Crimes de guerre en Syrie : vers un début de justice pour les victimes ?

Crimes de guerre en Syrie : vers un début de justice pour les victimes ?

Syrian lawyer Anwar al-Bunni, photographed here in Berlin in 2017, is working with the European Center for Constitutional and Human Rights (ECCHR) to gather evidence and testimonies regarding the involvement of leaders of Bashar al-Assad’s regime in torture and war crimes and to bring them before the German courts.

(Michael Kappeler/dpa/Alamy Live News)
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Anwar al-Bunni ne cache pas sa joie depuis que la justice allemande a condamné, le 24 février 2021, Eyad al-Gharib, un ex-agent des services de renseignement syrien à quatre ans et demi de prison, pour « complicité de crimes contre l’humanité ». « C’est un verdict historique. Je suis heureux, non pas à cause de la condamnation de cet individu, mais parce que la juge a énoncé de manière très claire qu’il était un rouage d’une politique d’État ayant recours à la torture généralisée et systématique. Le nom de Bachar el-Assad a été prononcé cinq fois dans le verdict », explique l’avocat syrien de 62 ans qui a lui-même témoigné à la Haute Cour de Coblence, en Rhénanie-Palatinat.

Eyad-al-Gharib a été reconnu coupable d’avoir participé à l’arrestation à l’automne 2011 d’au moins 30 manifestants à Douma, dans la banlieue de Damas et à leur transfert vers la Branche 251, l’un des nombreux centres de détention du régime. Eyad al-Gharib est le premier des deux accusés à comparaître à Coblence. Le second, le colonel Anwar Raslan, considéré comme un « gros poisson » – il a été jusqu’à l’automne 2012 le responsable des investigations de la Branche 251 – connaîtra lui sa sentence à la fin de l’année.

Eyad al-Gharib n’est pas le premier membre du régime à être jugé pour des crimes commis en Syrie. En septembre 2017, un soldat du régime avait déjà été condamné en Suède à huit mois de prison pour « atteinte à la dignité humaine » comme crime de guerre, pour avoir fièrement posé sur une photo où on le voyait le pied sur une pile de cadavres. La qualification de crime contre l’humanité n’avait pas été retenue. Dans son verdict, la juge est même remontée jusqu’aux années 1970, lorsque Hafez el-Assad, le père de Bachar, avait utilisé les services secrets comme instrument de pouvoir, affirmant que « Bachar el-Assad a pris le contrôle de ces structures, surtout à partir de 2011 pour intimider et annihiler l’opposition ».

Des tribunaux nationaux plutôt qu’un tribunal international

L’Allemagne et la Suède ont pu juger ces accusés en vertu du principe de la compétence universelle qui permet de poursuivre les auteurs des crimes les plus graves quels que soient leur nationalité et l’endroit où les crimes ont été commis. Ce concept juridique a été très médiatisé depuis l’arrestation spectaculaire, en 1998 à Londres, de l’ancien dictateur chilien, Augusto Pinochet, sous le chef d’inculpation de torture.

« Ce mécanisme a été largement utilisé en Espagne et en Belgique, mais à la suite de nombreuses pressions diplomatiques, il a été discrédité, notamment parce qu’il a été accusé de ne viser que des acteurs non-occidentaux. La compétence universelle fait son retour depuis plusieurs années, mais plus encadrée qu’à ses débuts », affirme Wolfgang Kaleck, secrétaire général de l’ONG du Centre européen des droits constitutionnels et des droits de l’homme (ECCHR, en anglais).

La présence d’un très grand nombre de réfugiés syriens en Allemagne et en Suède (environ 800.000) a aussi donné une légitimité pour juger des suspects. « La présence de nombreuses victimes syriennes qui peuvent témoigner et déposer des plaintes devant les juridictions européennes est un facteur majeur qui a permis le développement de la compétence universelle concernant la Syrie », affirme l’avocat Al-Moutassim al-Kilani, qui coordonne une équipe d’enquêteurs qui travaillent sur les crimes syriens au Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression (SCM), basé à Paris.

« La dynamique de la justice universelle en Europe pour les crimes commis en Syrie s’est vraiment accélérée en 2013-2014, quand il est devenu clair qu’une juridiction internationale ne serait pas créée », soutient Clémence Bectarte, avocate à la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH).

La Cour pénale internationale (CPI) n’a en effet pas pu être saisie, Damas n’ayant pas ratifié le Statut de Rome qui a créé l’institution de La Haye. La seule solution pour saisir la CPI était une saisine par le Conseil de sécurité de l’ONU. En mai 2014, la France a soumis une résolution en ce sens, mais la Russie et la Chine ont opposé leur veto.

Ces quatre dernières années, au moins une vingtaine de procès ont eu lieu contre des personnes accusées de crimes commis en Syrie, dans plusieurs pays européens, où des dizaines d’enquêtes sont encore en cours. « Davantage de membres de groupes d’opposition ont été jugés jusqu’ici. Il n’existe pas beaucoup d’officiels de haut rang qui se sont réfugiés en Europe. Les défections ont eu lieu pendant les trois premières années du conflit, quand le régime était en difficulté, mais pas depuis que l’armée syrienne a repris l’avantage militaire depuis 2015 », explique Nerma Jelacic, directrice des relations extérieures de CIJA (La Commission pour la justice internationale et la responsabilité), une ONG dont l’objectif est d’instruire des crimes en Syrie.

Un premier pas sur le long chemin pour juger les hauts responsables

Certains Syriens ont toutefois exprimé leur frustration à l’issue du procès de Coblence, dans la mesure où Eyad el-Gharib n’était qu’un responsable du bas de l’échelle. « Il a déserté et a été condamné sur son propre témoignage lors de sa demande d’asile, sans savoir qu’il serait par la suite arrêté. Le verdict est un premier pas vers la fin de l’impunité, mais ne remplace pas un procès contre Bachar el-Assad ou de hauts responsables. Ce sont eux qu’il faut juger », affirme Sedra Ali Alshehabi, une jeune Syrienne de 18 ans dont le père a été arrêté en décembre 2012, et n’a plus donné signe de vie depuis.

Pour viser les hauts responsables des crimes en Syrie, les ONG syriennes soutenues par des ONG européennes comme l’ECCHR ont aussi monté des dossiers juridiques contre eux, même s’ils ne se trouvent pas sur le territoire européen.

La conception large de la compétence universelle en Allemagne et en Suède permet en effet de lancer des poursuites contre des personnes qui ne sont pas dans le pays.

Depuis quatre ans, près d’une centaine de réfugiés, épaulés par l’ECCHR ont ainsi déposé des plaintes contre des hauts dignitaires syriens en Allemagne, en Autriche, en Norvège et en France. Une stratégie qui peut aboutir à délivrer des mandats d’arrêts suivis de demandes d’extradition, comme cela s’est produit en 2019 quand l’Allemagne a demandé au Liban d’extrader Jamil Hassan, chef des renseignements des forces aériennes syriennes, alors présent au pays du Cèdre pour recevoir des soins.

En France, ce type de plaintes n’est pas déposé au nom de la « compétence universelle », mais de la compétence extraterritoriale. C’est la double nationalité d’une des victimes qui autorise dans ce cas à lancer des poursuites. « La France ne permet d’utiliser la compétence universelle que si la personne sur laquelle porte la plainte réside habituellement sur le territoire », précise Clémence Bectarte. C’est à ce titre que plusieurs mandats d’arrêt ont été émis en novembre 2018 contre trois hauts responsables syriens dans l’affaire Dabbagh, où deux Franco-Syriens ont été arrêtés en novembre 2013.

Plus récemment, c’est encore au nom de la compétence extraterritoriale qu’une plainte a été déposée par trois ONG à Paris, le 1er mars 2021, pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre. S’appuyant sur une vingtaine de témoignages, elle vise deux séries d’attaques chimiques commises dans la banlieue de Damas en 2013. La même plainte avait été déposée quelques mois plutôt devant le Parquet fédéral de Karlsruhe en Allemagne.

Une tâche d’enquête colossale pour des centaines d’activistes

La plupart du temps, ces enquêtes sont extrêmement complexes et nécessitent des moyens dont ne disposent pas les juridictions nationales, même lorsqu’elles sont dotées d’unités d’enquête spécialisées. Un tel nombre de procès serait impossible sans l’investissement considérable de centaines d’activistes syriens et d’ONG qui cherchent des preuves, les recoupent et construisent des dossiers juridiques.

Anwar al-Bunni est l’un des « chasseurs de tortionnaires syriens » les plus connus. « Nous avons rassemblé les témoignages de douze victimes d’Anwar Raslan qui ont témoigné devant le tribunal allemand, ce qui a été crucial dans le procès », affirme l’avocat. « Depuis l’ouverture du procès de Coblence il y a un an, les familles sont encouragées à témoigner. Mon téléphone n’arrête pas de sonner », s’exclame l’avocat syrien, qui a emprisonné pendant cinq ans en Syrie.

Dans la quête et l’analyse de preuves, la Commission pour la justice internationale et la responsabilité (CIJA, en anglais) joue un rôle capital. La mission de cet organisme privé consiste à reconstituer la chaîne de commandement ayant abouti aux crimes, ce qui est le plus souvent difficile à prouver devant un tribunal. Elle se focalise sur les haut-gradés. L’ONG est allée collecter dès l’été 2011 un nombre de documents dans les zones qui avaient été libérées du régime syrien. Elle a été créée par le Canadien Bill Wiley, un ancien enquêteur des tribunaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda.

« Depuis une vingtaine d’années, de nombreuses juridictions internationales ont échoué à condamner des donneurs d’ordre par manque de preuves matérielles les reliant directement à leurs subordonnés qui avaient commis les exactions. Nous avons voulu combler ce manque », explique Nerma Jelacic, du CIJA.

L’ONG a collecté 1,3 million de documents en Syrie, grâce à un réseau de 26 enquêteurs sur place. « En 2020, nous avons reçu 37 requêtes de services de police issus de treize pays européens, la demande ne cesse de croître », détaille Mme Jelacic. La CIJA a d’ailleurs joué un rôle important à Coblence. Elle a pu fournir deux documents avec la signature du colonel démontrant qu’il était en charge des investigations dans la Branche 251 et 285. « Nous avons aussi produit à la Cour un document officiel d’avril 2011 demandant aux branches sécuritaires d’utiliser la violence contre les manifestants », poursuit la juriste.

Enfin, hormis les juridictions nationales, et face à l’impossibilité de créer une juridiction internationale, une solution alternative a été trouvée par l’Assemblée générale de l’ONU. Cette dernière a voté en décembre 2016 la création d’un « Mécanisme international, impartial et indépendant » (MII), chargé de faciliter les enquêtes sur les crimes graves commis en Syrie. Le mécanisme est en mesure de collecter des preuves, d’en faire une analyse juridique, d’établir des dossiers et de les transmettre à des juridictions nationales au titre de la compétence universelle.

« Ce mécanisme veut être le principal centre d’archives de preuves sur les crimes commis en Syrie. Il pourrait être très utile si un jour un tribunal ad hoc était créé », explique Joël Hubrecht, responsable du programme justice pénale internationale et justice transitionnelle à l’Institut des hautes études sur la justice (IHEJ).

« Il existe une documentation foisonnante sur le conflit syrien, et le MII évitera la dispersion des enquêtes portant sur les mêmes crimes. Il dispose aussi de plus de moyens que les ONG en ayant recours à des analyses par intelligence artificielle, ce qui lui permet de faire un travail de recoupement parmi la masse immense des documents », poursuit Joël Hubrecht.

Dix ans après la révolution syrienne, alors que le régime baathiste tente d’imposer une réécriture du conflit où il se pose en victime, la justice est là pour rappeler que les crimes commis en Syrie ne resteront pas impunis.

This article has been translated from French.