourrons pas résoudre les problèmes économiques et encore moins les questions sociales. »

Il semble extraordinaire qu’après avoir vu son pays être assailli par autant de désastres, d’origine humaine ou naturelle, Mortime puisse encore entretenir l’espoir de voir naître des ruines du tremblement de terre une république démocratique.

Il ne perd cependant pas de vue le fait que toute l’histoire de son pays est ancrée dans la résilience du peuple face aux vagues d’insurrections politiques et de domination coloniale.

« Nous avons payé un tribut historique pour avoir été la première république noire de l’hémisphère », dit-il.

« Nous sommes le pays le plus pauvre, certes, mais nous sommes aussi le pays qui émerveille par l’histoire de son indépendance et ça, les impérialistes ne sont pas près de nous le pardonner… Je pense que tous ces problèmes sont liés à l’impérialisme. »

 

 

Une version intégrale de cet article a initialement été publiée dans The Nation. Copyright © 2014 The Nation. Reproduction autorisée par Agence Global.