Crimes contre l’humanité : le président chilien et d’autres hauts responsables pourraient passer devant la Cour pénale internationale

Crimes contre l'humanité : le président chilien et d'autres hauts responsables pourraient passer devant la Cour pénale internationale

In this picture taken on 3 January 2020 in the Chilean capital city of Santiago de Chile, a protester carries an effigy of the Chilean president Sebastián Piñera in prison garb with bloody hands, while another protester chants “Chile woke up!”

(AFP/Claudio Reyes)

Au 3 décembre 2019, le nombre de personnes ayant signalé avoir subi des blessures graves du globe oculaire lors des manifestations massives pour un Chili plus juste, s’élevait à 345. Les tirs de balles en caoutchouc visaient les manifestants au visage et étaient de nature délibérée et systématique. Ils provenaient des Carabineros de Chile (la police nationale chilienne). Le bilan des blessés communiqué par l’Institut national des droits de l’homme (INDH) n’a cessé de s’alourdir avec le temps, signe de l’instruction « militaire » à laquelle sont soumis les policiers chiliens, une entité qui doit être « profondément réformée », selon diverses institutions de défense des droits humains.

Les rapports émanant d’organisations nationales et internationales telles que Human Rights Watch, Amnesty International et le Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) sont catégoriques et accablants au regard des violations des droits humains au Chili. L’usage de la force contre la population civile par les Carabineros et les forces militaires pendant l’« état d’urgence » décrété au lendemain des manifestations de 2019 – des faits dont les plus hautes autorités du pays avaient pleinement connaissance –, a été disproportionné et reste à ce jour impuni.

Selon les organisations des droits humains, la violence généralisée touche des milliers de personnes. Les bilans font état de plus de 15.000 arrestations et 11.000 blessés au cours des trois premières semaines de mobilisations sociales ; outre des témoignages de viols, d’enlèvements et de tortures, ainsi que des cas de décès.

Malgré le nombre et la gravité des actes signalés, le fait que des milliers d’affaires aient été classées sans suite laisse présager que les auteurs de ces crimes ne seront pas jugés et que les victimes ne recevront aucune réparation.

Pendant ce temps, dans les coulisses présidentielles, auxquels nous avons eu accès, le bruit court selon lequel l’une des principales préoccupations de Miguel Juan Sebastián Piñera Echeñique serait d’être jugé par un tribunal international pour les violations systématiques des droits humains commises sous son mandat.

Les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles

« Piñera a été impliqué dans de nombreuses procédures judiciaires se rapportant, dans la plupart des cas, à des crimes économiques. Cependant, il est aujourd’hui confronté à un type d’accusation très différent dont il ne pourra pas se dépêtrer comme le font habituellement les personnes qui jouissent d’un pouvoir économique dans un pays comme le Chili – que ce soit en passant un simple coup de fil, en faisant jouer leurs réseaux d’influence ou ceux de leurs partisans, voire en pesant sur les milieux d’affaires ou politiques auprès desquels ils ont de l’influence », a indiqué le procureur Mauricio Daza qui, avec le sénateur et président de la Commission des droits de l’homme du Sénat, Alejandro Navarro, et d’autres acteurs (mobilisés sous le mot d’ordre « Nunca más » ou « plus jamais ça »), ont initié des démarches visant à traduire le président Piñera en justice.

Pendant la « flambée sociale », selon l’analyse de M. Daza, « les forces de police ont mené une répression qui n’a pas seulement consisté en des crimes isolés contre la population civile, mais qui, selon nous, a également constitué un crime contre l’humanité puisque nous avons assisté à une attaque généralisée et systématique par les forces de police elles-mêmes contre une population civile. Et ce, dans un contexte où les responsables politiques, pourtant au courant des faits, se sont abstenus d’intervenir pour mettre un terme à la répression. Nous sommes confrontés à une situation bien plus grave que les attaques individuelles, [de fait] il y avait un véritable schéma de conduite derrière l’action de la police », explique le procureur.

Les actions des Carabineros, qui tirent en visant délibérément les manifestants au visage, ne se sont pas seulement produites à Santiago du Chili, mais se sont répétées dans d’autres capitales régionales telles que Valparaiso, où la police a agi de manière similaire et avec une violence excessive contre la population.

Aux allégations de torture et de viol s’ajoutent des décès survenus dans des circonstances qui n’ont pas été élucidées.

« D’après ce que j’ai pu observer jusqu’à présent, il semble exister une forte possibilité de voir se vérifier la thèse d’une action systématique préméditée de la part d’un organisme d’État. Dans quel cas il pourrait être question d’un crime contre l’humanité », a affirmé le juge Baltasar Garzón en réponse à une question de l’auteur du présent article.

Les citoyens face à la terreur

Le 19 octobre, alors que le couvre-feu n’avait pas encore été décrété à Iquique (la capitale du nord), le manifestant Juan Francisco Alarcón a été torturé par des civils et des membres de l’armée de la sixième division d’Iquique, non loin du lieu-dit « Casa Pinochet ».

Dans un entretien avec Equal Times, le jeune homme a déclaré avoir été « plaqué au sol, séquestré et conduit à l’intérieur de l’enceinte militaire via une voie d’accès de l’hôtel Granaderos ».

« Pendant ma détention, j’ai été soumis à différents types de torture. Asphyxie, coups de crosse, simulacres de peloton d’exécution, roulette russe, décharges électriques aux jambes, coups portés aux parties génitales, dénudation suivie de tabassage, le tout photographié ; ils voulaient aussi conserver des preuves de mes tatouages et menaçaient constamment de me tuer, ainsi que ma famille, en répétant sans cesse que tout cela m’arrivait parce que j’“avais déconné” ». Les humiliations et les coups se sont succédé jusqu’à ce qu’il perde connaissance, se souvient-il.

Au 19 novembre, le parquet faisait état de 26 enquêtes concernant des cas de « personnes décédées lors des manifestations sociales ». M. Alarcón a survécu. Pendant l’enquête – toujours en cours – les personnes suivantes ont été identifiées parmi le personnel militaire en poste dans la caserne le 19 octobre : les caporaux Samuel Valenzuela Garrido et Carlos Ernesto Barraza Tapia, ainsi que Jorge Luis Bascuñan Molina et José Manuel Díaz Grandón, qui pourraient être reconnus responsables de faits de torture, de traitements cruels et inhumains, suivant les conclusions de l’enquête.

« Il n’est pas rare de nos jours de voir la justice chilienne se présenter sous deux visages [ou opérer à deux vitesses] : l’une criminalisant la pauvreté et celles et ceux d’entre nous qui luttons pour un pays plus juste et équitable, et qui est [en l’occurrence] extrêmement expéditive – malgré l’absence de preuves convaincantes, et souvent fondée sur des montages – pour procurer à la population un sentiment d’ “ordre et de contrôle”, un sentiment de gouvernance forcée, fallacieux et malencontreux ; et l’autre se caractérisant par sa lenteur, son incompétence, son inefficacité et son classisme à l’heure de juger les responsables de l’État qui foulent aux pieds les droits humains », confie M. Alarcón, pensif.

« Comme sous la dictature de Pinochet, nous dépendons du soutien et de la stature formidable du juge Garzón et de la Commission chilienne des droits de l’homme pour pouvoir dénoncer au niveau international la violence politique de l’État et le préjudice systématique causé à la population chilienne », conclut M. Alarcón.

Soulèvement populaire

Le réveil des citoyens chiliens a pris la forme d’un soulèvement populaire contre le système en place, contre le régime établi, d’héritage dictatorial, qui, de l’avis des Chiliens, perpétue les inégalités et viole leurs droits dans de nombreux aspects de la vie quotidienne, du logement à la santé et à l’éducation (dans un pays où plus de la moitié des travailleurs gagnent moins de 500 USD – 412 euros – par mois).

Les manifestations au Chili visaient la dignité et comportaient une forte composante de civilité politique. Au cours de ces mobilisations, le peuple a clairement indiqué, par le biais de l’art, des médias, des affiches et des proclamations, que s’il était descendu dans la rue, c’était en quête d’un changement de fond.

Alors que Piñera proclamait « nous sommes en guerre », tous les soirs au coucher du soleil, le peuple faisait tinter ses casseroles et ses poêles en signe de mécontentement.

Dans un entretien avec Equal Times, le porte-parole de l’association des familles et des proches des personnes assassinées au Chili, Juan Rocco, a indiqué que « le soulèvement populaire qui s’est produit au Chili a mis à nu les institutions et mis en exergue les contradictions en leur sein, en particulier dans le système judiciaire, où l’on a pu constater le degré d’impunité qui prévaut autour des crimes perpétrés par les agents de l’État, la torture et les viols, notamment. Il existe en effet un bouclier institutionnel pour les criminels, même dans les cas les plus emblématiques de la révolte, comme ceux de Gustavo Gatica, Jorge Mora, ou Fabiola Campillai, pour ne citer qu’eux ».

Justice et condamnations, pour que « ça n’arrive plus jamais » ...

« Que Sebastián Piñera est un criminel ne fait aucun doute, et il ne s’efforce d’ailleurs pas de le démentir. Au lendemain matin du meurtre de Jorge Mora, on le voyait à la télévision féliciter les Carabineros pour leur intervention lors des manifestations. Il y a des responsabilités politiques, une chaîne de commandements qui part du pouvoir exécutif et ils doivent payer pour cela. Piñera, [Andrés] Chadwick et [Gonzalo] Blumel doivent être jugés », insiste Juan Rocco.

La procédure judiciaire engagée au Chili par le procureur Mauricio Daza vise non seulement Sebastián Piñera, mais aussi ses ex-ministres Blumel et Chadwick, ainsi que l’ancien chef des Carabineros, le général Mario Rozas, notamment.

M. Daza nous éclaire sur le fondement de la procédure : « Le Statut de Rome définit une responsabilité directe en ce qui concerne le pouvoir civil, en établissant que l’autorité civile, les chefs militaires ou ceux qui agissent effectivement en tant que tels sont pénalement responsables dès lors qu’ils savaient que ces attaques étaient commises et n’ont pas pris de mesures efficaces pour les empêcher. »

« Les dispositifs de protection des assassins sont ancrés dans le système institutionnel, or vu la connotation que celui-ci revêt aujourd’hui, ils constituent de fait une garantie d’impunité pour la commission de violations des droits humains dans notre pays », précise M. Rocco.

En février 2020, on dénombrait 445 cas de blessures aux yeux causées par des tirs de balles en caoutchouc, résultant des procédés peu scrupuleux déployés de façon persistante par les Carabineros. Et bien que la fréquence de tels incidents ait progressivement diminué en raison de la pandémie de covid-19 et de la « démobilisation » des citoyens suite à la déclaration de l’état d’urgence, les violations des droits humains n’ont pas cessé pour autant.

La décision de traduire le président Piñera et ses collaborateurs civils, militaires et policiers devant la Cour pénale internationale a commencé à prendre forme en janvier 2020, lors de la visite de Baltasar Garzón au Chili, où il était invité dans le cadre du Forum latino-américain des droits de l’homme.

L’un des principaux arguments invoqués pour justifier l’intervention de la Cour pénale internationale est le classement de quelque 3.050 dossiers de violations de droits humains qui devaient faire l’objet d’une enquête du parquet chilien et qui se rapportent aux manifestations qui ont eu lieu depuis octobre 2019.

Pour éviter l’impunité, la Commission chilienne des droits de l’homme et le juge Baltasar Garzón ont décidé d’engager un recours devant la CPI, où ils font valoir ce qui suit : « Il convient de rappeler que les faits illicites dont mention, prévus et sanctionnés aux termes de l’article 7 du Statut de Rome, ratifié par l’État chilien le 29 juin 2009, sont frauduleusement qualifiés et instruits au Chili comme des crimes ordinaires, dans le but délibéré, d’une part, de les soustraire à la juridiction de la Cour pénale internationale et, d’autre part, de préparer les conditions permettant leur impunité ultérieure par un recours éventuel à la prescription, ou par l’application d’éventuelles grâces, amnisties ou lois de Point final. »

Le recours a finalement été envoyé à La Haye (Pays-Bas) le 29 avril par la Fondation internationale Baltasar Garzón, la Commission chilienne des droits de l’homme, l’Association américaine de juristes et le Centro di Ricerca ed Elaborazione per la Democrazia (CRED). Il faut s’attendre à ce que cette procédure s’inscrive dans la durée, dans la mesure où la CPI doit d’abord se prononcer sur la recevabilité du recours.

L’initiative qui répond au double mot d’ordre de la justice et du « plus jamais ça », pourrait également établir un précédent pour les violences policières dénoncées depuis début mai en Colombie (sous le mandat présidentiel d’Iván Duque Márquez) à l’encontre de centaines de citoyens, suivant un schéma similaire à celui du Chili en termes de disproportion et de violation des droits humains.

This article has been translated from Spanish.