Dans les usines de Taïwan, les ouvriers migrants discriminés par les mesures contre une nouvelle flambée de contaminations au coronavirus

Dans les usines de Taïwan, les ouvriers migrants discriminés par les mesures contre une nouvelle flambée de contaminations au coronavirus

Des équipes désinfectent divers lieux, y compris les transports publics, en réponse à une recrudescence des cas de Covid-19 dans le pays et des décès associés, à Taipei, à Taïwan, le 31 mai 2021.

(Ceng Shou Yi/NurPhoto)

Taïwan est peut-être en train de tourner la page de sa pire vague de Covid-19 depuis le début de la pandémie, mais les travailleurs migrants sont toujours confrontés à des mesures draconiennes de confinement que les défenseurs des droits humains qualifient de « discriminatoires ». Entre la mi-mai et la mi-juillet, plus de 14.000 personnes ont été infectées par le coronavirus à Taïwan, alors que le nombre total de cas ne s’était élevé qu’à 1.199, depuis le début de la pandémie, soit sur la période entre février 2020 et mai 2021. Cette vague de contaminations a été particulièrement grave dans certains des dortoirs qui abritent des salariés d’Asie du Sud-Est travaillant pour plusieurs entreprises technologiques basées dans le comté de Miaoli.

En guise de réponse, le gouvernement local a interdit aux travailleurs migrants de sortir, sauf pour se rendre au travail, entre le 7 et 28 juin. Étant donné que ces règles ne s’appliquaient pas au reste de la population, les défenseurs des droits humains ont condamné ces mesures qui, selon eux, mettent en évidence la façon dont le gouvernement taïwanais néglige les travailleurs migrants dans les usines et a créé, depuis trois décennies, une société à deux vitesses légalement instituée grâce au système des intermédiaires en main-d’œuvre du pays.

Taïwan, premier fournisseur mondial de microprocesseurs informatiques, dépend fortement des travailleurs étrangers pour répondre à la demande croissante en produits électroniques grand public, dans un contexte de pénurie mondiale de semi-conducteurs. Pourtant, alors que ces travailleurs constituent l’épine dorsale de l’économie taïwanaise, leurs droits et leur dignité passent souvent au second plan, derrière les bénéfices des entreprises.

Des dizaines de milliers de travailleurs ont fait l’objet d’un ordre de confinement pendant près d’un mois à compter du début du mois de juin et parmi la douzaine de travailleurs techniques migrants avec lesquels Equal Times s’est entretenu pour cet article, certains sont toujours soumis à des ordres de confinement liés à la Covid, et ce, même si les « clusters » d’infection parmi les travailleurs migrants ont reculé depuis le début du mois de juillet.

Regina*, une employée philippine travaillant dans une usine de fabrication de puces pour ASE, le plus grand fabricant mondial de packaging et de testing de microprocesseurs, partage une chambre exiguë équipée de six lits superposés avec 11 autres travailleurs à Zhongli, dans le nord-ouest de Taïwan. Les valises et les effets personnels y sont empilés et des vêtements sont étendus à sécher dans la pièce. Elle indique à Equal Times que pendant 30 jours, entre le 7 juin et le 6 juillet, elle n’avait pas le droit de sortir de son dortoir, sauf pour aller travailler. Elle devait être de retour à son dortoir dans l’heure qui suivait la fin de son quart de travail.

« On se sent comme des prisonniers. C’est comme si l’entreprise contrôlait tous les aspects de notre vie », explique Regina, qui a été interviewée par Equal Times alors qu’elle était encore sous le coup de restrictions, désormais levées.

Dans son entreprise, comme dans beaucoup d’autres, des gardes de sécurité sont postés aux entrées de son usine et de son dortoir et les travailleurs doivent présenter leur badge d’entreprise pour y entrer ou en sortir.

Elle déclare qu’ASE a non seulement restreint la circulation des travailleurs étrangers dans les usines, mais que l’entreprise a également limité la nourriture qu’ils pouvaient manger et les a même obligés à faire la lessive à certaines heures. « C’est vraiment oppressant », s’afflige Regina. « C’est injuste que les travailleurs taïwanais ne soient pas tenus de respecter toutes ces règles », estime-t-elle. Jusqu’à présent, aucun travailleur migrant d’ASE n’a contracté la Covid-19.

Dans le respect de la réglementation en vigueur pour l’épidémie ?

Avec environ 6.000 employés migrants à travers Taïwan, l’entreprise ASE a annoncé qu’elle allait restreindre les mouvements des travailleurs de l’usine à partir du 7 juin, ostensiblement pour protéger les travailleurs d’une nouvelle exposition au virus. Selon un document interne consulté par Equal Times, tout travailleur qui enfreindrait ces règles serait sanctionné par un blâme (trois blâmes étant passibles d’un licenciement). Avant l’annonce, l’entreprise avait ordonné à des centaines de travailleurs migrants de quitter leurs logements de location privés pour s’installer dans des logements d’entreprise partagés, ce qui porte à environ 3.000 le nombre total de résidents répartis entre deux dortoirs.

Un porte-parole d’ASE a déclaré à Equal Times que tout en comprenant que les mesures de sécurité de l’entreprise aient pu causer une certaine anxiété parmi les travailleurs, l’entreprise ne faisait que suivre les réglementations épidémiques imposées par le gouvernement. « Nous reconnaissons la contribution significative que nos employés migrants apportent au succès de l’entreprise et de l’économie taïwanaise », a déclaré l’entreprise dans un communiqué rédigé le 1er juillet, soulignant qu’elle cherchait à apaiser les inquiétudes des travailleurs migrants en leur apportant un soutien financier.

Taïwan compte au total plus de 711.000 travailleurs migrants, principalement originaires des Philippines, d’Indonésie, du Vietnam et de Thaïlande. Les travailleurs migrants représentent 8 % de la population active du pays et plus de 60 % d’entre eux travaillent dans le secteur industriel, notamment dans l’industrie des puces électroniques.

Pendant, et immédiatement après, la pire vague de contamination de Taïwan, certains employeurs auraient eu recours à des tactiques d’intimidation pour amener les travailleurs migrants à se conformer aux règles strictes de l’entreprise. Ils auraient notamment annoncé aux travailleurs qu’ils seraient incinérés à Taïwan s’ils mouraient des suites de la Covid-19, au lieu d’être rapatriés dans leur pays pour y être enterrés, ou encore qu’ils seraient financièrement responsables des frais engagés s’ils étaient infectés par le virus.

« Cette politique forçant les gens à rester dans leur dortoir est très discriminatoire », déclare Wu Jing-ru, directrice générale de l’association des travailleurs étrangers de Taïwan. « Les travailleurs migrants, essentiels pour l’économie de Taïwan, sont perçus comme une simple force de travail et non comme des êtres humains. Pendant cette période des plus actives pour ces entreprises d’électronique, elles ne souhaitaient pas arrêter leurs opérations. »

Le ministère du Travail a d’abord répondu aux mesures de confinement ciblées des employeurs par le mutisme avant d’annoncer, fin juin, que tout employeur qui prive les travailleurs migrants de leur liberté de mouvement ou menace d’entraver leur capacité à exercer leurs droits se rendra coupable d’une infraction vis-à-vis du droit pénal du pays. Néanmoins, à ce jour, aucune autorité ou entreprise n’a été sanctionnée pour avoir agi de la sorte.

Les entreprises du secteur des technologies ne sont toutefois pas les seules à avoir commis des infractions à l’égard des travailleurs migrants. Le 7 juin, après l’apparition des premières infections groupées dans les dortoirs des travailleurs migrants du parc scientifique de Jhunan, dans le comté de Miaoli (un parc qui compte environ 15.000 travailleurs étrangers), le préfet de ce comté, M. Hsu Yao-chang, a ordonné un « confinement dans les dortoirs ».

Lorsque les travailleurs migrants et les groupes de défense des droits humains se sont plaints que les ordonnances ne réduisaient la liberté de mouvement que d’un seul groupe de travailleurs, M. Hsu a déclaré lors d’une conférence de presse : « Vous avez été testé positif et vous êtes même mort à cause du virus. Pourquoi parler des droits humains maintenant ? »

Mesures de quarantaine et de prévention de la Covid-19 peu sûres

KYEC, un important fournisseur de semi-conducteurs pour des entreprises technologiques de renommée mondiale telles qu’Apple et Intel, est l’endroit où s’est produite la première et la plus importante flambée de Covid-19 chez les travailleurs étrangers, avec plus de 340 travailleurs infectés. L’entreprise a confiné les travailleurs migrants de son usine de Miaoli dans leurs dortoirs en dehors des heures de travail et a imposé des méthodes de quarantaine contestables du point de vue épidémiologique.

Kathy*, une travailleuse de KYEC, déclare avoir été mise en quarantaine début juin dans une chambre où des collègues infectés par la Covid-19 avaient séjourné juste avant qu’elle et ses autres collègues n’y emménagent.

« Les chambres étaient sales et mal désinfectées, et mes collègues ont même trouvé des masques usagés dans leurs chambres », déclare-t-elle. « J’étais mentalement et physiquement au bout du rouleau à cause de cette expérience, car je ne savais pas ce qui allait m’arriver après. Si quelqu’un présente un test positif, toutes les personnes présentes dans la même chambre sont retirées du dortoir [et mises en quarantaine] », explique Kathy. « La politique de l’entreprise est très injuste. »

Lors d’un entretien téléphonique avec Equal Times, un représentant de KYEC a admis que des erreurs avaient été commises dans la précipitation entourant la réponse au virus dont la propagation était très rapide. « Mais ces problèmes ont été résolus. Les travailleurs qui ont été placés en quarantaine reprennent progressivement le travail et les mesures de l’entreprise suivent désormais les mesures de confinement souples adoptées à l’échelle nationale. »

Pour le père Joy Tajonera, un prêtre qui défend les droits des travailleurs migrants depuis plus de 20 ans, la pandémie n’a fait que révéler un problème qui existait déjà. « Le problème n’est pas la Covid-19. Le problème est que le gouvernement permet au système des intermédiaires de perdurer à Taïwan », explique M. Tajonera.

Depuis 1989, année où Taïwan a ouvert son marché de l’emploi aux travailleurs étrangers, le système d’intermédiation à deux niveaux du pays permet aux employeurs des usines de sous-traiter à des travailleurs migrants et de leur fournir les services requis, tels que des hébergements et des traducteurs. Dans la plupart des cas, les intermédiaires ne facturent que très peu de frais aux employeurs, voire aucuns frais du tout ; ils facturent plutôt des frais de service de 1.500 à 1.800 dollars taïwanais (environ 45,30 à 54,40 euros ou 53,40 à 64 dollars US) par mois aux travailleurs migrants.

Pourtant, lorsque les travailleurs ont besoin d’aide pour améliorer leurs conditions de vie ou défendre leurs droits au travail, les courtiers sont souvent aux abonnés absents. « C’est un véritable système de contrôle. Le gouvernement devrait davantage assumer la responsabilité de protéger les droits fondamentaux des travailleurs migrants. », déclare M. Tajonera.

L’agence des centres taïwanais de contrôle des maladies (CDC) déclare n’avoir jamais interdit aux migrants de sortir et avoir fait de gros efforts pour lutter contre la propagation du virus au sein des communautés de migrants. « Les travailleurs migrants ont quitté leur ville natale pour contribuer à la prospérité économique de Taïwan. Le peuple taïwanais leur a toujours été reconnaissant et ne fait pas de discrimination à l’encontre des travailleurs migrants au motif de leurs infections », a déclaré le CDC dans un communiqué à Equal Times.

En date du 29 juillet, Taïwan avait enregistré 15.637 cas confirmés de coronavirus, dont 787 décès. Le CDC a déclaré que les « clusters » d’infections chez les travailleurs migrants sont maintenant sous contrôle et presque éradiqués. Le succès relatif de Taïwan dans la lutte contre le coronavirus peut être attribué à ses mesures décisives et rapides, mais les défenseurs des droits humains soulignent qu’il est illégal et immoral d’appliquer des mesures aussi strictes à un seul segment de la population. Même si le gouvernement nie avoir pris des mesures ciblées de confinement à l’égard des travailleurs migrants, cela n’a pas empêché les autorités et les entreprises qui les ont adoptées de le faire.

Cet article a été traduit de l'anglais par Charles Katsidonis

*Regina et Kathy sont des noms d’emprunt.