Dans les cultures maraîchères du sud de l’Europe, une main d’œuvre migrante paie le prix de nos fruits bon marché

Dans les cultures maraîchères du sud de l'Europe, une main d'œuvre migrante paie le prix de nos fruits bon marché

Migration, specifically of undocumented migrants and those hired in their country of origin but without legal residence, translates into a cheap and flexible pool of labour. In this 2019 photograph, a group of migrant workers talk in front of the greenhouses where they work, in Almeria, south-east Spain.

(AFP/Benjamin Mengelle/Hans Lucas/Hans Lucas)

La région de Huelva abritait jadis des cultures de céréales, des oliveraies et des arbres fruitiers, mais depuis les années 1980 c’est un paysage monotone de serres qui règne, symbole de la transformation de l’Espagne en l’un des principaux producteurs et exportateurs mondiaux de fruits rouges. À l’heure actuelle, les producteurs de fraises emploient surtout des femmes ; depuis le milieu des années 2000, elles sont de plus en plus nombreuses à être des migrantes.

À chaque saison de récolte, de février à juin, ce secteur requiert le travail de 100.000 personnes. Certaines sont des travailleuses saisonnières locales, d’autres sont des femmes marocaines embauchées à la source grâce à des programmes organisés par l’organisation patronale du secteur de la fraise en coopération avec les autorités espagnoles et marocaines, mais également des migrantes et migrants venus de pays tels que le Sénégal, qui survivent dans des bidonvilles comme ceux de Lepe et Palos de la Frontera.

Début 2020, le rapporteur spécial sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, Philip Alston, a visité ces implantations et s’est déclaré « épouvanté » par ce qu’il y avait découvert : « Ils vivent comme des animaux ». Les milliers de personnes qui habitent dans ces taudis de Huelva n’ont pas accès à l’électricité, à l’eau, ni à un quelconque service public, y compris le ramassage des ordures ; et elles subissent toutes sortes de chantages et d’abus.

Comme a pu le constater Equal Times lors de sa visite au bidonville de Palos de la Frontera, les producteurs de fraises font payer aux travailleurs 1,5 euro chaque palette servant à bâtir leurs taudis. L’ensemble des matériaux nécessaires pour construire une cabane coûte entre 300 et 500 euros, qui partent souvent en fumée, puisque les incendies sont fréquents, provoqués par la précarité des conditions de vie dans les bidonvilles et par la négligence des institutions.

Les travailleurs qui habitent dans ces bidonvilles sont souvent tenus de payer pour acheter un contrat de travail leur permettant d’obtenir la carte de séjour tant convoitée, et même pour s’inscrire à la mairie.

Par ailleurs, beaucoup de ces migrants, une fois passée la saison des fraises, prennent la voie du nomadisme pour se rendre dans les serres espagnoles d’Almería et de Lleida ou même en France.

Les travailleuses journalières embauchées à la source ne sont pas à l’abri d’abus de tout ordre : elles sont nombreuses à s’être endettées pour payer leur voyage jusqu’à Huelva, mais une fois sur place, elles prestent un nombre d’heures inférieur à ce qui était convenu, et donc gagnent moins. Elles sont logées sur place, à plusieurs kilomètres du village et leur isolement favorise les abus ; le loyer leur est fréquemment décompté du salaire, même si c’est illégal.

La longue liste de griefs s’est vue attestée par l’équipe de juristes de la Brigade d’observation féministe qui a visité les exploitations agricoles de Huelva au mois de mai dernier ; leur rapport juridique signale la « violation constante et flagrante » non seulement des droits du travail essentiels, mais également « des droits fondamentaux à la dignité de la personne, à l’intégrité physique et morale ainsi que des droits de réunion et de liberté syndicale ».

En 2018, plusieurs travailleuses temporaires marocaines avaient dénoncé les abus sexuels répétés et appelé le mouvement féministe alors en pleine ébullition à les soutenir. Trois ans plus tard, l’association Jornaleras de Huelva en Lucha (Journalières de Huelva en lutte, JHL) s’est constituée, sous l’égide d’Ana Pinto et Najat Bassit.

Ana Pinto, journalière autochtone, et Najat Bassit, Marocaine, sont devenues les figures emblématiques d’une lutte qui a fédéré un grand nombre de femmes ; celles-ci préfèrent rester anonymes parce qu’elles savent qu’à Huelva, quiconque parle s’expose à des représailles (habituellement 3 jours sans travail ni salaire) voire à la perte de leur emploi dans les cultures.

Dans la pratique, JHL fonctionne comme un syndicat, compte tenu de la faible représentation syndicale dans la région. « Notre lutte est traversée par de nombreuses problématiques : les abus sexuels et au travail, les discours de haine qui ont insufflé un caractère antiraciste à notre lutte, sans compter les problèmes écologiques, parce que la monoculture de fruits rouges dans les mégaserres est en train d’assécher nos ressources hydriques et commence à affecter les aquifères de Doñana ; certaines études mettent en garde contre la poursuite de ces pratiques agricoles parce que nous ne pourrons plus irriguer ni même avoir de l’eau potable », prévient Ana Pinto.

Les abus sont devenus la norme dans les cultures de l’Europe entière

À Huelva, mais aussi dans d’autres zones agricoles du sud de l’Europe, les phénomènes d’abus et de surexploitation sont devenus la norme plutôt que l’exception, comme le révèle le rapport de l’organisation italienne Terra! E(U)xploitation (disponible en anglais). Cette étude conclut à la généralisation d’abus tels que le travail à la tâche, formellement interdit, mais courant sur le terrain, ainsi que différentes formes de « travail au gris », comme la non-déclaration de l’ensemble des journées effectivement travaillées. C’est ainsi que le secteur agricole compense les augmentations du salaire minimum interprofessionnel survenues récemment en Espagne et qui avaient grandement préoccupé les employeurs du secteur agroindustriel.

La journaliste Mariangela Paone, co-autrice de la recherche, a fait part à Equal Times de son point de vue : « Malgré les différences dues aux législations, il y a globalement de nombreuses similitudes dans la situation des travailleuses et travailleurs de Huelva, Almería, Murcia, du sud de l’Italie ou de la Grèce ». Dans la province espagnole de Murcie, les agences d’intérim servent d’intermédiaires, ce qui évite aux entreprises de payer les cotisations à la sécurité sociale, au détriment de la main-d’œuvre qui devient précaire. En Italie, les réseaux informels d’embauche, le dénommé « caporalato », demeure très étendu, en particulier dans le sud du pays. En Grèce, dans la région fraisière de Manolada, il arrive souvent que les travailleurs ne touchent que 24 euros environ pour une journée complète de travail. Les conclusions du rapport sont accablantes : l’exploitation et le recrutement illégal sont prédominants dans les fermes du sud de l’Europe.

Les lois sur les étrangers favorisent la généralisation de ces abus. « C’est tout d’abord au travail agricole qu’a recours la personne en situation administrative irrégulière. Les obstacles à la régularisation sont tellement nombreux que [ces personnes] sont le maillon le plus faible, le plus sujet aux chantages, celui qui ne peut rien demander. Un jour ils trouvent un travail ici, le lendemain ce sera ailleurs, et jamais ils n’ont la certitude d’être payés », explique Mme Paone.

« Il est évident que la loi sur les étrangers doit être modifiée : lorsque des milliers de personnes ne disposent d’aucune protection [parce qu’elles sont en situation irrégulière], il se crée une réserve de main d’œuvre qui ne portera pas plainte car elle risque l’expulsion », ajoute la journaliste.

La migration (en particulier des sans-papiers et des personnes embauchées à la source mais sans statut de résidence) contribue à la constitution d’une réserve de main d’œuvre bon marché et flexible, qui assume en outre la fonction de discipliner les travailleuses locales :

« Si tu protestes au travail, si tu revendiques tes droits, on te dit : « Si ça ne te plaît pas, tu n’as qu’à partir, je n’ai qu’à piocher dans les 3.000 personnes prêtes à travailler pour moitié moins cher », raconte Ana Pinto. « Voilà comment ils ont nourri la confrontation, en développant le discours de haine ». Le fait est que dans les villages comme Lepe, dans la province de Huelva, les positions d’extrême droite qui attisent la xénophobie et le racisme, à l’instar de Vox, sont devenues majoritaires.

Vraisemblablement, la demande en main d’œuvre flexible dans l’agriculture européenne est liée aux lois restrictives sur les étrangers. L’anthropologue Alicia Reigada, dont la thèse de doctorat porte sur la situation des travailleuses temporaires de Huelva, estime qu’il y a lieu de parler d’un « racisme institutionnel » qui « favorise l’exclusion et le racisme » en créant cette catégorie de migrant illégal exposé à toute sorte d’abus. C’est pourquoi le système frontalier européen requiert des « transformations structurelles et pas seulement des correctifs qui ne remettent pas en cause le modèle ».

Des solutions complexes pour résoudre les problèmes structurels

« L’embauche à la source est d’une grande utilité pour le secteur », déclare Mme Reigada. Le système frontalier pourvoit aux besoins du secteur en main d’œuvre bon marché ; il s’inscrit dans le contexte des chaînes mondiales dont la valeur est accaparée par une poignée de grandes multinationales.

Sur les trois grandes phases de l’industrie agroalimentaire (recherche, production, distribution), les entrepreneurs locaux ne contrôlent que la seconde. En ce qui concerne la fraise en Espagne, ce sont les laboratoires de Californie et de Floride qui contrôlent pour une large part le maillon de l’innovation ; à l’autre bout de la chaîne, les grands distributeurs contrôlent les prix, les formats et les normes de qualité grâce à leur pourvoir oligopolistique : six grands groupes, avec à leur tête Mercadona, Carrefour et Lidl, contrôlent 55 % de la distribution de l’ensemble des produits alimentaires en Espagne.

Dans ces conditions, asphyxiés entre les prix croissants exigés par les laboratoires pour les intrants et les prix de plus en plus dérisoires pratiqués par les distributeurs, les entrepreneurs locaux assurent leur rentabilité aux dépens d’une main d’œuvre qui travaille dans des conditions de plus en plus misérables.

Si les problèmes sont structurels, les solutions doivent intégrer cette complexité. Mariangela Paone rappelle qu’il faudrait que le système d’inspection du travail soit déployé au niveau européen : « Le système de contrôle doit être européen, puisque le problème concerne toute l’Europe. Sinon, le problème semble être local. On pourrait parvenir à éviter les abus à Huelva, mais ceux-ci seront transplantés en Grèce ».

Que faire en tant que consommateurs ? Les Journalières de Huelva en lutte rejettent le boycott des consommateurs, parce que s’il n’est pas accompagné d’autres mesures, le seul boycott des fraises de Huelva ne résout pas leurs problèmes et peut même les aggraver, en mettant les journalières au chômage. Des mutations bien plus profondes sont nécessaires : « Il faut transformer progressivement le modèle agroindustriel en un modèle qui préserve l’équilibre avec les écosystèmes locaux », résume Alicia Reigada.

This article has been translated from Spanish by Silvia Mendez