Couper et censurer internet : un outil de répression de plus en plus complexe et répandu

Couper et censurer internet : un outil de répression de plus en plus complexe et répandu

In November 2019, journalists in the Srinagar region of Kashmir protested against the widespread internet blackout imposed 100 days prior by Indian authorities after the northern Indian state’s semi-autonomous status was revoked.

(Muzamil Mattoo / NurPhoto via AFP)

La censure d’internet peut prendre différentes formes. Elle se traduit généralement par une surveillance importante, notamment des lanceurs d’alertes, des journalistes, des activistes et des défenseurs des droits humains. Elle se manifeste également par la censure de sites et d’applications, comme c’est le cas en Iran, où Facebook et Twitter ne sont pas accessibles sans l’utilisation d’une clé d’accès VPN (Virtual Private Network). Au Venezuela, depuis la crise politique de janvier 2019, les coupures volontaires sont le plus souvent à visée politique, durent plusieurs heures et ont lieu à chaque fois que Juan Guaidó, l’opposant au président Nicolas Maduro, organise un discours ou une conférence.

Enfin, il y a les coupures complètes qui plongent un pays ou une région entière dans un silence numérique absolu. C’est le cas de l’Ethiopie, où les autorités militaires imposent depuis janvier un blackout à l’ouest du pays, dans la région d’Oromia, mais aussi de l’Inde et du Myanmar qui ciblent, eux, une communauté spécifique. Ainsi, suite à la révocation de l’article 370 de la Constitution qui donnait à la province du Cachemire, à majorité musulmane, son autonomie, l’Inde a coupé tout type de communication dans la province, à partir du 5 août 2019. Les autorités n’ont rétabli une connexion 2G qu’au début du mois de mars 2020. Le blackout du Myanmar quant à lui, cible les Rohingyas, la minorité musulmane du pays, depuis l’été 2019. Ces censures ciblées et discriminatoires, sont plus difficiles à surveiller et compliquent donc le travail des organisations de lutte contre la censure d’internet.

Ces organisations observent des pics de coupure d’internet au moment des élections et des manifestations : « Lorsqu’il y a coupure d’Internet, nous savons qu’il y va y avoir violations des droits de l’Homme, qu’une élection sera affectée et/ou qu’en cas de protestations, nombreux sont ceux qui vont mourir », explique Berhan Taye membre d’Access Now, une organisation de défense des droits humains dédié à l’accès à internet dans le monde, à Equal Times.

Des coupures pour dissimuler des exactions

Dans la large majorité des cas, le gouvernement qui ordonne la censure d’internet prétexte une atteinte à la sécurité nationale, mais a pour objectif d’empêcher l’organisation de toute opposition citoyenne : « Le musellement des sociétés civiles se déplace vers la sphère numérique. Certains Etats investissent dans le numérique pour empêcher l’accès à l’information et réprimer les voix dissidentes », explique Katia Roux, chargée de plaidoyer Libertés à Amnesty International à Equal Times.

Pour les régimes autoritaires, c’est aussi une manière d’effacer toute trace d’exactions : « Le black-out n’est jamais définitif, mais sert à se débarrasser des preuves et une fois le réseau à nouveau ouvert, certains corps disparus ne feront plus surface et les menaces envers la population ont un effet paralysant qui empêche la liberté d’expression », affirme Katia Roux.

Cela a été notamment le cas à l’été 2019, au Cachemire et au Soudan, où de nombreux cas de violences ont été révélés par des médias internationaux et par Amnesty International, alors que l’accès à Internet était coupé : usage de la force pour disperser les manifestants, arrestations voire torture. Au Soudan, ces violences ont été confirmées par la diffusion de vidéos une fois la connexion rétablie. Même scénario en République Islamique d’Iran, avec une coupure de dix jours en novembre 2019, suite à des manifestations contre la hausse du prix de l’essence : « En Iran, en raison de la coupure internet, il était très difficile d’avoir des informations sur ce qu’il s’est passé pendant les manifestations. Amnesty International a néanmoins pu publier des chiffres sur le nombre de personnes tuées (304, ndlr). C’est essentiel de pouvoir continuer ce travail de recherche et d’enquête pour consolider des procédures pénales (...) », explique Katia Roux.

Violation du droit à l’accès à l’information

En plus de faciliter la répression, ces coupures privent les populations d’informations essentielles : lieux à éviter, restrictions d’accès, information sur la brutalité policière… Et les isolent davantage, en les empêchant d’avoir des contacts avec leurs familles, à l’intérieur ou à l’extérieur du pays.

Dans le contexte actuel de crise sanitaire de la pandémie de la maladie à coronavirus, ce droit à l’information est d’autant plus important qu’il permet d’éduquer la population aux gestes barrières et d’éviter ainsi la propagation du virus et ce, dans des pays dont le système sanitaire serait rapidement saturé en cas de contagion importante. Au Cachemire par exemple, en raison du bas débit internet (2G), même les professionnels de santé n’ont pas accès aux informations issues d’internet et des réseaux de confrères concernant ce nouveau virus et ne peuvent donc pas être un relais pour la population : « Au Cachemire, au Myanmar, au Bangladesh et récemment en Ethiopie, le gouvernement choisit qui aura accès à cette information vitale et qui n’aura pas cet accès », s’indigne Berhan Taye, également responsable de la campagne #KeepItOn d’Access Now, qui appelle à l’arrêt des coupures internet.

La Chine, qui dispose déjà d’un système de contrôle de l’information complexe, est allée encore plus loin dans la censure pour contrer toute critique de la part des internautes, quant à la gestion de la crise.

« Des mots-clés, comme ‘Wuhan’, ont été classés sensibles et des combinaisons de mots ont été systématiquement bloquées. La stratégie des citoyens a été de remplacer un mot par un autre. Il a donc fallu développer un langage alternatif, les citoyens ont donc mis en place un code. (...) cette stratégie de contournement existait déjà. L’évolution, c’est que dans certains cas, les internautes ont même anticipé la censure », explique Katia Roux. Ils ont par exemple trouvé une alternative au mot « croix rouge » avant que la Chine ne censure le mot, précise la chargée de plaidoyer. Réduire au silence, les journalistes est aussi une manière de censurer l’information. Ainsi en Chine, le journaliste indépendante Chen Qiushi qui couvrait la crise du coronavirus a disparu depuis le 6 février. Ces proches pensent qu’il a été placé en résidence surveillée. En Iran, le journaliste Mohammad Mosaed a lui aussi été arrêté, interrogé, puis censuré pour avoir critiqué la gestion de la crise du coronavirus. En attendant son procès, ses comptes sur les réseaux sociaux ont été suspendus et il ne peut plus exercer son métier.

Effet désastreux sur l’économie

Les conséquences sanitaires de cette absence d’information, pourraient venir s’ajouter aux conséquences économiques déjà constatées dans les pays où ont eu lieu les coupures volontaires d’internet. Ainsi, l’organisation NetBlocks.org qui surveille l’état d’internet dans le monde, estime la perte à 10 millions de dollars par jour au Soudan. L’Irak est le pays le plus impacté économiquement par la coupure selon l’ONG spécialisée : pour sept jours de blackout en octobre, les pertes s’élèveraient à 864 millions d’euros. En Iran, pays déjà asphyxié par les sanctions américaines, l’ancien président de la chambre de commerce, Mohsen Jalalpour, a affirmé que la coupure du mois de novembre 2019 a coûté 1,5 milliard de dollars au pays. À cela s’ajoute la perte de confiance des consommateurs et des investisseurs à long terme, ainsi que de graves perturbations des politiques de développement.

Ce qui est préoccupant, c’est que les Etats tentent d’endiguer ces pertes économiques en complexifiant toujours plus la structure d’internet et en créant, par exemple, un « internet national » à l’instar de la Chine, et plus récemment de l’Iran.

C’est aussi le souhait de la Russie. Selon Kave Salamatian, professeur d’informatique à l’Université de Savoie, il existe plusieurs structures des réseaux : « D’une part, l’architecture à la chinoise ou nord-coréenne qui a été conçue dès le début pour être contrôlable. Ensuite, autre extrême, des opérateurs qui sont interconnectés comme c’est le cas en France (...). Enfin, vous avez, des pays qui veulent reconstruire leur architecture pour avoir plus de contrôle. (...) »

Selon lui, l’Iran a travaillé à cette restructuration du réseau depuis le Mouvement vert de 2009. Berhan Taye confirme : « En Iran, après les élections de 2009 et les protestations qui ont suivies, les autorités ont réalisé que pour étendre le nombre de coupures, ils allaient devoir séparer les institutions essentielles (banques, services financiers ou de santé, électricité) du réseau d’internet global. À partir du moment où il y a création d’un réseau différent, ils peuvent être sûrs que les institutions essentielles continueront de fonctionner même en cas de coupure (...) ce qu’ils font, c’est de s’assurer que les coupures internet pourront durer plus longtemps sans affecter leur intérêts », s’inquiète l’analyste.

Le rôle des opérateurs et des organisations de lutte contre la censure

Les opérateurs téléphoniques, qui exécutent les ordres des autorités, sont souvent montrés du doigt. Ils se défendent pourtant de toute complicité. En effet, dans le monde entier, des clauses permettent à l’Etat de couper légalement internet, notamment pour des raisons de sécurité nationale : « Le problème c’est que, quand un opérateur entre dans un espace et qu’il signe un accord avec l’Etat, il est très difficile pour lui de dire non. Car il risque de perdre sa licence. Mais cela ne veut pas dire qu’ils n’ont aucun pouvoir », explique Berhan Taye.

Les opérateurs peuvent en effet s’appuyer sur la loi et s’assurer qu’elle est bien respectée. Ainsi l’ordre de couper internet doit être légal et par écrit, ce qui n’est souvent pas le cas. Enfin, en vertu du contrat qui les lie également à leurs clients, les opérateurs ont l’obligation de les informer de toute coupure ainsi que de la durée de celle-ci…

En juin dernier, au Myanmar, l’opérateur norvégien, Télénor a prévenu les consommateurs de la coupure d’internet dans les provinces de Rakhine et Chin et a publié un communiqué dans lequel il rappelait l’importance de la liberté d’expression, même en temps de conflit : « Dès réception de la directive, Telenor Myanmar a demandé des éclaircissements sur la justification de l’arrêt et a souligné que la liberté d’expression par l’accès aux services de télécommunications devrait être maintenue à des fins humanitaires », peut-on lire sur leur site.

Au Zimbabwe, lors de la coupure de janvier 2019, suite à la protestation contre la hausse du prix de l’essence, Econet Wireless, le principal opérateur a affirmé avoir reçu l’ordre de couper internet : « Nos avocats nous ont informés que nous sommes tenus de respecter la directive en attendant la décision du tribunal sur sa légalité », a-t-il par ailleurs précisé.

Selon Berhan Taye, les opérateurs souvent « en font trop » et devraient se contenter d’appliquer stricto sensu ce qu’on leur a ordonné. « Ils ont reçu l’ordre de couper Facebook et Instagram, mais ils incluent également WhatsApp ! Pourquoi en font-ils plus que ce qui leur est demandé ? Pourtant, ils y perdent de l’argent aussi », s’étonne l’analyste.

En effet, à chaque coupure les opérateurs enregistrent des pertes importantes et mettent également en jeu leur réputation et donc la confiance des investisseurs et des consommateurs. C’est notamment pour cela que, de plus en plus, les organisations de défense des droits humains poursuivent en justice les opérateurs, en même temps que les gouvernements.

Qu’elles aboutissent ou pas, les procédures judiciaires permettent de sensibiliser le monde à ces atteintes aux droits humains et de dénoncer les atteintes à la liberté : « La justice internationale est complexe, les procédures sont longues, mais cela reste un levier important. C’est un signal qui dit : ‘Attention, le monde vous regarde’, cela met la pression et c’est important de pouvoir la maintenir. Ne pas le faire serait envoyer message dangereux qui risque d’encourager l’impunité », affirme Katia Roux.

À mesure que les coupures d’internet et la censure numérique se développent, le nombre de procès augmentent également. Ces procès sont généralement portés par des organisations issues de la société civile et ne sont pas sans risques pour les avocats indépendants, qui peuvent recevoir des menaces. Les organisations de lutte contre la censure regrettent le peu d’armes en leur possession : « Nos armes sont nos voix, pour raconter l’histoire de ces peuples qui sont touchés par une situation totalement arbitraire », conclut Berhan Taye.

This article has been translated from French.