Dans l’attente des barbares, la Suisse s’adonne à l’apartheid

 

« Ah non, celui-là est trop cher ! Il est inutile que je vous le montre, c’est au-dessus de vos moyens ! »

C’est ce qu’a répondu la vendeuse d’une boutique huppée de Zurich à une Afro-américaine stupéfaite, qui demandait à voir de plus près le sac à main Tom Ford qu’elle avait l’intention d’acheter.

Cette cliente aurait très bien pu être une gouvernante. Pour le malheur de la vendeuse, il s’agissait en fait de la millionnaire Oprah Winfrey. Oups.

Le récit de cet incident s’est propagé comme une traînée de poudre, jetant le discrédit non seulement sur les propriétaires du magasin mais aussi sur le gouvernement suisse.

La nouvelle a coïncidé avec les premières diffusions de rapports faisant état de l’introduction en Suisse de nouvelles lois de type « apartheid », destinées à limiter la liberté de circulation des demandeurs d’asile.

L’accès à 32 sites spécifiques, parmi lesquels des aires de jeux pour enfants, des piscines, des dispensaires et même des maisons de retraite a ainsi été interdit aux 150 réfugiés originaires de pays comme l’Érythrée, le Tibet ou le Soudan, que la ville de Bremgarten hébergeait dans les locaux d’une ancienne caserne militaire.

Bien que les porte-parole du gouvernement aient insisté sur le fait que la « zone d’exclusion » portait uniquement sur un petit nombre de sites, les termes qu’ils ont employés pour défendre cette nouvelle politique étaient très significatifs.

Ainsi, Raymond Tellenbach, maire de Bremgarten a-t-il déclaré : « Pour des raisons de sécurité, nous avons décidé de restreindre l’accès à ces zones afin de prévenir tout risque de conflit, mais aussi et surtout pour mettre un terme à la consommation de drogue ».

« Nous ne sommes pas inhumains », a-t-il ajouté lors de l’entretien qu’il a accordé à l’hebdomadaire allemand Der Spiegel.

Comme l’explique le chef de l’Office fédéral des migrations, Mario Gattiker, « il s’agit de faire en sorte que les terrains de foot ou les piscines ne fassent pas l’objet d’une irruption simultanée de 50 demandeurs d’asile », ce qui apparemment pourrait conduire à des « frictions et à des ressentiments ».

Ces règles sont conçues « pour répondre aux préoccupations du public », a-t-il ajouté.

 

Un message réactionnaire

C’est précisément cette déférence à l’égard des « préoccupations du public » qui pose problème.

Si les Suisses sont angoissés par les comportements criminels attribués aux étrangers, le travail du gouvernement est de mettre ces étrangers en prison, et non de les naturaliser ni d’encourager leur intégration.

Telle est la logique de ces déclarations. Les demandeurs d’asile ne viennent pas en Suisse pour y chercher refuge, mais pour y enfreindre la loi.

C’est un message extrêmement réactionnaire qui est ainsi adressé. Il concorde en tous points avec les divers stéréotypes qui poursuivent les migrants dans toute l’Europe.

La complaisance des Suisses, comme celle de leurs voisins, notamment en France et Autriche rend ces messages plus faciles à détecter, mais non moins préoccupants.

Prenons par exemple la préoccupation liée au problème de la drogue.

Les étrangers sont-ils par essence davantage prédisposés à consommer des substances psychotropes illicites, ou à en faire le commerce ?

Les peurs ainsi projetées sur les étrangers sont tout à fait classiques : elles concernent typiquement la perte de contrôle que pourrait provoquer en nous l’exposition à des cultures et à des identités « autres ».

Le vocabulaire de l’invasion et de la contamination est une composante cruciale de cette fantasmagorie.

D’où les craintes suscitées par la proximité physique (dans le cadre d’activités sportives) auxquelles fait allusion la deuxième citation.

Les exemples fournis ne sauraient décrire plus clairement les types d’angoisse qui alimentent le racisme.

Il s’agit d’exemples caractéristiques, qui se réfèrent typiquement à des endroits et des sites perçus comme propices à de tels drames.

L’article du Der Spiegel prend soin de noter que ce n’est pas la première fois que la Suisse impose de telles restrictions aux déplacements des réfugiés.

En 2012, anticipant la décision de Bremgarten, la ville d’Eigenthal avait déjà interdit aux réfugiés non accompagnés l’accès aux piscines municipales. La situation ne fait qu’empirer.

Au moment où paraissait l’article du Der Spiegel (8 août 2013), les fonctionnaires de la municipalité d’Alpnach (village de 6 000 habitants) venaient de rédiger un règlement interdisant aux demandeurs d’asile de s’aventurer dans la forêt.

 

Précédent angoissant

Ici encore, un simple examen des sites envisagés pour constituer les « zones d’exclusion » nous renseigne davantage sur la psychologie des Suisses et sur leur xénophobie que sur les réfugiés eux-mêmes ou leurs soi-disant pathologies criminelles.

En vérité, il s’agit d’une attitude extrêmement narcissique, de telles réglementations visant davantage à rassurer qu’à affronter la réalité de l’existence de l’« autre », au-delà du constat de sa présence.

Pour les défenseurs de l’égalité culturelle et raciale, de telles réglementations constituent évidemment un précédent angoissant.

Dès lors que le gouvernement suisse entend interdire la libre circulation des demandeurs d’asile, ne pourrait-il pas être tenté de réglementer par la suite les déplacements des immigrés en situation régulière, puis ceux des minorités nationales ?

Compte tenu des origines ethniques et religieuses des demandeurs d’asile concernés, il y a lieu de s’inquiéter. Surtout si l’on considère la tournure qu’ont prise depuis quelques années en Suisse les campagnes menées contre les musulmans par les mouvements de droite.

Rappelons l’interdiction prononcée en 2009 par le gouvernement suisse d’édifier de nouveaux minarets dans le pays.

Lors d’un référendum lancé par l’Union démocratique du Centre (UDC, parti d’extrême-droite) en vue d’endiguer la progression de la charia, 57 % des votants se sont prononcés en faveur de cette interdiction (allant ainsi à l’encontre des souhaits du gouvernement, d’après la BBC).

Désormais, la fonction des mosquées doit demeurer invisible, autrement dit, aucun signe matériel ne doit permettre de les distinguer en tant que telles.

On n’était déjà pas si loin de l’interdiction des espaces publics aux migrants.

Il s’agit aujourd’hui de cacher les migrants, comme on a voulu rendre l’islam invisible.

Dès lors que les lieux de culte musulmans sont hors de notre champ de vision, nous finissons par ne plus trop penser à cette religion, et c’est aussi ce qui pourrait nous conduire à condamner le port du foulard. Il en va de même pour l’accès aux piscines municipales. Le point commun de ces attitudes est la ségrégation, sinon culturelle, du moins physique.

D’où la réaction impulsive de contester à une femme noire le droit d’acheter un sac à main de marque.

Même si ce sac avait été effectivement au-dessus de ses moyens, le seul fait d’empêcher Oprah d’envisager un tel achat revenait à lui dire que l’accès au luxe et à la caste supérieure était réservé aux Européens blancs.

Cela équivaut à réglementer l’accès des migrants aux différents quartiers de la ville ou à dissimuler les lieux de culte musulman.

Le raisonnement sous-jacent est en effet le même à chaque fois, et se traduit concrètement par des actes.

On pourrait certes rétorquer que les Suisses ne font qu’exprimer les craintes d’un pays qui, comme le reste de l’Europe, devra nécessairement se réconcilier avec une immigration de masse.

Cette évolution est peut-être écrite d’avance. Mais notre manière de la gérer ne l’est pas.

Tant que la législation ou les politiques publiques ne seront pas animées par un esprit et des principes d’équité, la diversité ne sera qu’une nouvelle manière de désigner une hiérarchisation sociale. C’est ce qu’on appelle l’apartheid.