Contre la mine d’or qui menace un « Eden » forestier, les écologistes turcs se mobilisent

Contre la mine d'or qui menace un « Eden » forestier, les écologistes turcs se mobilisent

Des militants écologistes ont monté un campement qui borde un site minier proche de Kirazlı, pour protester, début août 2019, contre la déforestation et les contaminations au cyanure.

(Nick Ashdown)

Dans un salon de thé de Karaibrahimler, bourgade de la luxuriante péninsule de Biga, dans le nord-ouest de la Turquie, de jeunes défenseurs de l’environnement venus d’Istanbul et de la ville voisine de Çanakkale ont organisé, il y a quelques semaines, une rencontre avec des hommes de la communauté locale pour débattre du projet minier aurifère et argentifère de l’entreprise canadienne Alamos Gold.

Parmi les villageois présents, sept travaillent sur le site. Et ces hommes ne cachent pas leur appréhension et leur méfiance à l’idée d’être sermonnés sur les dangers environnementaux et sanitaires de la mine. L’un d’eux tourne même le dos aux militants et les supplie de le laisser en paix.

Tout près de là, une « base de loisirs » bardée d’une enseigne en lettrage doré et peinture blanche éclatante apporte une note discordante au milieu de ce paysage. Elle a été construite il y a deux ans par le sous-traitant local d’Alamos, Doğu Biga. Dans le cadre de l’étude sur l’impact environnemental, l’entreprise était tenue de rencontrer et de consulter les villageois locaux sur leurs besoins. Le chef du village, Mehmet Sezgin, explique qu’un représentant de Doğu Biga fait la ronde des villages. «  Ils ont apporté un peu d’aide au village. Quels que soient les besoins, ils donnent un coup de main. Quiconque veut un emploi en obtient un. »

Un autre homme dit qu’il touche 3.000 lires (environ 480 euros) par mois, un bon salaire pour cette région, et qu’il a aussi une assurance médicale. Ici, les villageois qui ne travaillent pas comme chauffeurs ou foreurs pour Alamos sont tous des agriculteurs.

Dans la région, malgré les retombées économiques pour certains, la polémique enfle depuis que des images de drone, diffusées fin juillet, ont montré l’étendue de la coupe claire de 500 acres de forêt réalisée dans le cadre de l’extension du projet minier. Elles ont soulevé un tollé sur les réseaux sociaux turcs, où les internautes se sont mobilisés autour des hashtags #KazdağınaDokunma (« Touche pas aux monts Kaz ») et #KazDağlarıHepimizin (« Les monts Kaz nous appartiennent à tous »).

Les militants et les écologistes font état d’environ 200.000 arbres abattus par Alamos, soit bien plus que les 45.000 autorisés par l’étude d’évaluation de l’impact environnemental. La société, quant à elle, affirme que seuls 13.000 arbres auraient été abattus, apparemment sans compter les jeunes arbres d’un diamètre inférieur à huit centimètres. Alamos affirme aussi avoir déjà planté 14.000 nouveaux arbres.

« Et si vos enfants avaient le cancer ? »

Le 5 août, des milliers de manifestants ont défilé sur le site du projet minier situé à proximité de la petite ville de Kirazlı. Ils étaient soutenus par un large éventail de groupes, allant de célébrités turques aux syndicats locaux et au gouvernement municipal de Çanakkale, ville située à une trentaine de kilomètres, dirigé par le principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (Cumhuriyet Halk Fırkası ou CHF). Des centaines de manifestants ont refusé de partir tant que le projet ne sera définitivement abandonné et campent toujours sur le site.

Comme la plupart des mines d’or, le projet de Kirazlı utilisera du cyanure pour séparer l’or du minerai à l’étape du traitement, et laissera derrière lui des résidus contenant des métaux lourds cancérigènes. Lorsque l’un des activistes soulève cette question, autour de la table, un homme répond qu’il a déjà eu un cancer, tout comme son père et sa femme. « Et si vos enfants avaient le cancer », ajoute alors l’activiste. « Je dirais eyvallah », répond le villageois, une expression courante d’acceptation ou de résignation.

Dans le campement voisin, où quelques centaines de protestataires maintiennent leurs positions, certains expriment leur frustration vis-à-vis des villageois.

« [Alamos] les embobine avec des offres d’emploi  », explique une enseignante de 38 ans de Çanakkale, qui a peur de donner son nom parce qu’elle travaille pour l’État. « Ils devraient aussi me la demander à moi, la permission [de construire la mine]. Moi aussi je vis ici.  »

Selon Pınar Bilir, l’une des organisatrices de la campagne contre la mine et présidente de l’assemblée du conseil municipal de l’environnement pour la ville de Çanakkale, l’entreprise aurait versé des « pots-de-vin indirects » pour rallier les villageois à sa cause. «  Ils ont essayé de convaincre la population locale en embauchant une poignée de villageois », explique-t-elle.

Une autre manifestante de 61 ans, native de Çanakkale, qui a également refusé de donner son nom (beaucoup craignent l’AKP, le Parti de la justice et du développement au pouvoir, qui soutient le projet et a précédemment arrêté même les critiques les plus modérés du parti), dit qu’elle ne rentrera chez elle que lorsque le projet aura été enterré pour de bon. « Nous voulons juste que vous nous débarrassiez de cette société canadienne. Nous continuerons notre campement jusqu’à la victoire. »

De zéro mine d’or à premier producteur d’or européen

Environ 75 % des sociétés minières du monde ont leur siège social au Canada et bon nombre d’entre elles ont trempé dans des scandales importants à l’étranger, en Amérique latine surtout. La réglementation de leurs activités à l’étranger se limite à une seule loi contre la corruption de fonctionnaires étrangers. « Il n’y a pas de lois sur les finances, les droits humains, [ou] la conformité aux normes environnementales  », indique Jamie Kneen de l’ONG MiningWatch Canada.

De zéro mine d’or en 2000, la Turquie est passée première productrice d’or d’Europe en 2015, en partie grâce à des réformes législatives qui facilitent grandement l’activité des entreprises étrangères dans le pays. De nombreuses entreprises étrangères ont fait leur entrée sur le marché suite à l’introduction d’une nouvelle loi minière en 2004. Cette loi a réduit les taxes et autorisé les activités dans des zones protégées jusque-là. Dans le même temps, selon l’Association des forestiers de Turquie, la Direction générale des forêts a vu ses effectifs et ses budgets se réduire.

Bien qu’Alamos, qui a n’a pas répondu aux multiples demandes d’interviews d’Equal Times, insiste sur le fait que l’utilisation du cyanure sera parfaitement sûre, les experts font état d’un niveau de risque élevé. « Il y a presque toujours des fuites. Qu’il y ait fuite ou non importe peu car il [le cyanure] finit toujours dans la nappe phréatique », explique Jamie Kneen. «  Il ne se dégrade pas de façon aussi fiable que l’industrie ne le prétend. »

L’une des raisons pour lesquelles le projet minier de Kirazlı a suscité autant d’attention tient à l’importance de cette région de la Turquie, appelée mont Kaz en turc et mont Ida en français.

« Le mont Ida occupe une place emblématique dans l’imaginaire collectif national. Emblématique, car il incarne un paradis, un Eden dans un monde de plus en plus menacé sur le plan écologique »

« Voir tout ceci menacé est profondément troublant. Rien que d’y penser, je désespère  » confie Üstün Bilgen-Reinart, un auteur turco-canadien qui a écrit plusieurs livres sur les batailles écologiques en Turquie et au Canada.

Avec leurs pins, chênes, épicéas, aulnes, sapins, châtaigniers et autres types d’arbres, les forêts d’Ida sont considérées comme le poumon de la région de Marmara, en Turquie. Réputées pour leur air pur et leur grande biodiversité, ces forêts abritent quelque 180 espèces animales et 280 espèces végétales, dont sept sont endémiques à la Turquie.

Par ailleurs, le mont Ida est proche du site de l’ancienne Troie et la montagne occupe une place centrale dans l’Iliade du poète grec Homère, qui relate la mythique guerre de Troie. Les Dieux observent les combats depuis le sommet du mont Ida et Zeus utilise son égide pour recouvrir la montagne d’un voile de nuage. Et c’est aussi de là qu’il lance ses terribles éclairs contre les ennemis troyens.

« Une frénésie de projets extractifs »

Un livre de M. Bilgen-Reinart publié en 2003 relate la lutte menée par les villageois, dans les années 1990, contre la première mine d’or de Turquie, à Bergama. La mine est finalement devenue pleinement opérationnelle en 2005, malgré un jugement de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) selon lequel elle violait le droit à un environnement sain.

« [Bergama] était considérée comme une forteresse parce que de nombreuses entreprises, bien qu’en possession de licences d’exploitation, n’ont pas osé entamer leurs opérations au vu d’une très forte résistance. Nous savions que si la résistance autour de Bergama venait à être vaincue, [les sociétés minières] s’abattraient sur le pays. Et c’est ce qu’elles ont fait », signale M. Bilgen-Reinart.

Aujourd’hui, la mine de Kirazlı n’est qu’un des nombreux projets destructeurs de l’environnement qui ont vu le jour dans le pays ces dernières années. Le gouvernement a récemment entamé dans le sud-est du pays la construction d’un énorme barrage sur le Tigre qui submergera l’ancienne ville de Hasankeyf et, avec elle, 12.000 ans d’histoire. L’immense mouvement protestataire antigouvernemental de Gezi en 2013 qui s’est étendu à tout le pays, s’opposait aussi à la transformation en centre commercial d’un parc historique dans le centre d’Istanbul.

« La Turquie est en proie à une frénésie de projets extractifs, de combustion de combustibles fossiles, de construction de centrales électriques, de transformation urbaine [et] de déforestation débridée », souligne M. Bilgen-Reinart dans un entretien avec Equal Times.

Quelque 29 projets d’exploitation aurifère ont été autorisés dans la seule région du mont Ida. Alamos elle-même a deux autres projets miniers dans les localités proches de Çamyurt et Ağıdı.

Pour les experts, les désaccords à propos du nombre d’arbres abattus font abstraction du fait que 500 acres ont été rasés et que les arbres ne sont pas la seule composante importante des forêts. « Un écosystème est la relation entre les animaux, les plantes et les éléments non vivants d’une région », explique le biologiste Güneşin Aydemir qui vit dans la ville voisine de Küçükkuyu. « La déforestation c’est bien plus que le simple fait de perdre des arbres. Nous sommes en train de perdre du sol et de perdre aussi un important puits de carbone. »

Les écologistes affirment que les forêts jouent un rôle inestimable dans la réduction du carbone et que dans le contexte de la crise climatique mondiale, chaque pays devrait planter des forêts au lieu de les abattre.

Alamos insiste sur le fait qu’elle replantera les arbres qu’elle a abattus mais selon M. Aydemir, cela ne suffira pas, loin s’en faut, à réparer les dégâts. « C’est voué à l’échec. Les forêts anciennes constituent un écosystème qui a été forgé par la nature sur des centaines d’années […]. S’ils reboisent la zone, ce ne sera pas une forêt mais une juxtaposition d’arbres. Il faudra des centaines voire des milliers d’années avant que cela ne devienne une forêt. »

Cet article a été traduit de l'anglais.