Contre la privatisation des services municipaux, les villes d’Europe innovent – l’exemple britannique

Robin Hood Energy de Nottingham est la première entreprise municipale d’électricité créée au Royaume-Uni par une collectivité locale depuis plus de 75 ans. Depuis sa création en 2015, elle fait tout pour mériter son nom de Robin des bois, fournissant de l’électricité à un prix abordable et contribuant ainsi à la lutte contre la pauvreté énergétique. Depuis, plusieurs villes britanniques ont suivi son exemple et rejoint un mouvement désormais international.

En 2015 aussi, en Écosse, des municipalités et des associations locatives se sont unies pour constituer Our Power, fournisseur sans but lucratif d’électricité verte et abordable. L’année suivante, le conseil municipal de Bristol lançait Bristol Energy, dotée des mêmes objectifs sociaux et écologiques. Sans actionnaires ni PDG aux salaires faramineux, ces sociétés peuvent faire baisser les prix et investir dans les énergies renouvelables. Toutefois, au Royaume-Uni ces initiatives sont des exceptions, tout comme le plan de remunicipalisation de l’ensemble de l’approvisionnement électrique de Londres.

« Nous sommes toujours à l’écoute des propositions visant à ramener les services publics dans le giron du secteur public ; en effet, au cours des 30 dernières années nous avons subi une déferlante de privatisations, intensifiée depuis peu, qui s’est traduit par la faillite de bon nombre de services », dit Clara Paillard, présidente du secteur de la culture pour le syndicat Public and Commercial Services (PCS), chargée des campagnes en faveur de l’action climatique et de la transition verte.

« La pauvreté énergétique et la hausse des prix de l’énergie sont le résultat du monopole détenu par une poignée de sociétés. Il est évident que ces corporations ne vont pas abandonner les combustibles fossiles pour se tourner vers une économie propre basée sur l’énergie renouvelable », affirme-t-elle.

« PCS, avec d’autres syndicats et militants, est à l’origine de la proposition one million climate jobs (un million d’emplois pour le climat), qui porte sur la propriété publique de l’énergie, du transport public et du logement ; elle est en rapport avec le programme promu par [le dirigeant du Parti travailliste, Jeremy] Corbyn, dans le cadre de la transition juste. »

John McDonnell, chancelier du cabinet fantôme britannique, a annoncé le 8 février que « le prochain gouvernement travailliste mettra fin à l’austérité et financera de manière adéquate les collectivités locales, au lieu de toujours diminuer les financements en se déresponsabilisant comme font les conservateurs. Nous pouvons récupérer les services publics, stimuler l’économie et fournir des emplois décents, acquérir et contrôler davantage tout en consolidant la démocratie locale ». Il a prononcé ces paroles à Preston, dans le Nord de l’Angleterre, ville devenue le modèle et la plateforme de lancement d’un plan économique qui redéfinit les services publics, le Community Wealth Building.

La Parti travailliste dit son intention de soutenir les services publics, y compris le National Health Service (secteur de la santé) et les chemins de fer. Il entend encourager les institutions d’ancrage telles qu’universités et hôpitaux à acheter local et à recourir aux coopératives de crédit plutôt qu’aux grandes banques.

Preston a été pionnière en la matière. Ce qui a permis au conseil municipal de ramener 200 millions de livres (280 millions USD) dans l’économie locale et de financer 1600 nouveaux emplois. L’un des piliers du Community Wealth Building est de faciliter la création de sociétés municipales d’énergie, s’inscrivant dans un processus global d’abandon de l’approvisionnement privé.

L’Allemagne en première ligne

L’Allemagne est à l’avant-garde de l’avancée mondiale vers la remunicipalisation. L’année dernière, l’Institut transnational a détaillé 835 cas dans lesquels soit les services publics tels que la gestion des déchets, l’eau ou les transports auparavant privatisés sous des formes variées (sous-traitance, partenariats public-privé, etc.) étaient revenus entre les mains du secteur public, soit les collectivités municipales ou régionales avaient constitué de nouveaux services publics locaux. Quelque 347 des ces exemples se situaient en Allemagne, dont 284 dans le secteur énergétique.

Hambourg, deuxième ville du pays, a récupéré son réseau de fourniture de gaz et d’électricité ainsi que son système de chauffage urbain à l’issue de la victoire de la campagne Our Hamburg, Our Grid (Notre ville, notre réseau) au référendum citoyen organisé en septembre 2013.

« Les mouvements sociaux ont été essentiels pour la victoire. Ce sont eux qui ont mis sur la table la question de la démocratie », explique Sören Becker, chercheur de l’Université d’Hambourg spécialisé dans l’énergie municipale. « Il y a eu une division des tâches : Friends of the Earth abordait les sujets environnementaux, de la durabilité, du climat et du revirement énergétique (Energiewende) ; le centre d’aide aux consommateurs parlait des prix et des services, et l’Église luthérienne a élargi le débat, situant l’énergie au cœur d’une société fondée sur les valeurs traditionnelles, » dit-il.

D’après Becker, le concept sous-jacent derrière le mouvement était celui de la transition vers une énergie verte : le fameux revirement énergétique ou Energiewende. Schématiquement, cette politique consiste à abandonner le nucléaire et les combustibles fossiles au profit des énergies renouvelables. Lancée dans les années 1980, elle a pris de l’ampleur en Allemagne à l’issue de la catastrophe nucléaire de Fukushima de 2011.

L’Energiewende constitue le cadre discursif de la nouvelle politique, notamment à Hambourg d’où ont démarré les plus grandes manifestations liées à l’énergie : contre l’énergie nucléaire dans les années 1970 puis contre les centrales à charbon dans les années 1990.

De retour au Royaume-Uni, c’est au cours des dernières années que la politique a commencé à basculer vers la remunicipalisation. « Je pense que l’opinion publique a toujours été en faveur de la propriété publique, mais c’est le programme électoral travailliste de Corbyn [aux élections législatives de 2017] qui a modifié la fenêtre d’Overton. Désormais, la conversation se déroule tout à fait autrement », a dit Cat Hobbs, directrice de We Own It (groupe de pression britannique en faveur des services publics) à Equal Times.

Carillion, l’une des principales sociétés britanniques de services délégués, s’est effondrée en janvier 2018. Capita est en crise. La crise financière affectant le financement des collectivités locales s’aggrave. Et tout ceci alimente le sentiment négatif de la population envers la privatisation.

« L’Institut Legatum a publié en septembre dernier les résultats d’un sondage : 83 % des personnes interrogées se sont exprimées en faveur de la reprise par le secteur public de l’eau, 77 % de celle de l’énergie et 76 %, de la renationalisation des chemins de fer. Or, il s’agit d’un observatoire politique de droite, je me demande vraiment ce qu’ils pensaient trouver », dit Hobbs.

Elle revient à la situation d’il y a cinq ans, lors de sa fondation de We Own It : « En 2013, de nombreux prestataires de services externalisés ont commencé à avoir tout faux : G4S aux Jeux olympiques ; Serco et G4S qui recevaient des paiements pour des prisonniers dont il est apparu plus tard qu’ils étaient décédés ; ATOS qui réalisait des évaluations défectueuses en vue de diminuer les prestations aux personnes handicapées. Chacun de ces scandales a reçu une couverture médiatique à l’époque, mais maintenant la conversation s’inscrit dans un nouveau contexte politique. »

La remunicipalisation comme moteur de la transition juste

Hobbs suggère que la fourniture publique au niveau municipal pourrait être le moteur d’une transition verte et juste. « Nous avons besoin d’un réseau de distribution de l’énergie qui encourage les collectivités à rechercher des solutions renouvelables et qui donne des incitations aux collectivités en travaillant avec elles afin que ces solutions se concrétisent au plus vite, alors qu’il est très difficile d’y parvenir si vous traites avec des sociétés qui ne se consacrent qu’à leur propre intérêt. »

D’après un rapport publié par l’Institut transnational, intitulé Reclaiming public services: how cities and citizens are turning back privatisation (Récupérer les services publics : comment les villes et les citoyens tournent le dos à la privatisation), l’une des principales motivations de cette nouvelle vague de déprivatisation de l’approvisionnement municipal serait la possibilité de contrer le changement climatique.

D’autres facteurs de motivation seraient les économies réalisées en termes de coûts, l’amélioration de la qualité des services, la transparence financière et la récupération de la capacité opérationnelle et de contrôle. Becker est l’auteur du chapitre sur la remunicipalisation en Allemagne, dans lequel il explique les résistances syndicales souvent rencontrées à Hambourg.

« Un problème était que les travailleurs auraient relevé d’un autre système de négociation collective. Un autre, le lien traditionnel avec le SPD [Parti social-démocrate], souvent opposé à la municipalisation », dit-il.

Becker donne l’exemple de membres de syndicats qui se sont retrouvés en porte-à-faux avec leurs représentants syndicaux et avec les principaux partis politiques. « Les membres de la base faisaient campagne, au niveau local, pour la remunicipalisation à Hambourg, » dit-il.

Nous avons demandé à Paillard quelles inquiétudes pourraient surgir face aux coopératives et à l’énergie locale qui gagnent en importance au Royaume-Uni. Elle répond :

« Nous devons nous assurer de bonnes conditions d’emploi ; il est hors de question de faire du bénéfice sur le dos de travailleurs payés au salaire minimum, avec des contrats zéro heure, privés de leurs droits du travail ».

En revanche, le plan travailliste de Community Wealth Building (restructuration des richesses au niveau local) s’était rallié les syndicats dès le départ. Becker estime que c’est indispensable : « Stratégiquement, il est impératif de faire participer les syndicats. […] La contradiction réside dans le fait que du point de vue idéologique, normalement les syndicats sont en faveur de la remunicipalisation puisque les services publics se doivent d’être accessibles, mais leur intérêt institutionnel est de protéger les travailleurs et leurs intérêts. De ce fait, au moment [de la transition] ils craignent de porter atteinte aux intérêts des travailleurs. »

Pour surmonter ce problème, il recommande de prévoir des garanties précises et de mettre en place une feuille de route concrète. « Vous devez à la fois défendre les intérêts de travailleurs particuliers et ceux de l’ensemble des travailleurs et de la population », dit-il.

Un autre obstacle s’oppose à la remunicipalisation : la résistance des entreprises. « Nous savons que les sociétés du secteur énergétique ont des intérêts particuliers qui pèsent très lourd dans la balance, et ils ne vont pas être ravis que nous reprenions le contrôle de notre approvisionnement », explique Hobbs.

C’est ce que l’on peut constater en Catalogne face à une vague de remunicipalisations du secteur de l’eau.

La Catalogne, une source d’inspiration

La ville de Terrassa, à 30 kilomètres au nord-est de Barcelone, a été le fer de lance des récents changements survenus en Espagne. Le 9 décembre 2016, le conseil municipal dirigé par Terrassa en Comú (Terrassa en commun, plateforme populaire qui contrôle la mairie) a annoncé vouloir profiter de l’échéance prochaine du contrat de l’eau, conclu 75 ans auparavant, pour remunicipaliser l’approvisionnement en eau. Mais cette décision municipale a été portée devant les tribunaux par la société privée Mina Pública de Terrassa, qui tente ainsi de conserver son monopole. De ce fait, la création d’une entreprise municipale pour l’eau a été reportée à la fin de l’année 2018.

Le conseil municipal de Terrassa, comme souvent en Espagne, est géré par une coalition de groupes populaires. Il en est ainsi du Conseil municipal de Barcelone, le plus connu, régi par Barcelona en Comú. Son programme électoral a été élaboré de manière collaborative avec les citoyens, et comportait l’objectif de reprise du système de l’eau par la mairie. Le programme a été placé en ligne juste après les élections de 2015, et une fois de plus la remunicipalisation de l’eau a reçu le soutien populaire.

Cette année, le conseil va demander à la population de renouveler son soutien, par le biais d’un référendum populaire portant sur la remunicipalisation de l’eau. « Le vote sur la remunicipalisation de l’eau nous donne du pouvoir, parce que l’appel viendra de la population plutôt que de notre parti, du coup l’opposition ne pourra pas en faire une question partisane », dit Kate Shea Bird, qui travaille avec Barcelona en Comú et a été élue au conseil exécutif du parti.

Entre temps, la Fédération syndicale européenne des services publics (FSESP) fait pression sur l’Union européenne afin que l’eau revienne dans le giron du public. Par le biais de sa campagne sur le droit à l’eau Right2Water, la FSESP exhorte la Commission européenne à établir le droit à l’eau et à l’assainissement en tant que droit humain. Cette initiative aurait comme principale conséquence de ne plus appliquer aux services de l’eau les règles du libre marché qui poussent à la privatisation.

La campagne avait pour but de galvaniser le soutien de l’opinion publique. En décembre 2013, la pétition Right2Water a recueilli près de 1,9 million de signatures, dépassant donc haut la main le million de voix nécessaire pour mettre en œuvre une initiative citoyenne européenne, qui est la manière collaborative de proposer des politiques à l’UE. Suite à cela, en février 2018, la Commission européenne a révisé la Directive sur l’eau potable.

Concrètement, cette directive signifie que l’UE demande aux pouvoirs publics nationaux de mettre en place davantage de fontaines publiques et de rendre plus sévère la réglementation concernant la qualité de l’eau du robinet.

La FSESP a dit de la proposition de Directive qu’elle « avance dans la bonne direction » tout en soulignant qu’elle « rate l’occasion de reconnaître le droit à l’eau comme un droit humain ».

Pablo Sanchez, chargé de campagne à la FSESP, a coordonné la campagne sur le droit à l’eau. Il dit à Equal Times à quel point la remunicipalisation est fondamentale en Europe pour vaincre la bataille en faveur d’un accès universel à l’eau.

« Il est d’une importance cruciale de coordonner les quatre niveaux : mondial, européen, national et régional. D’une certaine manière, la clé réside dans la municipalisation, et pas uniquement pour l’eau. On a commencé à déployer des efforts en faveur de la municipalisation il y a environ 10 ans, dans de petites collectivités locales, et petit à petit, l’élan a pris de l’ampleur. »

En Catalogne, tant Terrassa en Comú que Barcelona en Comú ont montré que même lorsque l’on a été élu avec la remunicipalisation comme programme électoral, il faut quand même une pression exercée par la population pour desserrer l’étau des entreprises privées de l’eau.

Le 22 mars 2017, des villes et collectivités locales ont rejoint cinq conseils municipaux en vue de constituer l’Association des municipalités en faveur d’une gestion publique de l’eau, dans le but de garantir un accès universel à l’eau à des prix abordables. Le lancement de ce groupe a été soutenu par une manifestation publique à laquelle ont pris part des représentants des mairies, des syndicats, des partis politiques et des organisations de la société civile.

Si Barcelone vient à suivre l’exemple de Terrassa et réussit à faire passer le service de l’eau des mains du privé au secteur public, cela pourrait stimuler d’autres villes de toute l’Europe à remunicipaliser ce service. « Si une ville de quatre millions d’habitants est capable de municipaliser l’eau et de la rendre moins chère, plus responsable socialement et plus écologique, cela prouve que le droit à l’eau en tant que droit humain n’est pas une proposition utopiste. Elle est tout à fait réalisable, pour peu que la volonté politique soit là », dit Sanchez.