« Cyber-réfugiés », répression et peine de mort – L’escalade du conflit linguistique au Cameroun

« Cyber-réfugiés », répression et peine de mort – L'escalade du conflit linguistique au Cameroun

A young man in Bamenda, a major city in one of two anglophone regions in Cameroon that have experienced protests and repression in recent months.

(Jake Lyell/Alamy)
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Alors que les fans de foot aux quatre coins du monde célébraient la victoire camerounaise à la finale de la Coupe d’Afrique des nations, le 5 février dernier, la minorité anglophone du Cameroun, qui représente approximativement 20% de la population, avait peu de raisons de se réjouir.

Elle subit, en effet, depuis un mois, un black-out total des réseaux internet que les habitants des deux régions à minorité anglophone affectées voient comme une tentative flagrante du gouvernement de museler la dissidence, après plusieurs mois de manifestations massives, de grèves et de troubles.

Bien que la plupart des Camerounais parlent aussi au moins une des 240 langues locales du pays, le français et l’anglais sont les langues officielles du pays et les francophones constituent la majorité de la population.

Nonobstant, les Anglophones des régions du Nord-ouest et du Sud-ouest du pays représentent approximativement 20% de la population totale du Cameroun, actuellement estimée à 23 millions d’habitants.

Les Anglophones se sont depuis longtemps sentis discriminés par le gouvernement central, dominé par les Francophones : Ils sont fortement sous-représentés aux postes-clés du pouvoir et se plaignent d’être traités comme des citoyens de seconde catégorie dans leur propre pays, sans parler de la déchéance qu’ils subissent au plan économique.

La situation s’est envenimée en novembre 2016, quand plus de 100 personnes furent arrêtées et au moins six personnes tuées dans la ville de Bamenda, Région du Nord-ouest, à l’issue de manifestations dénonçant la dominance de la langue française dans les écoles et tribunaux anglophones. S’ensuivirent des arrestations en masse et des allégations de brutalité policière aggravées, de détentions illégales et de torture.

Trois militants politiques anglophones ont été traduits en justice récemment pour leur participation à ces mouvements contestataires. L’avocat Nkongho Felix Agbor Balla et le professeur d’université Fontem Aforteka’a Neba – tous deux des leaders du Cameroon Anglophone Civil Society Consortium, qui soutient un retour au système fédéral à deux États et a récemment été déclaré illégal par le gouvernement, au même titre que le Southern Cameroons National Council, qui soutient la sécession -, et le leader du mouvement contestataire Mancho Bibixy, sont appelés à répondre de chefs multiples dont insurrection, incitation aux hostilités contre l’État, terrorisme, incitation à la sécession et propagation de fausses informations. S’ils sont déclarés coupables, ils risquent la peine de mort.

 

« Cyber-réfugiés »

Pendant ce temps, des millions de Camerounais continuent d’être privés d’accès au réseau internet, une situation que David Kaye, le Rapporteur spécial des Nations unies sur la liberté d’expression décrit comme « une terrible violation de leur droit à la liberté d’expression » et une atteinte au droit international.

Face à cette situation, les habitants des régions affectées – en particulier, les entrepreneurs et les étudiants – ont dû recourir à toutes sortes de subterfuges pour contourner le blocus.
Notamment l’exode des internautes vers d’autres parties du pays où le réseau reste actif, comme la capitale Yaoundé, la capitale commerciale Douala ou la capitale de la Région de l’Ouest, Bafoussam. D’autres encore optent pour des villes plus proches situées de l’autre côté de la frontière avec le Nigeria.

Des experts de la technopole du Cameroun, à Buea, une ville de la Région du Sud-ouest parfois surnommée Silicon Mountain – décrivent ces personnes comme des « cyber-réfugiés » ou des « réfugiés du net ».

« Ce blackout sur internet est sans précédent et insupportable », affirme Rolence Achia, un étudiant en ingénierie des systèmes de télécommunications de l’Université de Buea, dans un entretien avec Equal Times. Beaucoup de banques sont fermées, les distributeurs de billets sont hors service, les commerces ont été contraints de fermer et la plupart des travailleurs se retrouvent au chômage technique, sans rémunération.

Une gestionnaire de communauté qui a demandé à garder l’anonymat raconte comment, pour pouvoir se connecter au réseau, elle est désormais obligée d’entreprendre un trajet dangereux. « Une fois par semaine, je risque ma vie en empruntant la route meurtrière entre Kumba et Douala [tristement célèbre pour ses accidents de la route] seulement pour pouvoir me connecter. Je suis une réfugiée dans mon propre pays », dit-elle, indignée.

L’air abattu, Neba Kitts, un étudiant anglophone qui approche la vingtaine, arrive à Ekok, une petite bourgade sur la frontière entre le Cameroun et le Nigéria. Il vient de Bamenda. Il nous dit qu’il veut rejoindre la ville d’Ikom, au Nigéria, à environ une heure de route de la frontière, où il pourra reprendre ses cours en ligne. « Je n’ai aucunement l’intention de retourner au Cameroun tant que l’internet n’aura pas été rétabli », confie Kitts à Equal Times avant de monter à bord de l’autocar en partance pour Ikom.

Selon les agents de l’immigration à Ekok, une cinquantaine de personnes, majoritairement des jeunes, traversent chaque jour la frontière nigériane en quête d’une connexion internet.
Mais malgré le succès de la campagne #BringBackOurInternet, le gouvernement camerounais soutient qu’il a bloqué l’accès à internet par souci de préserver la paix sociale et qu’il ne rétablira pas le réseau tant que les troubles sociaux en cours n’auront cessé.

 

Le « problème anglophone »

L’origine du soi-disant « problème anglophone » camerounais remonte à l’ère coloniale. Après l’annexion par l’Allemagne de ce qui deviendrait, en 1884, le Kamerun, trois décennies plus tard, le territoire fut divisé entre la Grande-Bretagne et la France, à la sortie de la Première Guerre mondiale. En 1961, une République fédérale réunifiée du Cameroun vit le jour, qui au fil des onze années suivantes serait gouvernée sous forme d’un système fédéral à deux États. Depuis 1972, le Cameroun est dirigé par un État unitaire centralisé qui, selon les Anglophones, privilégie nettement la majorité francophone.

Parmi les principaux griefs figurent l’affectation d’enseignants francophones dans des écoles anglophones et l’empiètement du système judiciaire français sur les parties anglophones du pays. En octobre 2016, plus de 1000 avocats sont partis en grève pour dénoncer la nomination de magistrats formés sous le système francophone et qui, de ce fait, ne maitrisent pas le droit-commun anglo-saxon, outre la non-disponibilité de textes de loi en anglais.

Fin novembre, les magistrats ont été rejoints par les enseignants anglophones, qui ont lancé un mot d’ordre de grève indéfinie. Un grand nombre de syndicats des enseignants anglophones – dont la Teachers’ Association of Cameroon et le Cameroon Teachers’ Trade Union – se sont mobilisés contre l’harmonisation insidieuse des deux systèmes éducatifs autonomes du pays. Une manœuvre que les enseignants anglophones dénoncent comme une tentative tacite d’asphyxier l’enseignement en langue anglaise au Cameroun.

Asong Ndifor, membre de l’équipe de rédaction du seul quotidien camerounais en langue anglaise, le Guardian Post, décrit le problème linguistique comme une « bombe à retardement » sur le point d’exploser. Mais au lieu de désamorcer la bombe par la voie de la diplomatie, la réponse du gouvernement du président Paul Biya – lui-même au pouvoir depuis 1982 – s’est bornée au recours à la répression.

Depuis octobre, des centaines de protestataires et activistes anglophones ont été arrêtés, parmi eux le juge de la Cour Suprême et président du parti d’opposition Popular Action Party (PAP), Ayah Paul Abine, le correspondant de la BBC, Randy Joe Sa’ah, et le reporter du Guardian Post, Amos Fofung.

L’un des avocats qui assure la défense d’Agbor Balla dans le procès en cours, dont les enjeux sont considérables, a informé Deutsche Welle que les prévenus ont à répondre de chefs d’accusation forgés de toutes pièces.

« Vous pouvez clairement voir qu’il s’agit dans chacun des cas de charges hyper-politiques, autrement dit vous n’avez aucune chance, aucune », a déclaré l’avocate Alice Nkomn.

Charles Achaleke Taku, un avocat renommé des droits humains internationaux, lui-même originaire du Cameroun, a indiqué lors d’un entretien avec Equal Times : « Les chefs d’accusation factices introduits contre l’avocat Nkongho Felix Agbor Balla et les autres au tribunal militaire de Yaoundé constituent une atteinte au droit international. Le Droit international interdit que des civils soient traduits en cour martiale. »

Dans le même temps, plusieurs organisations des droits humains comme Amnesty International, l’Association du Barreau africain, Reporters sans frontières et le Comité pour la protection des journalistes ont dénoncé les violations des droits humains, la répression de la liberté de presse et d’expression, ainsi que les arrestations et détentions illégales.

 

Vers un règlement

Au milieu des tensions croissantes, le 1er décembre 2016, le gouvernement a mis sur pied une Commission interministérielle ad hoc chargée d’examiner les griefs des enseignants et de proposer des solutions à la crise plus large. Jusqu’à présent, ces efforts sont restés vains.

Les manifestations et les boycotts se poursuivent tous les lundis et mardis dans les régions anglophones ; le 11 février – qui marque l’anniversaire du plébiscite qui a conduit à l’avènement de la République fédérale du Cameroun, en 1961 – un mouvement de grève étendu – « ville fantôme » - a été observé, cependant au moins quatre personnes ont trouvé la mort à Ndop, à seulement 45 kilomètres de Bamenda, quand des heurts ont éclaté entre la population civile et l’armée.

Préalablement à son arrestation, Agbor Balla menait une campagne en faveur du rétablissement du système fédéral à deux États en tant que solution à la crise. Cette proposition a, toutefois, été vivement décriée par le président Biya dans son discours à la nation, prononcé à la fin de l’année. « Le Cameroun est un et indivisible », avait alors proclamé Biya, avant d’ajouter que nulle tentative d’altération de la configuration actuelle du Cameroun ne serait tolérée, même si le référendum du 20 mai 1972, qui a donné naissance au Cameroun moderne, reste fortement controversé.

Les usagers des réseaux de téléphonie mobile ont reçu des messages du ministère des Postes et des Télécommunications contenant des avertissements on ne peut plus clair en ce sens : « Cher usager, Vous encourez de 6 mois à 2 ans d’emprisonnement et entre 5 et 10 millions [entre 8.200 et 16.400 USD] d’amendes en cas de publication ou de diffusion sur les réseaux sociaux d’informations que vous ne seriez pas en mesure de prouver. MINPOSTEL », disait l’un de ces messages.

Mwalimu George Ngwane, un activiste renommé de la société civile et expert en règlement de conflits au Cameroun a indiqué, dans un entretien avec Equal Times, qu’en tant que premier pas vers une solution à l’actuelle crise, le président Biya devrait ordonner la libération immédiate de toutes les personnes arrêtées et détenues.

Ngwane, qui avait mené campagne en faveur de la création de la Commission pour la promotion du bilinguisme mise sur pied récemment par le président Biya, a aussi lancé un appel en faveur d’une médiation accrue entre le gouvernement, les leaders anglophones, les autorités traditionnelles et les dirigeants syndicaux. « Un dialogue national contribuera au processus de guérison », a-t-il conclu dans son entretien avec Equal Times.