Dans les usines du Myanmar, les travailleurs face à la violence militaire, la répression antisyndicale et la détérioration de leurs conditions de travail

Dans les usines du Myanmar, les travailleurs face à la violence militaire, la répression antisyndicale et la détérioration de leurs conditions de travail

Protesters stand behind makeshift shields during a demonstration against the military coup in Yangon, Myanmar, on 1 March 2021.

(NurPhoto via AFP/Myat Thu Kyaw)

Pour Thurein Aung, travailleur de l’habillement et militant syndical, sa sécurité lors de son trajet d’une heure à moto pour se rendre au travail à Yangon dépend en grande partie des affrontements qui ont eu lieu les jours précédents. Lorsque le conflit entre la junte militaire et les forces de résistance populaires du Myanmar (regroupées sous la bannière des People’s Defense Forces, PDF, dans les principales villes du pays) se rapproche des zones industrielles, on ne tarde pas à voir s’ériger des postes de contrôle militaires tout le long des principaux axes routiers.

« Aujourd’hui, les PDF ont lancé une offensive contre les militaires, ce qui signifie que les postes de contrôle se multiplieront », explique-t-il à Equal Times. Cette situation a un impact considérable sur la sécurité personnelle, en particulier pour les nombreux travailleurs qui utilisent des motos personnelles ou familiales pour éviter d’avoir à emprunter les réseaux de transport public formels et informels, dont la fiabilité n’est pas toujours optimale. « Comme ma moto m’avait déjà été confisquée auparavant, j’ai dû leur payer 10.000 kyats (environ 5,60 USD, soit trois fois le salaire journalier moyen) », confie-t-il. Des cas d’agressions sexuelles et d’arrestations aux points de contrôle ont également été signalés. Dans les zones industrielles situées aux abords de Yangon, la principale ville et le plus grand pôle industriel du Myanmar, tel est le lot quotidien des travailleurs qui doivent gagner leur vie.

Cela fait près d’un an que les forces militaires du Myanmar (qui répondent au nom officiel de « Tatmadaw ») ont arrêté des députés du parlement national, ainsi que la conseillère d’État Aung San Suu Kyi, avant de renverser le gouvernement civil démocratiquement élu de la Ligue nationale pour la démocratie (NLD), le 1er février 2021. Les militants syndicaux ont été parmi les premiers à organiser des manifestations à grande échelle contre le coup d’État, ainsi qu’une grève générale le 22 février, qui ont contribué à la mise en place d’un mouvement de désobéissance civile (CDM) non violent à l’échelle nationale pour soutenir le gouvernement d’unité nationale (NUG) en exil, et marquer leur opposition à la junte militaire. La réponse de la Tatmadaw a été impitoyable.

À l’heure de publier ces lignes, plus de 1.400 personnes avaient été tuées, et plus de 11.500 arrêtées. Le 7 septembre, le NUG a déclaré une « guerre défensive du peuple » contre le régime militaire ; les affrontements qui ont suivi ont été parmi les pires de ces dernières décennies.

Dans un tel contexte, le militantisme des syndicalistes se paie au prix fort. Outre le fait que le gouvernement a déclaré illégale la Myanmar Labour Alliance (alliance de 16 syndicats mise sur pied en réaction au coup d’État), les travailleurs d’usine – environ 10 % des travailleurs au Myanmar sont employés dans l’industrie manufacturière, un secteur d’une importance économique capitale – se voient acculés de toutes parts : menaces de violence militaire, assassinats ciblés de militants, répression antisyndicale de la part de propriétaires d’usines proches de la junte, suppressions massives d’emplois liées à la pandémie de Covid-19 et aggravées par le coup d’État, hausse des prix des produits de base parallèlement à une forte baisse du cours du kyat, outre la baisse de la valeur des salaires déjà faibles, qui oscillent actuellement entre le minimum quotidien de 4.800 kyats (environ 2,70 USD) et moins de 3.600 kyats (environ 2 USD). Pendant ce temps, des propriétaires d’usines sans scrupules tirent profit d’une main-d’œuvre réduite à la dernière extrémité.

Des avancées historiques perdues et des syndicalistes traqués

Dans la foulée du coup d’État, les syndicats de divers secteurs ont organisé leurs membres et les travailleurs non syndiqués pour qu’ils descendent dans la rue et participent aux manifestations contre la junte. Les travailleurs étaient également encouragés à manifester leur opposition au régime militaire en participant à des grèves, des arrêts de travail et des débrayages. Cependant, au fil des semaines et des mois, le salaire quotidien est devenu une planche de salut que la plupart des travailleurs ne pouvaient se permettre de perdre. Rien qu’au cours des six premiers mois de 2021, quelque 250.000 travailleurs ont perdu leur emploi dans le secteur de l’habillement, du textile et de la chaussure, les premiers visés étant ceux qui ont pris part au mouvement de désobéissance civile (CDM).

Selon Thurein Aung, qui travaille toujours et a jusqu’à présent réussi à éviter l’arrestation, depuis le début du coup d’État, les 11 syndicats d’usine de Yangon, qui comptaient autrefois 1.300 membres, n’en comptent plus que quatre. La plupart de ses dirigeants sont en fuite. « Une partie d’entre eux ont fui vers leurs villages ou d’autres zones sûres en raison de leur engagement dans la lutte [de résistance] », a-t-il confié.

Khaing Zar Aung, trésorière de la Confédération des syndicats du Myanmar (CTUM), la plus grande fédération syndicale du pays) et présidente de la Fédération des travailleurs de l’industrie du Myanmar (Industrial Workers Federation of Myanmar ou IWFM), confirme que de nombreux dirigeants syndicaux sont « traqués » par la Tatmadaw.

« [Les patrons d’usine] ont transmis les noms et adresses des dirigeants syndicaux et des membres actifs à la police et à l’armée », a-t-elle indiqué dans un entretien avec Equal Times. Ceux qui sont identifiés peuvent être harcelés, arrêtés ou pire encore.

Pour les vétérans du mouvement syndical du Myanmar, de telles tactiques sont un triste rappel des décennies passées sous un régime militaire brutal. Après 50 années d’interdiction des syndicats et des organisations de travailleurs, les dix années de régime démocratique entre 2011 et 2021 ont vu s’accomplir des avancées significatives, mais néanmoins modestes en matière de droits du travail dans le pays. Ainsi, les réformes menées par le premier gouvernement civil de l’après-dictature ont rendu les syndicats légaux en 2011 et ont conduit à la création, en 2015, d’un forum national de discussion sur les relations de travail. Suite à la mise en œuvre de droits du travail formellement reconnus, les investisseurs étrangers ont commencé à se bousculer au portillon, aguichés par la promesse d’un marché jusqu’ici inexploité.

Si des tentatives ont été faites au cours des dix dernières années pour assurer la protection contre le travail des enfants, le travail forcé et la discrimination fondée sur le sexe, le pays n’en est encore qu’au tout début du processus d’élaboration de politiques modernes et efficaces. En l’absence de fondements solides, ces nouvelles tentatives de protections conciliantes de la part du gouvernement du NLD reposaient déjà sur des bases précaires même avant le coup d’État du 1er février.

Un appel aux sanctions face à la menace croissante de violences

Alors que des dirigeants syndicaux comme Khaing Zar Aung voyaient ces protections fondamentales, mais chèrement acquises, leur échapper, une prise de position ferme prenait forme. Dans un contexte marqué par la stigmatisation endémique de la libre association et les menaces associées, ainsi que par un taux de pénétration syndicale généralement faible (les travailleurs syndiqués représentent moins de 1 % de la main-d’œuvre), l’appel à des sanctions économiques globales contre le gouvernement de la junte lancé par la Myanmar Labor Alliance a constitué une tentative audacieuse de rétablir les droits des travailleurs dans le pays.

Le secteur de l’habillement est d’une importance vitale pour l’économie du Myanmar. Avant la pandémie de Covid, celui-ci fournissait des marques internationales telles que H&M, Zara et Primark et employait plus de 700.000 travailleurs à bas salaire, principalement des femmes, dont le travail représentait un tiers de toutes les exportations du Myanmar. Bien que peu de marques aient cessé leurs activités au Myanmar, les syndicats nationaux et internationaux maintiennent la pression : « Actuellement, il n’existe aucun droit à la liberté syndicale, aucun droit à la négociation collective, aucun droit des travailleurs et aucun droit humain au Myanmar », a déclaré Khaing Zar Aung.

« Sous la dictature, aucun syndicat démocratique n’est à même de survivre – il faut bien le comprendre. »

Alors que certains travailleurs d’usine ont été persécutés en raison de leurs activités syndicales, d’autres se sont retrouvés sans emploi du jour au lendemain, sans avertissement ni indemnisation, leurs patrons ayant mis la clé sous la porte et pris la fuite, refusant de verser des mois d’arriérés de salaire, et ce même avant le coup d’État. Selon un document d’information publié par l’Organisation internationale du travail (OIT) en juillet 2021 (une deuxième évaluation a été publiée le 24 janvier 2022), 1,2 million de travailleurs au Myanmar ont perdu leur emploi depuis la fin de l’année 2020, avec une réduction de 14 % du temps de travail au premier trimestre 2021. Le même document fait état de pertes plus importantes pour les femmes que pour les hommes. Il ressort en outre d’un rapport du Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires que depuis le début des restrictions liées à la Covid-19, environ un quart de la population a perdu son emploi, que 18 % des ménages n’ont aucune source de revenu, alors que deux tiers d’entre eux font état d’un revenu réduit. Toujours d’après ce rapport, en 2022, la moitié du pays vivra dans la pauvreté.

Selon Khaing Zar Aung, les travailleurs des usines qui restent ouvertes ont, quant à eux, vu disparaître sous leurs yeux les rares droits qu’ils avaient obtenus de haute lutte. Bien que le taux journalier minimum n’ait jamais constitué un salaire vital, la baisse de 60 % du cours du kyat depuis le mois de septembre a porté un coup cinglant aux travailleurs. Dans un tel contexte, exacerbé par la perte des indemnités pour heures supplémentaires, des primes, des avantages sociaux et de la sécurité de l’emploi au quotidien (la loi n’a pas changé mais, dans ce climat d’impunité, certains employeurs l’ignorent désormais), beaucoup se demandent désormais comment ils pourront continuer à nourrir leur famille. Selon la syndicaliste, les heures supplémentaires forcées et non rémunérées sont de plus en plus courantes, les travailleurs étant contraints de faire tout ce qu’ils peuvent pour conserver leur emploi.

Dans une usine où les membres de la CTUM sont encore autorisés à travailler, Mme Khaing Zar Aung révèle que les salariés ont été mis à pied pendant quatre mois avant d’être contraints de signer un accord couvrant seulement 100.000 kyats (environ 56 USD), soit deux mois de salaire minimum. Pendant ce temps, le propriétaire de l’usine aurait soudoyé des soldats de la junte pour intimider les 70 employés réfractaires.

« Ces travailleurs ont été informés que s’ils se mettaient en grève, ils seraient tués. »

Selon des sources indépendantes, six travailleurs auraient été abattus dans la zone industrielle de Hlaingtharyar, à Yangon, en mars, après que les propriétaires de l’usine, de nationalité chinoise, ont fait appel à l’armée à la suite d’un conflit social portant sur les salaires. Cinq hommes ont été tués après que des soldats ont ouvert le feu sur une foule de manifestants, et une dirigeante syndicale a été abattue par la police, tandis que 70 autres personnes ont été arrêtées.

Des récits comme ceux-ci ont semé la peur. Ma Tin Tin Wai, une travailleuse du secteur de l’habillement à Yangon, affirme qu’il ne reste qu’environ 50 % de travailleurs syndiqués dans son usine. Outre les manœuvres antisyndicales classiques, des travailleurs ont également été licenciés pour avoir pris des congés de maladie ou pour ne pas avoir atteint des objectifs de production toujours plus exigeants. « Les employeurs ont profité du coup pour se débarrasser des syndicats. Ils violent les droits des travailleurs, réduisent les salaires, forcent les travailleurs à travailler et enfreignent tous les accords de travail existants », explique-t-elle. « Pour les employeurs qui ont tenté de démanteler les syndicats par le passé, le coup d’État est l’occasion d’unir leurs forces à celles des militaires pour faire main basse sur les syndicats. »

Entre le marteau et l’enclume

Malgré les plaintes persistantes des travailleurs, les solutions pour remédier à la détérioration des conditions de travail présentent un tableau mitigé. Faisant suite à l’appel de la majorité des syndicats, le soutien d’IndustriALL aux sanctions économiques, fin août, a fait la Une des journaux. La fédération syndicale internationale a invoqué la position de la Myanmar Labor Alliance, associée à la prise de conscience historique que les travailleurs du Myanmar ne seraient jamais en mesure de négocier dans les usines alors qu’ils sont déclarés illégaux et qu’ils font l’objet de menaces violentes de la part de la Tatmadaw.

L’absence de liberté syndicale a également jeté de l’huile sur le feu au niveau international, avec de nombreux militants exigeant des enseignes multinationales qui continuent à s’approvisionner au Myanmar d’assumer leurs responsabilités en matière de diligence raisonnable. En décembre, le syndicat IWFM a décidé de se retirer de l’initiative ACT, dans le cadre de laquelle 20 enseignes, dont ASOS, C&A et H&M, se sont associées à IndustriALL pour promouvoir la négociation collective et un salaire vital dans l’ensemble de l’industrie de l’habillement, du textile et de la chaussure dans divers pays d’approvisionnement, et plus particulièrement au Myanmar, avec pour objectif d’élaborer des stratégies de résolution des conflits et des engagements en faveur de la liberté syndicale. Le retrait de l’IWFM a motivé la décision de l’ACT de mettre fin à ses activités au Myanmar le même mois.

Khaing Zar Aung explique que dans le cadre des conflits qu’elle a contribué à régler, les travailleurs se contentent souvent de moins que ce qu’ils demandent, du fait qu’ils ne disposent d’aucun moyen de pression. L’annonce faite par les syndicats le 2 février 2021, selon laquelle ils ne participeraient à aucun dialogue impliquant une représentation militaire, notamment celle de fonctionnaires du ministère du Travail, semble s’inscrire précisément dans cette optique. « Au Myanmar, nous n’avons pas recours au mécanisme de règlement des différends car il ne sert à rien », dit-elle. Les fonctionnaires du ministère du Travail ne travaillent pas de manière indépendante : « Ils reçoivent des pots-de-vin des usines. Comment donc pouvons-nous aider les travailleurs ? »

Entretemps, les travailleurs sont pris entre le marteau et l’enclume : soit ils choisissent de travailler dans des conditions de plus en plus dangereuses, pour des salaires dont la valeur ne cesse de diminuer, soit ils prennent le maquis aux côtés des militants du CDM, dont la plupart survivent grâce à des dons ou à des initiatives agricoles à petite échelle. « Il est vrai que les conditions de vie sont difficiles, alors que les salaires baissent et les prix des produits de base ne cessent d’augmenter. L’insécurité est telle que n’importe qui peut être arrêté à tout moment, même dans sa propre maison », confie Ma Tin Tin Wai. « En pareille circonstance, il n’y a pas de sécurité. »